Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Bernard Lahire, dans le labyrinthe de Pierre Bourdieu

Publié le 6 juillet 2010 par

Avec sa biographie sociologique de Kafka, Bernard Lahire approfondit sa démarche de plus de quinze ans : trouver du jeu chez l’individu là où il n’est censé réagir que sous la seule influence de son milieu social.

lahire.jpg Il y a un on ne sait quoi d’agaçant et de stimulant dans la démarche de Bernard Lahire. Lui qui ne se ménage pas dans son travail réclame en retour de la part de son lecteur, des ressources intellectuelles et une mobilisation de la tension particulièrement exigeantes. On peut très difficilement sauter des paragraphes dans ses livres épais, tant les arguments tiennent d’une trame très serrée, voulant répondre en toute circonstance à «  l’exigence de la preuve  » comme il le confie lui-même. Kafka, éléments pour une sociologie de la littérature procède du même style Lahire, reconnaissable entre tous et en même temps, toujours différent au fil des livres.

On ne se refait pas, il souhaitait produire un texte court, inspiré de Ontologie de Martin Heiddeger d’un certain P. Bourdieu (1975), il propose un monstre textuel de plus de 600 pages. Un zeste de provocation : là où P. Bourdieu, dans Les Règles de l’art, avait choisi Gustave Flaubert, un écrivain bourgeois (rentier, ne se laissant pas distraire par de quelconque tiraillement économique ou matérielle), figure d’ideal-type bourdieusien, jouant pleinement son rôle dans, par et pour le seul champ littéraire, Lahire se livre à une acrobatie de haut-vol avec un auteur réputé socialement mystérieux, de grande obscurité et à l’univers fantasmagorique difficilement interprétable. Une galère conceptuelle qui a été largement étrillée par les critiques littéraires. Ici, il tente une «  biographie sociologique  » de l’auteur insaisissable du Procès.

Qu’est ce à dire ? Le sociologue a cherché à rompre avec le compartimentage des disciplines, soit celle de l’expertise littéraire qui s’interdit, depuis le structuralisme, à traiter d’une œuvre avec son auteur, soit celle des sociologues qui eux se défendent de pénétrer dans le texte et cantonne l’écrivain au strict champ littéraire. Transdisciplinaire à l’occasion, expérimentant les outils de l’histoire, de l’anthropologie, de la psychanalyse, ou de différentes spécialisations sociologiques, la biographie proposée par B. Lahire articule de nombreuses dimensions de socialisation d’un créateur singulier.
Ce livre est à relier à d’autres ouvrages de B. Lahire, tels La Condition littéraire, mais aussi L’Homme pluriel. Du premier, on retient la socialisation caractéristique d’un écrivain de «  deuxième métier  », statut qui dévora Kafka en l’obligeant à consommer 80% de son temps à gagner sa vie comme juriste dans une compagnie d’assurances et influença ses choix d’écriture. Du second essai, on peut retenir l’identité de «  l’homme plié  », c’est-à-dire constituée de plusieurs identités concurrentes, contradictoires ou antagonistes dont Kafka constitue lui aussi le portrait en mouvement de socialisation selon les dispositions sociales ou historiques. Bref, Kafka n’est pas enfermé dans un système kafkaïen, il s’est défini de plusieurs manières.

Chapitre particulièrement éclairant (et réussi alors que l’ouvrage essuyé un vent de mauvaises critiques perplexes), intitulé «  Le désenchantement du pouvoir  » : on y voit un Kafka en grand écrivain des dominations qu’il su devenir, en même temps que fils écrasé par la figure paternelle, dont il ne su jamais se débarrasser. La littérature comme la sociologie n’émancipent de rien du tout, mais peuvent faire le récit des déterminations et des métamorphoses, conscientes ou non, d’un individu.

