Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Jared Loughner #Le Rhéteur cosmopolite #Tucson

Mots au gouvernement

Publié le 20 janvier 2011 par

Éloge de Jared Loughner, assassin au nom des mots. Ou : «  Qu’est-ce que gouverner si les mots n’ont pas de sens ?  »

(Source Klincksieck)
(Source Klincksieck)
«  Qu’est-ce que gouverner si les mots n’ont pas de sens ?  ». Question du bac’ de philo ? Non, question d’un jeune homme à une député. Cinq mois plus tard il entre dans le supermarché où elle fait sa propagande et il mitraille la foule. On n’a pas la réponse de la député mais le commentaire du futur assassin : «  Incroyable, ils n’ont pas voulu me donner une réponse  »[[En exclusif sur MoJo, le 10 janvier 2011. Il s’agit de l’attentat de Tucson (http://motherjones.com/politics/2011/01/jared-lee-loughner-friend-voicemail-phone-message). Il semble que l’assassin soit schizophrène.]].

Au même moment, durant la crise tunisienne, la deuxième chaîne d’État et son conduit international TV5 Monde, la très sotte, en quelques jours passent de mot en mot : d’abord «  une grogne  » (dit avec l’accent toulousain), au moment où Ben Ali que les transferts de devises des Tunisiens vivant en France ont contribué à maintenir au pouvoir[[5% du PIB et 20% de l’épargne nationale.]] – comme en 1945, on oublie vite que le peuple collabore avant, soudain, de se faire une vertu – , boucle sa malle; puis une «  révolution  » (là, à grands renforts d’émissions spéciales où une kyrielle de chefs «  historiques en exil  » se disputent déjà la dépouille du loup) ; mercredi 19 janvier le correspondant parle alors de «  pagaille  » (les manifestations reprennent, le gouvernement kerenskiste se décompose) ; et le lendemain cet inénarrable reporter compare le régime, qui a permis à des milliers de français d’aller se dorer au soleil sans aucun émoi éthique («  service parfait  » célébré par les voyagistes ; certes, par des esclaves terrorisés), à l’Union soviétique (ah bon ? Brejnev et Gorbatchev marchaient au fifty/fifty ?).

Lors de la même crise politique agitant l’ancien protectorat, la ministresse des affaires étrangères, qui est aussi «  populaire  » que M. Mitterrand, c’est dire la perspicacité populaire, propose «  le savoir-faire de la France  » pour «  régler les situations sécuritaires  ». M. Guaino ajoute, et empire en disant: «  Que vouliez-vous faire?Personne ne pouvait prévoir que les choses allaient aller aussi vite  »[[Sur RTL, le 17 janvier 2011 (http://www.lesechos.fr/economie-politique/politique/actu/0201079365816-la-mauvaise-passe-tunisienne-de-michele-alliot-marie.htm). La ministresse s’exprima le 11 janvier.]].

Bref, que veulent dire les mots quand on gouverne ? Je ne dis pas «  en politique  », ce qui est une autre affaire, mais quand on gouverne – en exigeant une réponse claire et nette tel le futur assassin de Tucson où les ventes d’armes ont depuis monté en flèche, ce qui est une manière d’y répondre : à défaut de savoir si les mots ont un sens quand on gouverne, autant prendre ses précautions.

Je m’explique sur la différence entre «  en politique «  et «  en gouvernement  »: «  en politique  » les mots ont un sens clairement instrumental. Ce sont des éléments de petites machines à persuader. Persuader de quoi ? Que vous devez me donner le pouvoir ou m’y maintenir. Instrumentales donc, ces machines dont les pièces sont les mots, les engrenages des idées (je parlerai une autre fois de ce qu’est une «  idée politique  »), et le lubrifiant la personnalité du politicien. Dans ces machines rhétoriques (puisqu’il y va d’un effet persuasif), il arrive que le lubrifiant est aussi l’essence (exemples: MM. Le Pen et Bayrou). Parfois ce sont les mots – exemple : M. Copé, à ne pas confondre avec son homophone, le poète qui aimait ces vers, ready made pour le meneur de parti face au président dont il voudrait ravir le siège :

À la croupe du mont tu sièges comme un roi;


Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie;


Je voudrais échanger ton être avec ma vie,


Et me dresser tranquille et sage comme toi
[[Victor de Laprade, Poème de l’arbre. Cité par François Coppée dans son Discours de réception à l’Académie française.]].

