Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Chine #Xi Jinping

Penser comme un Chinois du 21e siècle

Publié le 24 août 2014 par

Quand l’esthétique chinoise pratique ce qu’en rhétorique on nomme l’amplification

salazar-3.jpg Assis au Writers’ Bar du Raffles, à Pékin[[Oui, Pékin, non pas Beijing. J’écris en français.]], sous un portrait du Grand Timonier, je feuilletais une compilation de textes «  jusqu’à ce jour inédits  », Le Rêve chinois du grand renouveau de la nation chinoise, sous la signature du président Xi Jinping, dans la lignée des travaux du XVIIIe Congrès du Parti communiste chinois en 2012[[Ed. dirigée par le Centre d’étude de la documentation du Comité central du Parti communiste chinois, Pékin, Editions en langues étrangères, 2014.]].

J’avais posé mon verre vide de chardonnay du Xinjiang, un «  1421  » assez pierreux mais parfait après avoir affronté les 34 degrés d’un ciel parfaitement (ou l’était-il trop ?) bleu. J’étais «  déshydraté  » et fis signe à Jack de m’en remettre un. Par un retour du refoulé, ce «  déshydraté  » me fit aussitôt monter à la tête le refrain «  Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour  », beuglé par Gabin-Belmondo dans Un Singe en hiver, et leur tac au tac : (Bébel) «  Merde y fait nuit !  » – (Gabin) «  C’est normal, c’est le changement de latitude  »[[https://www.youtube.com/watch?v=hX_DVFlf0XM]].

Remarque très juste. On change de latitude et soudain il fait nuit. Mais comme l’art de rhétorique est de produire de l’évidence et de la clarté, je vais, comme dans la composition d’un caractère chinois, procéder trait par trait, systématiquement, horizontal, vertical, descendant, à gauche, à droite et puis fermer, de sorte que leur assemblage tienne dans un carré idéal. Seule manière de ne pas tourner en rond, dans les ronds opiacés, évoqués par la chanson, des préjugés et des idées reçues sur la Chine actuelle, et future.

Premier trait, horizontal : pourquoi l’esthétique chinoise paraît-elle souvent kitsch ?

L’an passé une amie sud-américaine, Rita, spécialisée dans la mode, m’accompagnait voir Turandot à l’opéra de Pékin. Au lever du rideau sur un décor somptueux elle s’exclama: «  Quel kitsch !  ». Comme elle est brésilienne et donc portée sur la discrétion tous les étrangers aux meilleures rangées où par courtoisie on les place l’avaient entendue et, à l’évidence, ils étaient d’accord. Sur le moment je suis resté coi. Par contre ce que j’allais trouver kitsch, ou déplacé, ou de trop, ce fut le final rajouté par un compositeur du cru, Hao Weiya, pour terminer l’opéra de Puccini. Le terminer sur quoi ? Sur une mélodie traditionnelle chinoise, «  Fleur de Jasmin  », et sur vingt minutes interminables de guimauve musicale par quoi on voulut simplement forcer la note vériste. La Turandot de Puccini avait subi une sorte d’hyper-correction afin que l’opéra correspondît à l’idée que le public chinois doit se faire d’une histoire d’amour mise en scène par un compositeur européen. Paradoxe donc : on fait en trop pour faire juste.

Je n’ai trouvé la solution à ce paradoxe, et ma repartie à la bévue de Rita, qu’en regardant sur l’ORTF chinois, CCTV[[http://fr.cntv.cn]], une émission sur l’Afrique du Sud (qui a la cote ces temps-ci à Pékin). Quelque chose clochait. Les parures de verroteries zouloues étaient trop rouges ; les étoles de laine des Xhosas trop oranges ; et, stupéfait, j’ai vu le spectacle qui chaque soir au Cap m’enchante depuis ma terrasse, un coucher de soleil sur le finistère d’Afrique, bordé par la masse hiératique de la Table et l’éperon du Cap de Bonne Espérance séparant également l’Atlantique Sud de l’Océan indien et pointant vers le lointain Antarctique. Mais voilà la Table était couleur sucette à la violette, le ciel rose Malabar et l’océan vert pistache. Changement de latitude ?

L’esthétique chinoise pratique ce qu’en rhétorique on nomme l’amplification. Ce qui se donne à voir ne suffit pas, il faut forcer l’évidence : des écailles et ergots d’un lézard on fait un dragon monstrueux, d’une roche creusée par le ruissellement un chantournement baroque. Or produire de l’évidence est le but de la rhétorique car produire une évidence c’est produire un effet de vérité : dans un procès une évidence est soit une pièce à conviction matérielle, soit un témoignage oculaire. Avec l’évidence il y va de la capacité de «  voir  » le fait à prouver. C’est là au demeurant la puissance obscène des médias imagés sur les médias linguistiques, la force d’évidence d’une capture de scène par un portable supérieure à une explication raisonnée.

