Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#bio-pouvoir #Care #Le Rhéteur cosmopolite #Michel Foucault #Vilfredo Pareto

Le message de Noël

Publié le 24 décembre 2010 par

(Source Klincksieck)
(Source Klincksieck)
A l’aéroport, je retrouve les naufragés de la veille, une dame podagre en chaise roulante, une marie-chantal avec ses deux raquettes de tennis, une businesswoman qui se plaint du «  manque total de  procédures  ». Je rentre chez moi. Je passerai Noël sur un transat, au lieu de m’ensevelir sous les frimas. J’ouvre un rouge champagnisé, du syrah australien, et je me prends à réfléchir aux scènes paniques, à Heathrow et Roissy, et au message de Noël. Aux voyageurs nantis soudain réduits à camper et à la pauvre mangeoire de Bethléem bientôt entourée des Rois Mages. Je regarde l’avalanche télé de nouvelles sur les bébés adoptés, les vieillards secourus et les restaurants du cœur. Mais c’est la plainte, autoritaire, de la businesswoman, «  manque total de procédures  » qui provoque un déclic. Et soudain je comprends la rhétorique de Noël.

Noël s’accompagne, c’est clair, d’une rhétorique générale des «  bons sentiments  » et d’une exaltation de la «  bonne vie  ». Noël fait parader les santons du biopolitics, comme disent les Américains férus de Michel Foucault – dont l’originel «  bio-pouvoir  » n’a jamais pris en France, à cause, je suppose, d’une confusion avec les céréales bio. L’amphibologie fit au maître un croc en jambe. Noël c’est du bio-pouvoir.

Je cite, pour revenir à la source et au moment où ce divin enfant-là est né :

«  Cette année, je voudrais commencer l’étude de quelque chose que j’avais appelé comme ça, un petit peu en l’air, le bio-pouvoir, c’est-à-dire cette série de phénomènes qui me paraît assez importante, à savoir l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale de pouvoir, autrement dit comment la société, les sociétés occidentales modernes, à partir du XVIIIe siècle, ont repris en compte le fait biologique fondamental que l’être humain constitue une espèce humaine  »[[Cours du Collège de France, 11 janvier 1978, «  Sécurité, territoire, population  », on m’a passé une édition libre. Pour ceux qui se plient au bio-pouvoir successoral que moque le maître, il existe une édition payante (2004). Foucault ici cite son cours de 1975-1976.]].

Cela est dit un peu par dessus la jambe mais, après tout, il suffit de relire les Vies des philosophes antiques de Diogène Laërce pour voir que le philosophe dans la cité et dans la vie ça parle souvent comme ça ; il dit à Alexandre «  tu me fais de l’ombre !  », il dit à un ado «  si tu as faim tu te frottes le ventre, et si tu te frottes …  », et pis encore. Les cyniques, les sceptiques et autres cyrénaïques pratiquaient la dérision du bio-pouvoir en exhibant, vulgairement, leur bios à eux comme des contre-exemples de la vraie vie et contre le vulgus du pouvoir. Ils l’exprimaient «  comme ça, un petit peu en l’air  » mais, en rhétorique, il s’agit de la méthode d’ironie, bien sûr : ils voulaient provoquer un arrêt réflexif – qu’Alexandre s’arrête et considère que son délire du pouvoir fait de l’ombre au monde, que le gamin cesse de se fabriquer pour réfléchir au geste de la procréation.

Cette semaine, dans l’attente de la naissance du Messie, la naissance par excellence, je vois proliférer des actes de bio-pouvoir : les bons sentiments abondent et le pouvoir, dans tous ses états, rivalise avec l’Église pour en rajouter sur le message de la Nativité. Le bio-pouvoir rédempteur s’occupe de nous. Après la salvation par les manif’ et les grèves, voici le temps du divin enfant et des manip’ de bio-pouvoir. Or ces stratégies de pouvoir mettent en rapport le corps, «  la vie  », sous ses formes élémentaires (le froid et la faim, la faiblesse et la solitude) avec la politique.

Pour comprendre comment ça marche, il suffit d’ouvrir un ouvrage exquis, le Traité de sociologie générale du marquis Pareto[[Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Paris et Genève, Droz, 1968.]]. Ce livre est en réalité une rhétorique générale des relations et des perceptions de pouvoir entre citoyens, et entre l’État et les citoyens[[Mon «  Ut Rhetorica Sociologia: essai sur une naissance des sciences sociales  », Cahiers de l’Imaginaire, 4, 1989, 25-36.]]. Le texte peut rebuter (1818 pages, papier bible, 2611 notes, avec du latin, du grec et du tagalog). Mais il rebute comme entrer dans la forêt d’Amazonie ou le district chaud de Hong-Kong peut inquiéter ou intimider. Une fois qu’on y est, c’est une foire aux merveilles, une jungle de choses savoureuses, on y jouit comme une Moscovite au GUM, ou un Italien dans une boutique de chaussures.