Rarement les «  idées  » (mais, sur ce sujet, une autre chronique, ai-je dit). Pour que des mots, en politique, aient l’effet persuasif désiré (prendre ou retenir le pouvoir, le surprendre même), on monte trois engrenages : un, les mots s’agencent pour parler de qui s’est accompli, ils s’enclenchent sur des faits, ils servent alors à incriminer, ou à prouver sa bonne foi. Deux, les mots fabriquent une projection, un scénario, un script ; ils ne se réfèrent plus à ce qui a été mais à ce qui sera, donc ce qu’on vous dit qui sera, une fiction. Trois, les mots sont chargés de ce capital immatériel que sont les «  valeurs  », ni pièces à conviction ni rêve d’un futur enchanté, mais appels à des croyances censément profondes.

La question du fou à la député porte, comme je l’ai dit, sur «  les mots de gouvernement  », pas les mots de politique. Jared Lee Loughner voulait savoir si, pour la député à la Chambre des Représentants, les mots représentent des idées reconnaissables et stables dans l’exercice du pouvoir. Dans «  meaning  », en anglais («  sens  »), il y a «  mean  » qui veut dire à la fois le «  moyen  » et la «  moyenne  ». L’assassin, pas si fou que ça, considère que les gouvernants, qui sont censés nous représenter et représenter le programme pour lequel on les a élus, doivent utiliser les mots comme des moyens de gouvernement qui ont une moyenne, c’est à dire un sens établi (la moyenne c’est ce qui établit, par exemple, le sens d’une performance, qui donne un sens à passer le bac). Il est stupéfait de ne pas avoir de réponse de la député qu’on imagine éberluée par les «  questions bizarres  » qu’on pose en réunion publique[[Comme le suggère un chroniqueur du Washington Post, le 10 janvier 2011 (http://voices.washingtonpost.com/ezra-klein/2011/01/why_jared_loughner_hated_rep_g.html).]].

Une chose m’a touché, dans le récit qu’en donne le copain du fou : «  Jared a grandi en composant et en écrivant des chansons  ». Parole et musique. Effectivement, dans une vision platonicienne, le monde est parole et musique, et les deux doivent coller. Vision classique, très XVIIe siècle quand on accusa le chant italien de rendre le sens des textes incompréhensible à cause des fioritures et roucoulades vocales, et ce fut la naissance du bel et grand récitatif français, qui faisait se pâmer d’ennui les Italiens, mais ravissait les oreilles françaises et dont l’apothéose sera l’opéra à la Rameau, où le texte colle mathématiquement à la musique. Bref, le fou, musicien et parolier, pense que la musique ne doit pas excéder le texte. Il compare implicitement les mots «  de gouvernement  » à un texte établi dont la musique, c’est à dire l’enrobage sonique (dont j’ai parlé précédemment http://www.lesinfluences.fr/Propos-vacants-sur-le-sonique-en.html), ne doit pas travestir, par ses fioritures, roucoulades et envolées lyriques, le sens.

Quel sens ? Le sens des mots politiques conçu comme un contrat : pour Jared, la député a été élue pour gouverner (aux États-Unis, le Congrès c’est aussi le «  gouvernement  ») sur un programme qui est un contrat ; et ce contrat est fait de mots. Les mots sont contractuels. Je vous prends au mot, lui dit-il, et donc je veux savoir si vous pensez que les mots par quoi vous allez me gouverner (si vous êtes réélue) ont un sens contractuel, à la fois comme «  moyen  » de gouvernement (par eux je vote, donc ils vous permettent d’accéder au pouvoir) et comme moyenne de sens commun – car l’aliéné n’est pas si fou pour croire que les mots publics doivent avoir un sens abstrus : le mot public a un sens établi par l’usage, donc «  moyen  », de manière que nous sachions tous ce que ça veut dire.

Quand, devant la bévue de la ministresse que je me refuse à croire en être une, le garde-fou du président a voulu nous faire accroire que vérité à Ciboure n’est pas vérité à Saint-Jean-de-Luz, et nous faire passer le petit pont sur la Nivelle, bref que la ministresse voulait dire autre chose (je suis persuadé qu’elle a dit ce qu’elle pensait), M. Guaino ajouta, je rappelle la citation : «  Que vouliez-vous faire ? Personne ne pouvait prévoir que les choses allaient aller aussi vite  ». Le mot crucial ici est «  faire  ». Avec des mots on «  fait  ». Si «  les choses  » étaient allées à un autre train, la phrase de la ministresse aurait alors «  dit  » autre chose ; ou, plutôt, aurait «  fait  » autre chose, entendons ; fabriqué un autre effet. Si «  les choses  » avaient, par exemple, mené à soutenir le beylicat maffieux (après tout l’afrance n’est pas à une indignité près), les mots de gouvernement auraient été célébrés comme judicieux.

C’est contre cette fabrication de réalité par des mots réduits à n’être que des choses que s’est rebellé Jared de Tucson, dont je donne ici l’éloge non pas de l’acte mais du caractère[[En rhétorique on distingue l’éloge de l’acte de l’éloge du caractère. Deux choses très différentes. J’y reviendrai.]].

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