Mais il existe une différence entre la production de l’évidence telle que nous la pratiquons, la force quasiment brutale de l’image, à partir de quoi on construit une argumentation, et la force d’une image par amplification, à la chinoise. Là se situe le jugement de kitsch ou, si on est plus poli ou plus prudent, une appréciation qui consiste à se dire «  changement de latitude  ». Testez votre réaction à la lecture de cette citation du président Xi Jinping : «  A l’heure actuelle le cor sonne pour appeler à parachever l’édification intégrale de la société de moyenne aisance  » (p. 59). Kitsch ? Amphigouri ? Non. Il s’agit d’un texte normatif écrit dans un style moyen, pas d’une envolée lyrique. L’évidence politique se construit ici par amplification comme on force les lignes et les couleurs d’un tableau.

En rhétorique occidentale l’amplification est un trompe l’œil : quand «  la vérité nue  » manque au rendez-vous (c’est toute notre idéologie de la vérité telle quelle, du vrai pur et simple, du coupons court au bavardage), les rhéteurs nous apprennent qu’il faut suppléer à ce manque par des amplifications – de trois types : éthique («  comment, vous pensez que moi, je peux mentir  » etc.), affectif («  regardez ce jeune homme, comment voulez-vous que  » … – c’est ce qui se passe avec Michael Brown, qu’on nous montre en ado joufflu gentil … ou en obèse violent voleur), pseudo-logique («  Tous les rapports d’Amnesty prouvent que  » etc. ). L’amplification en rhétorique sert masquer, à suppléer, à inventer. Mais, dans le domaine chinois, ce forçage n’est pas perçu comme tel. La vérité nue, telle quelle, vraie de vraie, sortant du puisard, qui mène, chez nous, à des manipulations, n’entre pas dans la production de l’évidence chinoise : du côté de Pékin le monde est là pour être colorié et interprété – et c’est bien là que se trouve la connivence et la jointure exactes entre le marxisme et «  la Chine  » : que le monde ne se donne jamais «  tel quel  ». Qu’il est naturellement plastique.

Leçon donc de ce premier trait du caractère que je trace: il faut savoir lire les textes de programmation politique tels qu’ils sont, en acceptant ce qui nous paraît excessif, verbeux, pompeux, «  rhétorique  », comme ne l’étant pas.

Deuxième trait, vertical : les valeurs du «  futurible  » de la Chine.

Lors d’une réunion organisée par des collègues rhétoriciens[[La Global Society of Rhetoric, présidée par le Professeur Rudong Chen. Voir : http://www.worldrhetoric.com/downfiles/newsletterNo12014.pdf]] et l’école de journalisme à l’Université de Communication de Chine, une institution clef fondée jadis par le Parti pour créer la radiodiffusion de la République populaire, on m’invita à assister au Quatrième Séminaire sur un Discours National, portant sur le développement d’une stratégie pour les médias visuels, alignée sur Le rêve chinois du grand renouveau. Ce lien n’était pas explicitement affirmé, et pourquoi le serait-il puisque la «  construction culturelle  », propagée sur les chaînes multilingues de CCTV, est considérée désormais comme une priorité du développement, une évidence ? Il allait de soi.

Un éminent fonctionnaire de CCTV, également producteur et historien de la chaîne, lança le débat en expliquant que, dans ce cadre, on avait mis au point des images, réutilisables, illustrant les «  core values  » du projet de Xi Jinping. («  Core values  » est un absurde américanisme venu du business, car s’il existe des valeur «  au cœur  », il existe donc des valeurs périphériques, mais elles on ne vous les cite jamais ; exemple de stupidité perverse de la novlangue business school). Ces images, et l’argumentation qu’elles soutiennent concernant les valeurs, permettraient de créer parmi les praticiens, les politiques et les «  lettrés  » (je vais revenir là-dessus) un consensus stratégique de communication nationale.

Ces images sont destinées à la jeunesse, matériau humain du «  futurible  », mais l’argument qu’elles soutiennent et qui les sous-tend, formule un cadre général de communication sur les valeurs. Dirigées vers le public intérieur ces valeurs sont nommément «  socialistes  », mais vers le public extérieur simplement «  chinoises  ». Mais là n’est pas la question qui me préoccupait et dont je m’entretins avec Madame Liu Lu, de l’Université de Pékin, une collègue rhétoricienne, qui a bien voulu servir de traductrice.

