Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Califat #Dâr al Islâm #Stop-Djihadisme

ISIS, puissance rhétorique du Califat

Publié le 22 février 2015 par

Le Califat dans sa nouvelle édition de sa revue en ligne, Dâr al Islâm, retourne à son profit la campagne de prévention du gouvernement français, Stop-Djihadisme.

salazar-3.jpg Cedant arma togae. C’est la formule de bien des illusions pacifistes: que les armes cèdent la place à la parole. Mais c’est une illusion d’optique. Les armes aiment les paroles. Elles font des paroles des armes neuves. Je voudrais ici tenter d’expliquer brièvement comment fonctionne l’usage très éloquent que fait le Califat/ISIS de ses moyens rhétoriques.

Depuis les tueries publiques des derniers mois (égorgements de journalistes et d’imprudents, persécution des minorités réfractaires au mahométanisme pur et dur, attentats en Europe), le public occidental, qui était généralement ignorant que ces actions de guerre se déroulaient quotidiennement dans les wilayets contrôlés par le Califat[[Alain Rodier, http://www.cf2r.org/fr/notes-actualite/califat-islamique-extension-a-international.php]], a pu constater que des mots accompagnent ces actions militaires sur le terrain et les tueries par ses francs-tireurs à l’étranger.

Après l’attaque contre Charlie-Hebdo, les services anti-terroristes français ont pris conscience du pouvoir rhétorique, persuasif, du Califat, et tenté de répliquer par une vidéo. Le Califat a répliqué à son tour par une nouvelle édition de sa revue en ligne, en français, Dâr al Islâm, qui, dans le style (les couleurs par exemple) retourne la vidéo, comme on retourne un agent, l’annexe à sa propre propagande, et en fin de compte la met à son service. Les services français ont travaillé sur un modèle de communication défectueux (voir mon analyse ici même) et non pas sur un modèle rhétorique efficace. Ils ont été naïfs.

L’Islam, qu’il soit celui du Califat ou non, est puissamment rhétorique.

Et ce, pour deux raisons.

daral.jpg D’une part il faut saisir l’importance rhétorique de la proclamation de la foi musulmane («  chahada  »). Celle-ci est à la fois exemplaire (pour ses fidèles) et spéciale (par rapport aux autres fois). L’Islam est une religion à laquelle on adhère en affirmant (ou en entendant à la naissance) une formule simple et fulgurante, que la langue française rend trop cornélienne de ton : «  j’atteste qu’il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah et j’atteste que Mahomet est son prophète) – entrer en Chrétienté, par contre, demande une préparation, le catéchisme, le dialogue avec le prêtre, le baptême, bref une série parfois longue d’actes délibérés et soumis à examen. Entrer en Islam est un acte de parole fort et fulgurant. Il faut préciser, car nous ne le percevons pas, que «  coran  » signifie «  récitation  » : il est dans la nature du modèle rhétorique musulman d’être verbal, oratoire, proclamateur. Les harangues des miliciens du Califat, avant les égorgements, appartiennent à cet idéal oratoire. Et ce sont des modèles du genre.

Mais c’est la simplicité fulgurante de la profession de foi musulmane (accompagnée d’une ablution) qui structure la parole d’action islamique ou islamiste. Elle forme la base de toute action qui, à son tour, atteste de l’unicité du dieu musulman et de la véracité de la parole prophétique transcrite dans le Coran. Il n’y a rien à rajouter à elle quand, tels les miliciens ou les partisans du Califat, on égorge idolâtres et apostats. Il n’y a plus rien à dire, sauf à crier «  Dieu est grand  », qui est le résumé, concentré, de la formule initiale, elle-même déjà laconique. Il faut consulter sur LiveLeak les massacres quotidiens dans les villes occupées, où des foules assistent, tout en faisant leurs emplettes ou au milieu de banals embouteillages, à des lynchages, ponctués simplement, mécaniquement, de «  Allah Akhbar  » pour voir et entendre la force percutante, et habituelle, de ces deux mots. Ces supplices sont «  naturels  » : ils sont la preuve et l’illustration que la profession de foi fonctionne par l’exécution de la victime, de même qu’un terroriste qui se fait exploser (à ce propos, les médias entretiennent par négligence une confusion sur le mot «  martyr  » : un martyr d’Islam périt en commettant un acte de violence, un martyr de Chrétienté, et c’est notre sens habituel, ne commet aucune violence mais la subit sans broncher).

Or, du point de vue de notre réception de ces événements, nous sommes cadrés mentalement par une modélisation parole/action radicalement différente. Nous sommes habitués aux déclarations d’intention soutenues, à la puissance oratoire développée des paroles d’action, à des formes longues de la proclamation, bref à des discours à n’en plus finir, au jeu réversible du cedant arma togae : nous parlons toujours, effets de manche avec, avant d’agir, ou de penser à agir. Nous croyons au pouvoir des grands discours vides. Les toges s’agitent interminablement avant de laisser la place aux uniformes, et souvent restent à côté en duo sur nos écrans (le pire étant les généraux qui se transforment en communicants). Notre ADN rhétorique veut de la harangue, avant et après. Lors des attentats la harangue d’après (car, ipso facto, point de harangue avant) prend toutes sortes de formes, depuis la conférence de presse de la police, jusqu’aux commentaires des hommes politiques et au phénomène de masse des cortèges à slogan. Nous avons une passion irrépressible pour «  s’exprimer  ».