Un sociologue qui prend du champ

A quoi tient une série de dispositions de socialisation professionnelle chez un sociologue comme Bernard Lahire ? A un cheveu. «  Si P. Bourdieu avait accepté de présider ma soutenance de thèse, comme je l’avais sollicité, peut-être que j’aurai été embarqué pour toujours dans sa séduction attractive…  » confie t-il. La statue de Commandeur ayant décliné, le thésard a continué sur son sentier pas balisé. Persévéré. «  Tremblé, pas vraiment fier  » lorsqu’il se mit à écrire sa série de livres de dispute, de grand crédit mais aussi de demande de remboursement à Bourdieu.

«  Depuis Lyon, j’entretiens des rapports avec Paris, comme d’une certaine manière, Franz Kafka prenait ses distances avec Berlin en vivant à Prague  » s’amuse t-il. D’origine ouvrière et lyonnaise, B. Lahire a fait le choix de s’enraciner, à partir de 2000, en tant que professeur à l’ENS de Lyon. Moins par habitus de provincialisme patelin, mais «  par choix de travailler et de réfléchir loin de Paris  » voudrait-il convaincre, et fait-il comprendre, loin de ses coups de couteaux dans le dos et de ses querelles disqualifiantes en milieu universitaire, lui qui sait se défendre avec des charges rudes. Pas même Catherine Pégard, la conseillère de l’Elysée chargée des relations avec les intellectuels qui l’a invitée récemment, comme nombre de «  jeunes espoirs de la recherche française  », à déjeuner avec le Président de la république, n’est parvenue à le faire venir briller à la cour.

Lui qui se défend encore d’avoir des disciples, mot qu’il déteste, convient que les doctorants qui viennent à lui ont quand même lu ses livres et sont attirés par sa posture. Les thèses qu’il dirige et les thèmes abordés au sein de son laboratoire des socialités sont le reflet de sa démarche. «  Il est exact que nous aimons travailler des sujets qui a priori ne concernent pas la sociologie comme en ce moment l’anorexie, ou encore le rire.  »

Tout comme Michel Maffesoli, qu’il équarissa dans un texte rude pour avoir conduit avec complaisance la soutenance de thèse de l’astrologue Elisabeth Teissier à la Sorbonne, ou encore Edgar Morin, B. Lahire est une petite star au Brésil, où ses propositions sociologiques sur le «  patrimoine individuel de dispositions  » intéressent autant, si ce n’est plus que les thèses de P. Bourdieu. Bref, ce sociologue décentralisé et délocalisé sait prendre du champ.

La démarche de ce professeur de sociologie, (1963), s’inscrit dans une singularité sociologique. Depuis une quinzaine d’années, il est dans un œil du cyclone, celui de la remise en question, violente, critique, mais non excluante, et plutôt digne, des notions édictées par P. Bourdieu d’habitus et de champ.

Champ et habitus

Depuis les années 1970, l’habitus était devenu un concept systémique, forclos et indépassable de la sociologie : un individu a intériorisé son état social, et tous ses actes sont pour ainsi dire conditionnés à cette seule tutelle. On «  agit sans y penser  », car c’est l’habitus, ensemble de «  dispositions durables, génératrices de pratiques et de représentations  », produit de sa seule condition sociale d’origine, qui construit un individu.

Quant au champ, il figure une parcelle du monde social, régie par les «  lois de son milieu  » (règles de connivence, espace de domination et de conflits), où interagissent des individus en conquête de positions et de places et par rapport aux positions respectives des uns et des autres. Les champs littéraires, journalistiques, artistiques représentent ainsi des mondes de prédilection du bourdieusisme appliqué, dont les acteurs constituent des traceurs chimiques idéaux de la démonstration. Or cette «  impression de grande cohérence  » de l’habitus et du champ n’a jamais vraiment satisfait le jeune sociologue lyonnais qui faisait son apprentissage dans les années 1980 sous cette sociologie suffisamment dominante pour donner l’impression d’être la nouvelle académie des sciences sociales. «  C’est avec cette tradition sociologique là que j’ai appris à être critique, mais cette tradition doit être critiquée à son tour, surtout au moment où elle se pétrifie  » insiste t-il.

