Oded Grajew, Entrepreneur des lumières
Publié le 18 août 2010 par Jacques Secondi
« Il faut un choc pour que les changements se produisent » : Oded Grajew, ancien conseiller du président Lula et fondateur du Forum social mondial, évoque sa stratégie d’action pour la démocratie participative et ses doutes vis-à-vis de la politique et du pouvoir.
En costume et cravate, au douzième étage d’un immeuble de bureaux du centre de São Paulo, la mégapole de 18 millions d’habitants, Oded Grajew se présente comme « un membre parmi d’autres » de ce qu’il est convenu d’appeler « l’élite mondiale ». Il le dit lui-même : son niveau de vie, comme celui d’une part notable des habitants de la mégapole sud-américaine, n’a rien à envier à celui d’un citoyen aisé de Zurich ou de Londres. Sa particularité est d’être brésilien. C’est donc une voix de l’hémisphère sud qui s’exprime. Sa spontanéité et l’émotion dont elle est chargée peuvent surprendre. La marque d’un pays où le président de la république laisse facilement couler une larme à chacun de ses grands discours ? Certes, mais il s’agit aussi de l’expression d’une sensibilité particulière. Le Brésil vit bien à sa manière les rapports de force internationaux où son influence est récente. C’est tout l’intérêt d’écouter le discours de cet homme de pouvoir différent. Celui-ci se résume aujourd’hui en une capacité d’influence. Cet ex-entrepreneur est à l’origine de la fondation du Forum social mondial dont les idées font aujourd’hui débat à Davos. Il a joué un rôle important d’intermédiation entre Lula et le monde des entreprises, totalement hostile au départ du futur président. De même, il a facilité le dialogue entre une partie du patronat et la mouvance altermondialiste en créant l’institut Ethos, centre de ressources à la disposition des 1 300 entreprises membres désireuses de mettre en œuvre une politique de responsabilité sociale et environnementale.
Comme d’autres anciens proches du président Lula, Oded Grajew ne croit plus à l’efficacité de l’action politique au Brésil. Il développe d’autres modes d’actions sur le thème de la démocratie participative. Il se consacre aujourd’hui au mouvement Nossa São Paulo, réseau d’organisation articulé pour infléchir les politiques urbaines. Il sait en même temps méditer sur le sens de l’action et sur la valeur à attacher à la transmission de l’expérience, souvent éclipsée, selon lui, par la soif du pouvoir.
On l’identifie donc le plus souvent comme l’initiateur du FSM, le Forum social mondial de Porto Alegre à l’origine qui, cette année s’est tenu à Belem au Para, à la lisière de l’Amazonie. « La France a joué un rôle dans cette aventure. Je suis né en Palestine, à Tel Aviv, car en 1944 ce n’était pas encore Israël. À onze ans mon père s’est installé à Paris pour un an et, une fois au Brésil, j’ai continué à étudier jusqu’à l’université dans des écoles françaises. L’idée du forum social m’est venue à Paris. Avec Chico Whitaker, nous sommes allés en parler à Bernard Cassen, directeur du Monde diplomatique à l’époque. J’ai donc cette relation de cœur avec la France. Sept ans plus tard, je remercie Dieu de pouvoir être présent pour constater l’essor spectaculaire de l’idée de départ », dit-il.
Sa réflexion sur la manière de faire participer les entreprises à la construction d’une société juste et soutenable est ancienne. Elle a été expérimentée au sein de sa propre entreprise de jouets, revendue depuis. « Puis, il y a dix ans, nous avons créé l’institut Ethos dont l’objet est de fournir aux entreprises des outils d’aide à la mise en œuvre de politiques de responsabilité sociale et environnementale », précise Oded Grajew. « Ethos réunit plus de 1 000 entreprises membres et nous avons pensé que l’heure était venue d’élargir ses missions. »
Sa nouvelle aventure s’appelle Nossa São Paulo. « Nous avons choisi de prendre la première ville du Brésil, São Paulo, qui est aussi l’une des plus grandes villes du monde et de tenter de produire un exemple concret de l’idéal vers lequel nous tendons. Le choix de São Paulo se justifiait de deux manières : c’est une ville de très grande taille et, ainsi, si nous réussissons, personne ne pourra affirmer que c’est grâce à un contexte facile. Par ailleurs, la ville jouit d’une grande visibilité internationale, elle pourra servir d’exemple. »
« Mobiliser la sociétépour influencer les pouvoirs publics. »
Nossa São Paulo absorbe aujourd’hui l’essentiel de son temps. « L’objectif est d’exercer une influence sur les autorités afin de faire de São Paulo une ville juste et soutenable. Nous sommes, par exemple, à l’origine d’une loi, nouvelle pour le Brésil, qui impose au maire de fixer des objectifs chiffrés à la politique qu’il entend mener », explique-t-il. Le mouvement s’appuie sur un secrétariat exécutif dont l’activité est financée par une trentaine de grandes entreprises. « On peut le définir comme une force politique capable de mobiliser la société pour influencer les pouvoirs publics. Nous formons un réseau de plus de 650 organisations de toutes sortes, associations de dirigeants ou de salariés, organisations professionnelles, comités de quartiers, Ong… » Après dix-neuf mois de fonctionnement, le mouvement a produit des émules puisqu’une vingtaine de villes à travers le Brésil ont suivi le même exemple. « Il s’agit bien d’un mouvement politique, non pas d’une Ong, et celui-ci est non partisan. La structure associative placée au centre de l’organisation n’a qu’un rôle logistique et de coordination. Les orientations du mouvement sont fixées par un collège d’appui formé d’une trentaine de personnalités. » Ce fonctionnement, qui emprunte à différents types d’organisations, est inspiré des différentes expériences de vie d’Oded Grajew : salarié, entrepreneur, militant, membre du gouvernement, président d’organisation professionnelle. En ligne de mire : un mode de développement de projet fondé sur le groupe, avec des acteurs qui interagissent.