Elle me traduisit patiemment, en américain, les légendes de chaque image et fit remonter sur sa tablette lesdites images. Douze, en trois séries de quatre : valeurs de l’Etat, valeurs de la société, valeur de la citoyenneté. Par exemple, deuxième valeur de l’Etat : «  Démocratie  ».

chine-2.jpg Là, je devins le Huron de Voltaire. Naïf questionneur. Je lui demande ce que veulent dire, en chinois, les deux caractères dont on me dit qu’ils dénotent «  démocratie  » (en haut à droite de l’image, sur un carton rouge). Ma collègue se prend au jeu. Elle me traduira, au cours d’une correspondance aimable et soutenue, tous les idéogrammes[[Qui fera l’objet d’une publication dite savante (projet N° 90539, National Research Foundation of South Africa).]]. Il s’avère que ce deuxième pictogramme dénote autre chose que ce que nous signifions par «  démocratie  » : la combinaison des deux caractères chinois, l’un qui signifie «  les gens  » et l’autre «  chandelle  », et de l’image (deux enfants devant une urne électorale et un public assis dans des fauteuils, sous un ciel étoilé de salle de plenum) délivre une autre signification que j’offre à votre sagacité.

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Le problème n’est pas, pour passer de Voltaire à Montesquieu, de se dire «  comment peut-on être Persan ?  »[[Lettres persanes, XXX.]], mais de voir l’effet produit par cette stratégie de propagande sur les participants du séminaire. Afin de ne pas juger de l’extérieur («  Mais, vous voyez bien, c’est de la propagande !  ») mais de l’intérieur, en ayant pris connaissance de l’armature complexe de ce véritable tarot communicationnel – qui, je le répète, est la mise au point d’un «  discours national  » visuel en soutien au projet de Xi Jinping.

Troisième et quatrième traits du caractère : qui a le pouvoir de bien parler ?

Je les trace, en descendant d’abord vers la gauche et puis vers la droite.
Je suis assis à la gauche du président qui me prie d’intervenir. Après des remarques sur la communication d’Etat en France et en Afrique du Sud, je signale que, d’un point de vue rhétorique, il ne devrait pas exister une suite figée des images et des messages (car la nomenclature ternaire en quatre éléments est une séquence hiérarchique apparemment inflexible) mais une «  accommodation  » (terme du métier) des images selon les publics-cibles. On acquiesce du bout des lèvres. Je soupçonne qu’on juge cette idée immorale.

La Grande Muraille divise en effet deux mondes rhétoriques, l’un au delà, le nôtre, l’un en deçà, le leur.

La rhétorique comme agencement flexible, sophistique, opportuniste d’éléments de langage amovibles ou escamotables ne passe pas de ce côté-ci de la Grande Muraille, comme je l’avais déjà constaté lors d’une conférence à Yangzhou : elle interloque, elle surprend, elle inquiète même.

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Là est la vraie différence entre l’écologie de persuasion occidentale et la chinoise : la grande et difficile leçon d’Aristote, que la rhétorique doit faire usage de tous les moyens appropriés, est ici inaudible, à la limite scandaleuse, immorale.

La rhétorique démocratique issue des Grecs, la nôtre, et revue par les Romains pour servir à la construction d’un Etat autocratique, admet que persuader doit délivrer un profit, un retour sur investissement : sur ce point il est certain que sans les traders du Pirée, qui firent d’Athènes une hyper-puissance commerciale et maritime, la rhétorique n’eût jamais pu autant se développer en se parant des plis nobles de l’éloquence civique. On nous ressasse la rhétorique comme ferment de la démocratie. On devrait parler plutôt de la rhétorique comme outil de l’accumulation primitive du capital. En bruit de fond des envolées oratoires de Démosthène sur l’agora, j’entends les marchandages entre courtiers sur les quais du port et dans les entrepôts. Mais passons.

Le fait est que la rhétorique tient au profit tiré de la mise en œuvre des moyens à disposition. Elle opère une transaction et veut en tirer un bénéfice. La rhétorique traite les mots comme une denrée. Et c’est cela justement qui semble choquer et aller à l’encontre de la tradition confucéenne, pour laquelle «  l’homme droit pratique la vertu ; et le minable, le profit  »[[Confucius, The Analects, IV, 16, éd. bilingue chinois-anglais de Yang Bojun & D.C. Lau, Pékin, Zhonghua Book Company/Penguin, 2011, p. 59. L’anglais traduit «  small man  », bref minable.]].