Pour B. Lahire, la remise en cause de ces concepts cardinaux «  s’est effectuée peu à peu dans un parfait empirisme  » parce qu’il «  a été dès le début, absolument récalcitrant à cette façon de concevoir la construction sociale d’un individu. Si l’on prend P. Bourdieu au sérieux, et non comme un grand prêtre, cela ne tient pas debout très longtemps. Pour prendre l’exemple récent de Kafka, si on l’astreint au seul champ littéraire, on rate la sociologie de cet écrivain qui a traversé bien d’autres champs et des héritages hétérogènes, notamment familial, professionnel des maisons d’assurance, ou religieux. Je ne crois pas du tout à la transférabilité de l’habitus dans d’autres contextes. Kafka n’a pas toujours été le même. Toute une série de dispositions l’a construit socialement.  ».

Une sociologie des dispositions

Ce dernier livre, Franz Kafka, constitue une œuvre nodale, «  un condensé de toutes les questions et les recherches que je me pose depuis une quinzaine d’années  ». Il débute par trois chapitres qui représentent une longue entrée en bouche du sujet tel qu’il ne souhaite pas l’aborder scientifiquement ainsi que des approches sociologiques qu’il néglige et celles qui pourraient s’avérer fécondes. Ce livre-là est double, qui aurait pu aussi s’intituler «  Lahire, éléments pour une biographie intellectuelle  ».

De quoi est constitué socialement un individu ? Qu’est ce qui le singularise et le détermine ? Est-il à jamais embourbé dans un seul habitus ? L’œuvre sociologique de B. Lahire ne s’est pas construite contre mais plutôt avec P. Bourdieu, comptant les dettes théoriques mais aussi la monnaie de singe des principes. Elle concerne trois thèmes d’études qui, avec le temps, ont trouvé leur convergence : à savoir, les disponibilités d’une socialisation à travers l’exemple de l’illettrisme et de l’échec scolaire ; la possibilité d’une «  sociologie psychologique  » en étudiant les pratiques et préférences culturelles des individus, ou encore la condition sociale des écrivains à même d’éclairer leurs pulsions expressives ; et enfin, les façons dont sa sociologie empirique peut évoluer, se confronter et débattre avec d’autres disciplines, notamment la psychanalyse.
«  Je pense qu’il faut savoir aller vers les autres disciplines de l’intérieur de sa discipline, c’est-à-dire sans perdre de vue, ni noyer la sociologie  », estime-t-il.

«  Mon premier livre, Culture écrite et inégalités scolaires, sociologie de l’échec scolaire (Presses Universitaires de Lyon, 1993) est adapté de ma thèse d’un millier de pages qui, d’entrée de jeu, m’a écarté de la notion d’habitus, raconte le chercheur. Dans cette enquête de terrain, j’ai surtout constaté l’idée d’une pluralité de compétences ou de dispositions constituées au sein de chaque acteur. En étudiant des univers familiaux populaires, j’ai pris conscience de l’hétérogénéité et des contradictions des principes de socialisation auxquels peuvent être soumis les enfants. A cela, s’ajoutent pour eux les principes de socialisation scolaire. Cela ne signifie pas qu’on échappe totalement à son habitus d’origine, l’individu incorpore les expériences socialisatrices de sa famille, mais elles ne sont pas les seules et ne sont pas transférables à d’autres situations. A partir de ma thèse, s’est dessinée une réflexion sur un acteur pluriel, ainsi qu’une sociologie que l’on pourrait appeler de la pluralité dispositionnelle et contextualiste.  » Autrement dit, le déterminisme sociologique ne se réduit pas au déterminisme massif par la classe sociale. Qui plus est dans le contexte des sociétés beaucoup moins caractérisées, plus diluées dans les années 2000 qu’elles ne l’étaient dans les années 1970.