Donc il n’est pas surprenant que ceux qui se moquent (il suffit de lire certains forums) du «  Allah Akhbar  » compulsif des miliciens et partisans, comme signe d’idiotie gutturale ou d’analphabétisme politique, parce que c’est court, c’est répétitif, c’est mécanique, et ça n’en dit pas long, ne comprennent pas que justement la formule se suffit à elle-même puisqu’elle réaffirme la très courte affirmation de foi initiale, qui installe le Coran au centre du monde, et de la guerre. Tant que, dans la lutte qu’on nous dit mener contre la «  radicalisation islamiste  » (je laisse à un autre billet d’examiner la faiblesse perverse de ce sophisme), nous n’aurons pas compris que les «  valeurs de la République  » n’ont plus la force proclamatrice et catégorique des formules de la foi mahométane, nous serons en déficit d’armes de paroles.

Sauf à revenir aux sources rhétoriques justement de la République en armes : mais qui peut croire encore et oser mettre en action les mots d’ordre de Saint-Just, «  Pas de liberté pour les ennemis de la liberté  », ou de Robespierre, «  S’ils invoquent le ciel, c’est pour usurper la terre  ». Désormais, personne. Mais il reste qu’on ne combat un modèle rhétorique qu’en comprenant comment fonctionne le modèle à détruire.

Un recours aux arabesques oratoires

D’autre part la puissance fulgurante de la brève profession de foi s’allie à la puissance cultivée de la grandiloquence politique et militante.

Il est notable que l’art oratoire arabo-islamique se distingue, parmi les différentes écologies de la parole (indo-européenne, chinoise, amérindienne, bouddhiste, par exemple) par son style «  fleuri  », abondant en allégories, en enjolivures, en formules qui nous paraissent exagérées, en répétitions et circonvolutions, à l’imitation des arabesques en mosaïque – bref en un stock illustratif oratoire qui verse dans l’excès. Même si le Coran affirme de soi-même qu’il est dicté en «  langue arabe facile à entendre  » (sourate XXVI, 195) il n’en demeure pas moins que la rhétorique arabo-islamique porte la marque des allégories morales, les titres de sourates (L’Abeille, L’Araignée) du texte fondateur, et que le style coranique met sous perfusion toute l’écologie de la parole qui s’en nourrit.

Par exemple Khomeini, dans son «  Discours d’adieu et testament  » (1983), nomme le recueil des harangues militaires et discours exhortatifs d’Ali (le «  Nahj al balagha  »), fondateur du shiisme, comme «  le plus grand des livres après le Coran, soit «  la voie de l’éloquence  ». L’art oratoire arabo-islamique nous semble tarabiscoté, grandiloquent, pompeux : «  Le sang des martyrs, les larmes des pieux et l’encre des sages n’ont pas coulé en vain, le Califat a été restauré par un petit groupe de croyants et la bannière a été maintenue bien haute malgré les épreuves, les tempêtes, les trahisons  »[[Dar Al-Islâm, 1, p. 2.]]. Il s’agit d’un style poétique, tout simplement, banni de la rhétorique européenne depuis le XIXe siècle comme sentant le prêche et la province (à l’époque du Réalisme, Flaubert le tourne en dérision).

Or l’intégration de cette grandiloquence au modèle que j’ai écrit plus haut provient d’une double caractéristique rhétorique qui, de nouveau, nous échappe et qui, si on en prend mesure, nous fait mieux comprendre comment fonctionne la propagande du Califat/ISIS/ Djihad et pourquoi elle fonctionne ainsi.

Envols lyriques et martèlement analogique

D’une part, dès le IXe siècle, la philosophie en terre d’Islam a intégré rhétorique et poétique dans la Logique aristotélicienne dont elle lisait certains textes (et à ses risques et périls). Autrement dit une image forte, une répétition martelée, un envol lyrique valent comme preuve logique – en un départ radical de la rationalité grecque dont nous sommes les légataires. La raison théologique de cette manipulation est la présence massive de «  poésie  » dans le Coran qui est, rappelons-le, un livre dicté par un ange divin, mais aussi un livre de droit. Il fallait justifier que Dieu parlât rhétoriquement et poétiquement d’affaires divines. Expulser rhétorique et poétique du vivre ensemble et du parler ensemble musulman, c’eût été aussi récuser le style du Coran, et commettre une hérésie. Il fallait donc injecter rhétorique et poétique dans les schémas mentaux logiques. Donc ce qui nous semble fleuri, exagéré, poétique, grandiloquent, ne l’est pas aux yeux de ceux qui parlent comme ça, et certainement pas de ceux qui propagent l’appel au Djihad et à la soumission au Califat. Contre ce style-là nous sommes démunis : notre langage politique est pauvre, banal et déficitaire, il a perdu la force des convictions.