La prolifération d’événements bio-politiques fortement médiatisés – adoption d’enfants pauvres, respect des minorités méprisées, care des vieilles gens seules, apitoiement spectaculaire sur les «  réfugiés de la route  » et voyageurs aériens en rade – au moment de cet autre événement bio-théologique qu’est la naissance du dieu incarné, met en lumière trois procédures :

  • d’abord, qu’il existe une constante de demande pour une mise en scène de représentations lénifiantes et feel good de la vie ;
  • ensuite, que le pouvoir du politique s’exerce sur cette constante ;
  • enfin, que cet exercice de pouvoir n’est pas présenté comme étant ouvertement systématique (le «  manque total de procédures  » qui m’avait mis la puce à l’oreille) mais comme si, en autres termes, il ne correspondait pas à une politique mais à l’air du temps, à l’ambiance de «  bonne volonté  » idoine au temps de la Nativité, à un heureux concours de circonstances.

C’est cette combinaison d’une constante souterraine et d’une apparence de non-stratégie politique qui donne toute sa puissance aux manipulations politiques du temps de Noël.

Pareto appelle cette constante de demande sociale un «  résidu  » et il nomme toute manipulation publique qui la rend explicite une «  dérivation  ». Le résidu est ce qui, de nos instincts biologiques, se dépose dans nos comportements sociaux. La dérivation est ce qui, dans nos comportement sociaux, se voit dérivé en arguments logiques, et rhétoriques, bref de propagande politique ou médiatique. Les résidus sont constants (car les instincts biologiques le sont), mais les dérivations varient (car les systèmes de transformation logique, et rhétorique, varient de culture à culture et d’époque à époque).

Les résidus qui sont mis en exergue au temps de Noël sont la répugnance instinctive pour la souffrance d’autrui, la répugnance raisonnée pour les souffrances inutiles, la tendance à exposer sa vie, le partage de ses biens avec autrui, le besoin de l’approbation de la collectivité[[Pareto, §1142-1162.]]. Tous les bulletins télévisés passent en boucle l’histoire des enfants haïtiens adoptés, celle des gays et lesbiennes yankees désormais libres de dire leur «  fierté  » soldatesque, celle des milliers de passagers ou de conducteurs traités avec «  care  », celle au Québec d’une «  Chien Thérapie  » qui donne «  du bonheur  » aux vieillards des hospices ; et celle du comptage comparatif de l’argent dépensé en cadeaux. 

Ces résidus ne sont pas sujets à des formalisations logiques, des «  dérivations  », car il faudrait alors parler du fait que la majorité des pupilles de l’État sont laissés sur le carreau[[Bulletin de l’INED, 417, 2005 (statistiques toujours valables). Pour 2009 : www.agence-adoption.fr.]]; que les soldats gays vont donc pouvoir aller tuer du taliban ou jouer, fièrement, au garde chiourme ; que la privatisation des aéroports et les manip’ anonymes des fonds d’investissements font que nous sommes traités comme des marchandises; et qu’en dépit des millions généreusement dépensés en pleine récession pour des cadeaux «  personnels  », la moitié sont fâcheusement rendus ou revendus. Le bio-pouvoir consiste ici à nous vendre une fiction générale de catastrophe et de rédemption, de mal et de bien, de panique et de solidarité, sans que jamais la stratégie sous-jacente n’apparaisse dans ces «  procédures  ». Et cette stratégie est, justement, de faire que nous restions des enfants.

Loin de faire que nous nous arrêtions, et réfléchissions, l’avalanche des nouvelles de bonne volonté et de catastrophes qui mettent apparemment en lumière «  le meilleur de nous-mêmes  » (les résidus cités) nous empêche justement de percer cette rhétorique générale, et de refuser à être traités comme des enfants. C’est au demeurant l’arrêt réflexif que la contemplation de la crèche devrait provoquer chez les catholiques : que nous serions des enfants, en attente d’un mieux – sujet, à Noël 2009, de l’homélie sévère et tranchante prononcée par Benoît XVI sous les ors du baldaquin du Bernin mais sans aucune concession à la pacotille des marchands du temple et autres «  Mon beau sapin  » : «  Transeamus usque Bethleem, dit la Bible latine. Allons ! Dépassons-nous nous-mêmes !  »[[Benoît XVI, Homélie de Noël, http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/homilies/2009/documents/hf_ben-xvi_hom_20091224_christmas_fr.html]].  CQFD et Joyeux Noël.

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