Théorie de l’homme chiffonné

L’enfant pluriel des petites classes est devenu rapidement L’Homme Pluriel (Nathan, 1998), désormais un classique sociologique. «  Il s’agit d’un individu qui n’a pas toujours vécu à l’intérieur d’un seul univers socialisateur. Il a fréquenté des matrices de socialisation différentes –et les a parfois vécues dans une très forte contradiction. L’homme pluriel porte en lui diverses possibilités de dispositions, des expériences variées, plus ou moins abouties, et pas toujours compatibles les unes les autres« , défend B. Lahire.

Dans La culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi (La Découverte, 2004) qui répond âprement à La Distinction (1979), B. Lahire a fait la démonstration que l’on peut repérer chez tout individu, au cours de son existence, et selon des conditions sociales et historiques plurielles, «  des petits déplacements, des écarts dont le nombre est fréquent et conduisent à des changements importants  ».

Pas de liberté, mais une issue

Déjà L’Homme pluriel avait débouché sur une métaphore, celle de l’homme plié ou chiffonné. «  On ne peut pas prédire aussi facilement un comportement humain qu’un événement physique ou les effets de la chimie, aime-t-il comparer. Chaque être social singulier ressemble à une feuille pliée ou froissée. La feuille blanche est le symbole du monde social d’un individu ; la feuille froissée ou pliée peut donner une image de ce que représente les dispositions des structures. Les comportements, perceptions et pensées des êtres sociaux s’expliquent de part en part par les liens sociaux passés et présents qui les ont constitués. Le social est à chercher dans les pliures d’un individu. Même constitués socialement, nous sommes tous relativement singuliers. » On pourrait prendre cela pour une théorie de la liberté individuelle dans le jeu social, mais le regard de Bernard Lahire est «  malheureusement plus sombre  ».

«  Plutôt que de liberté, je préfère parler «  d’issue  », comme on parle d’une issue trouvée dans un labyrinthe, comme Kafka a pu en trouver une avec l’écriture pour s’auto-analyser et se libérer, sans y parvenir, de la relation paternelle, à la fois admirative et conflictuelle.  »
B. Lahire est même au fond plus bourdieusien que P. Bourdieu en ce sens qu’il ne croit pas vraiment à la liberté d’un individu, mais seulement au «  jeu  ».

L’une des notions les plus mal comprises de B. Lahire est ce qu’il appelle «  la sociologie psychologique  ». «  J’ai eu le tort de l’énoncer de cette façon dans mon livre, L’Homme pluriel, ce qui a souvent été reçu comme de la stricte psychologie sociale. Faute de mieux, je le nomme d’une autre manière désormais, pas très sexy mais plus précise : une sociologie à l’échelle individuelle, ou encore à l’état plié. La sociologie psychologique essaie de saisir le social sous la forme individualisée. Ce que j’ai fait de manière qualitative par exemple, avec Kafka, en suivant cet acteur sur des scènes et des contextes différents, qui pouvaient éclairer ses pulsions expressives et son oeuvre. Ou bien en étudiant quantitativement les pratiques culturelles dissonnantes des individus, c’est-à-dire combinant et classant pour eux diverses cultures. » Le «  soi  » vu par un sociologue comme B. Lahire n’est pas un noyau cohérent et identique selon les contextes.

Déterministe alors ? Autant que peut le révéler les sciences sociales. Il y a un gai savoir chez B. Lahire, mais aussi une haute opinion presque méritocratique de la sociologie. Souvent inspiré par le philosophe Ludwig Wittgenstein qui recommandait la valeur de l’exemple pour faire de la bonne philosophie, il croit dur comme fer à l’utilité de socialisation de sa discipline. Avec humour, dans L’Esprit sociologique (2005), un «  anti-manuel  », il se considère comme «  un coach en sociologie  », apportant une «  multitude de petits redressements correctifs  ». Il a même recommandé son apprentissage dès les écoles primaires. «  Je crois aux vertus de la sociologie en ce sens qu’elle peut nous éclairer sur notre condition et ce que j’appelle notre patrimoine individuel de dispositions », avance t-il. Pour apprendre aux enfants à trouver des issues à leur labyrinthique socialisation. Pour échapper au Minotaure Bourdieu ?

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