Or, à ma stupéfaction, et alors qu’on me glisse avec civilité qu’il sera proposé que je sois élu vice-président de la Société chinoise de communication visuelle, un débat houleux agite soudain la salle de séminaire. Un événement. Jamais je n’ai assisté à un tel barouf, depuis des années que je rends visite à mes collègues rhétoriciens, à Nankin, Pékin, Hong Kong, Qufu et même la voisine Séoul. Interviennent un philosophe estimé, qui aurait participé à la formulation des Instituts Confucius, le bras culturel de la soft diplomacy chinoise, un jeune et brillant professeur de science politique à l’école de gouvernement, des doyens, un professeur d’agronomie, le président de la société de rhétorique, des journalistes et des formateurs.

Ce qui les oppose, au point de s’excuser d’être «  émotionnels  », ce sont deux lignes de partage.

L’une ressortit à la distinction entre la communication d’Etat, la communication du Parti et la communication dite civique. On aurait pensé que, puisque le Parti contrôle l’Etat, leurs stratégies de communication concernant le Rêve d’un grand Renouveau seraient identiques, uniques même, ou au moins alignées l’une sur l’autre, en raison de la stratégie adoptée au XVIIIe Congrès. En fait il existe un vif débat sur ce point, à en juger par l’animation des échanges autour de la table. (La communication civique est comme laissée de côté au cours de l’altercation).

Mais ce que révèle cette controverse est une deuxième ligne de partage, concernant la définition de qui est le mieux qualifié pour participer à la formulation de la stratégie communicationnelle du Rêve de Xi Jinping, et du Comité central du Parti.

Je dresse alors l’oreille et me tourne vers la droite, quand quelqu’un emploie, dans le feu de la discussion, le mot «  scholar  ». Je demande si j’ai bien entendu. Oui, en américain : «  scholar  ». Mais qu’est-ce qu’un scholar ? Je traduirais, en français classique, par «  savant, lettré  ». Pas un intellectuel. Un «  savant  » au sens de «  lettré  », c’est à dire un expert qui a démontré, par concours, examens et publications, qu’il possède la lettre et l’esprit du savoir dont il exerce une chaire magistrale. Un normalien, de naguère, chez nous. Les «  lettrés  » jouissent en Chine d’un tel prestige que certains hommes politiques sont allés jusqu’à se procurer des titres frelatés afin d’accéder à des sociétés savantes, des académies ou des clubs de «  lettrés  » – le prestige est immense. Mais ce prestige ne se traduit pas toujours, à observer l’altercation, en statut de conseiller du pouvoir.

Bref, la ligne de partage est nette entre les praticiens de l’information et de la communication, les «  lettrés  » de cette pratique, et la nomenklatura du pouvoir soit de l’Etat soit du Parti. Ce que les «  lettrés  » mettent en avant, sans, me semble-t-il, convaincre ni les praticiens ni les représentants, tout aussi universitaires, de l’appareil d’Etat et du Parti, et que seuls eux peuvent dire comment cette stratégie communicationnelle peut fonctionner vers l’extérieur, passer la Grande Muraille en d’autres termes. Comment un montage communicationnel, qui se donne pour objet d’être influent sur les perceptions que l’étranger soit se faire du «  futurible  » chinois, reste éminemment fermé sur lui-même et sur ses pratiques de production des évidences (songez au documentaire que j’ai évoqué plus haut, où un paysage que je connais bien était méconnaissable à force d’hypertrophie). Comment il devient objet de suspicion, et même de dérision. L’attaque était violente, mais aucun des participants ne perdit patience ou se mit en colère. Les éclats de voix n’étaient pas dirigés vers untel ou untel, mais instauraient des prises de position permettant à tous d’avoir balisé tout le terrain.

C’est cette division du travail rhétorique, chacun agissant à son niveau, qui explique pourquoi il fallut que parût sous la signature de Xi Jinping mais compilé par les scribes du Comité central, ce Rêve chinois du grand renouveau.

Trois jours plus tard le très officiel China Daily annonçait que «  le Président s’engage à moderniser les médias … et à établir un système moderne de communications  », complimenté en cela par le professeur titulaire de la Chaire de formation du Parti, au Collège du Comité Central, qui félicite «  les plus hautes instances dirigeantes de s’intéresser plus attentivement au rôle des nouveaux médias dans notre société  »[[China Daily, 19 août 2014, pp. 1 et 2.]]. CQFD.

J’ignore comment cette double ligne de partage va évoluer dans le temps mais elle révèle néanmoins, derrière la solidarité amicale, des prises de position divergentes sur la nature du pouvoir dans sa dimension la plus intéressante pour un rhétoricien : la stratégie d’influence.