Mais, d’autre part, il y a plus dans le modèle en question. Ce plus est une chose qui de nouveau nous échappe. Il s’agit de la force, en Islam, du raisonnement analogique. Une analogie est une technique poétique bien sûr, mais surtout rhétorique dans tout discours politique : rare est l’argument politique qui ne l’utilise pas. La réplique est souvent simple : «  D’accord c’est une analogie, ça aide un peu, mais maintenant parlons sérieusement etc.  ». Dans la tradition d’Islam l’analogie est une affaire sérieuse, une affaire de droit, fiqh. A partir du Coran et des hadiths (traditions de la vie de Mahomet), très souvent imagés puisqu’il s’agit de faits matériels et gestes concrets (exemple, à propos d’une souris tombée dans du beurre, il déclare : «  Jetez-la avec tout ce qui l’entoure et mangez votre beurre  »)[[In Rissâlatun fî ma’na-l-qiyâss d’Ibn Taymiyya (VIIIe siècle) (Editions Al-Bouraq, Beyrouth, 1996).]] il s’agit, par analogie avec l’historiette, de décider d’une règle, par fatwa (ici, par exemple : sur la nature des produits liquides ou solides qui se trouvent souillés). Il en va de même des égorgements ou du supplice par le feu.

Quand les médias, certains politiciens occidentaux, ou des musulmans vivant hors Islam, dissertent sur la «  lecture littérale  » que les djihadistes font du Coran, pour avancer l’argument qu’il y aurait une bonne et une mauvaise lecture du texte, ils manquent la pièce essentielle : l’analogie. La lecture doit être littérale pour devoir devenir analogique, c’est à dire s’appliquer à une situation concrète (la souris dans la jatte de beurre). Et cette application est nécessaire. Ceux qui réfutent la «  lecture littérale  » des djihadistes, devraient nous fournir leur interprétation analogique des sourates, et nous dire comment au vu de la tradition les miliciens du Califat peuvent justifier leur interprétation pour égorger, brûler, lapider, crucifier, et simplement faire la guerre au monde, et en quoi elle diffère par exemple de celle qui fait qu’en Arabie Saoudite, un pays allié, on puisse flageller, décapiter, trancher des membres.

C’est là le problème crucial d’une rhétorique par analogie quand l’argument analogique ne démarre pas sur une base arbitraire ou volage (style homme politique, «  c’est comme dans  ») mais sur un texte à la fois sacré et juridique. Les foule qui badaudent pendant qu’on crucifie ne sont pas inertes ou cruelles : elles savent que le supplice est le résultat d’un jugement qui est lui-même est une application analogique du Coran et des hadiths. Rien d’extraordinaire à cela.

La marque ISIS

Une autre critique qu’on adresse souvent à l’agence de propagande du Califat, le Centre médiatique Al-Hayat, concerne ses montages vidéo qui sont, comme on nous le dit avec suffisance, répétitifs, reprenant des schémas précédents, recyclant des mêmes images, bref usant d’un stock de matériel prêt à l’emploi. Cette critique est absurde et auto-destructrice. Sur les forums, elle émane généralement d’agités du bocal Internet qui sont toujours à guetter du nouveau, de l’exclusif, du jamais vu, et se précipitent pour dire que telle image a déjà été utilisée etc. Mais certainement. La force d’un système rhétorique n’est pas d’innover à tout crin mais de recycler du matériel qui fonctionne dès que son efficacité est prouvée. En rhétorique on appelle cela des «  lieux communs  » c’est-à-dire un stock d’arguments et d’images en quoi se reconnaissent les publics cibles : un territoire argumentatif commun, un espace commun dont on partage les signes de reconnaissance. Si on veut parler le langage des publicitaires, on dira que le Califat a remarquablement réussi à créer une «  marque  », à fidéliser son public, à créer des produits reconnaissables, et à assurer clients et compétiteurs que c’est là de la belle qualité. Je doute que la contre-propagande «  des démocraties  » puisse de si tôt lui arriver à la cheville. Elle s’est déjà tranché le pied.

Repenser les termes de l’engagement rhétorique

Que faire? Commencer par respecter comment parle et argumente l’ennemi. Car si les Etats-Unis, et des suiveurs, entament une nouvelle expédition au Moyen-Orient, il faudra ajouter à la contre-propagande actuelle, qui est dérisoire et fausse pour les raisons que j’ai esquissées, une autre propagande, visant à rallier les population qui vont être martyrisées – la chose a été tentée deux fois, en Irak et en Afghanistan et ce fut un échec cuisant. Il faudra aussi se poser cette question : la même propagande est-elle possible contre ceux qui se battent sur le terrain, et en direction des populations du théâtre des opérations, et contre ceux qui, en francs-tireurs (les fameux «  radicalisés  » sur quoi je m’expliquerai bientôt), frappent à Paris, Lyon, Marseille, Nantes, Nice, Bruxelles, Copenhague, Londres, et bientôt Munich ou Rome, et leur environnement. Certainement pas. Mais comment faire ?

Nouvelle guerre ou non, il va bien falloir repenser les termes rhétoriques de cet engagement.

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