Cinquième trait de caractère : le «  futurible  » chinois.

Que je dessine, en fermant le cadre du caractère comme l’exige la règle calligraphique, à savoir ce fameux texte programme.

Le séminaire s’entendit dire clairement que le Rêve chinois était désormais le «  plan national  ».

Ce texte-programme livre en effet le «  futurible  » de la Chine selon Xi Jinping. C’est une compilation, traduite en différentes langues. Une centaine de pages qui rassemblent en extraits des interventions de Xi Jinping depuis son accession au pouvoir. Or son propre recueil d’essais journalistiques, est, lui, un best-seller. Les bonnes librairies chinoises ont toujours un rayon où s’exposent les ouvrages des hauts dirigeants. Etre «  lettré  » compte, et s’il y va de ce statut-là son recueil d’essais suffit à la tâche. Qu’ajoute donc cette compilation qui, dans la traduction hypertrophiée dont j’ai cité un extrait, provoque la réaction que craignaient les «  lettrés  » – un sourire amusé. Je cite un autre passage qui passe mal la Muraille: «  Pour réaliser le rêve chinois, il faut rassembler les forces de la Chine. Les paroles nuisent à l’Etat ; seul le travail acharné assure la prospérité d’un pays … Il ne faut pas attendre les alouettes rôties  », pp. 66 et 110). Derechef, je m’en remets à la sagacité du lecteur.

Donc pourquoi une compilation dont l’influence à l’étranger, pour qui se soucie de la lire, est un risque – «  Les paroles nuisent à l’Etat  », formule risquée, même si on la découvre en sirotant un excellent chardonnay chinois ? On peut y voir la main du Comité central, qui tient à garder les rênes. On peut penser que le Président est l’expression de la direction collective. En rhétoricien j’y vois autre chose : une habitude de lecture.

Quels sont les deux livres de grands lettrés qui, en dépit de leur opposition doctrinale, sont les plus admirés et cités en Chine pour leur «  sagesse  » ? Deux compilations. D’une part les Analectes de Confucius, d’autre part (le) Laozi[[Laozi, Pékin, éd. bilingue chinois-français dirigée par Chen Guying, Bibliothèque des classiques chinois, 2009.]].

Ces deux auteurs, ou ces deux textes, remplissent ce que Michel Foucault nomme une «  fonction-auteur  », que Roger Chartier a explicitée à son tour comme une «  fonction classificatrice  »[[Roger Chartier, L’Ordre des livres, Paris, Alinea, 1992 ; Michel Foucault, «  Qu’est-ce qu’un auteur  », Bulletin de la Société française de philosophie, LXIII/3, 1969, pp. 73-104, disponible sur http://1libertaire.free.fr/MFoucault349.html]]. Littéralement la fonction crée l’organe en ce sens que la nature compilatrice des deux grands trésors nationaux «  philosophiques  » a créé, en les classant à part, des habitudes de lecture et des habitudes d’écriture pour qui veut lire un «  grand texte de sagesse  » et qui veut composer un tel texte.

La compilation des analectes du confucianisme et des sentences du taoïsme, à savoir des recueils de paroles choisies, a créé une classe de textes de «  sagesse  » qui montrent la «  voie  » (tao =voie). C’est exactement dans cette fonction classificatrice que se coule Le rêve chinois du grand renouveau. La compilation correspond à une attente de lecture, de même qu’il incombe au président porté au pouvoir d’indiquer la marche à suivre en faisant composer un recueil qui cadre avec sa «  communauté de lecture  ». Le fait que le livre du Rêve ne soit pas de Xi Jinping mais un recueil monté par des dévoués, comme furent façonnés les deux grands livres de Confucius et Laozi, ajoute à sa valeur. C’est du moins l’intention. Car, au delà de la Muraille, ça ne passe pas. Le livre rate la cible externe et je me range donc ici du côté des «  lettrés  » du séminaire sur le Discours national. Mais j’admire, en rhétoricien, la cohérence interne de la visée.

Et pour conclure.

Jack ouvre une nouvelle bouteille, frappée, de 1421. A propos, me dis-je, pourquoi cette marque de vin, pourquoi 1421 ? J’ouvre mon androïde, pianote «  année 1421  » et j’apprends qu’en 1421 le troisième empereur Ming translate la capitale de l’Empire de Nankin à Pékin, et commence la construction du Versailles chinois, la Cité interdite ; et commandite la fameuse Encyclopédie de Yongle … une compilation.
Tout se tient, n’est-ce pas ?

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