« Le pouvoir était centré sur ma personne au départ. Il appartient aujourd’hui à une structure collégiale. Mon influence est toujours importante à la tête du secrétariat exécutif et les ressources dont celui-ci bénéficie ont largement été recueillies sur mon nom. Mais mon objectif est de passer le flambeau. C’est ce que j’ai toujours fait, au sein du syndicat des professionnels du jouet, puis de l’institut Ethos et du Forum social mondial. À chaque fois, le développement de mon idée de départ a été confié à d’autres ». Aujourd’hui, dans toutes ces entités le pouvoir est collectif, affirme-t-il. « Je pense être une personne adéquate pour cela, car je ne suis motivé que par la perspective de la pérennité des organisations que je contribue à mettre sur pied et parce que, comme vous, je me sens provisoire dans ce monde. En réalité, du fait de mon âge, je souhaite désormais commencer à faire le point, à prendre du recul, à raconter l’histoire de ce à quoi j’ai participé pour en transmettre l’expérience, en étant moins dans l’action ».
Démocratie participative
Vu d’Europe, son combat actuel peut paraître radical. Mais les rapports de force entre les différentes sphères de pouvoir sont ressentis beaucoup plus durement au Brésil. D’où une position qui peut paraître tranchée : « Il est nécessaire que la société civile se mobilise car celle-ci n’est pas bien représentée par les pouvoirs politiques. Les partis politiques sont aujourd’hui des représentants du pouvoir économique dans les sphères gouvernementales. L’argent des campagnes électorales vient des forces économiques. Les entreprises préfèrent soutenir les candidats susceptibles de défendre leurs intérêts une fois élus. Inversement, les hommes politiques vont avoir comme ligne de conduite de satisfaire en priorité ceux qui leur permettent d’accéder au pouvoir. »
Oded Grajew a bien conscience que le phénomène varie en intensité selon les pays. « Au Brésil, la situation est grave car plus des deux tiers des fonds des campagnes électorales proviennent d’activités illégales, voire criminelles. Ainsi le pouvoir économique, souvent hors la loi, est aujourd’hui installé dans de nombreuses sphères gouvernementales. La société civile doit réagir pour utiliser le pouvoir dont elle dispose en théorie. Il n’y a pas d’autre voie possible, à mon sens, vers le changement que cette recherche de davantage de démocratie participative. Si, par exemple, l’environnement continue à être saccagé contre la volonté collective c’est parce que les pouvoirs économiques tirent un profit des ressources naturelles, de l’élevage du bétail, de la déforestation ou de l’extraction minière. Et qu’ils ont le poids politique nécessaire pour faire respecter leurs intérêts. »
Rapport de force
Sentiment d’isolement ? « Sur la photo oui, mais pas sur le film », répond-il joliment. « En clair, mes soutiens sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux tout en restant minoritaires dans le pays. Le groupe des chefs d’entreprises très sensibilisés à leur responsabilité sociale et environnementale, initiateurs de changement et prêts à affronter la résistance à d’autres groupes d’intérêts, ne dépasse pas une vingtaine de personnes. La situation est la même dans le reste du monde : les responsables d’entreprises qui jouent réellement un rôle de transformation sont peu nombreux. Ensuite, un grand nombre de responsables affichent une certaine sensibilité au sujet et de la bonne volonté tout en ayant peur des grands changements ». Des gens, donc, sur lesquels on peut compter, mais pas systématiquement. « C’est comme les amis : des vrais, on en a peu mais l’on peut aussi s’appuyer sur ses connaissances. Et puis il y a un groupe significatif qui, lui, est vraiment rétif. » Le départ de Petrobras de la fondation Ethos illustre les rapports de force à l’œuvre. « L’un des grands problèmes qui affectent la vie de la population de São Paulo est la qualité de l’air. L’impact principal vient du diesel et, au Brésil, celui-ci est de très mauvaise qualité. L’USP, l’université de São Paulo, estime que 10 000 décès par an au Brésil peuvent être attribués au diesel. Par rapport aux pays européens, on constate des écarts de 1 à 500 en défaveur de São Paulo sur des indicateurs comme le nombre de particules de soufre par million. Les industriels ont obtenu sept années de délai avant que les normes se durcissent et, pendant ce temps, ni Petrobras ni l’industrie automobile n’ont fait d’efforts pour réduire leurs émissions. C’est l’une des raisons qui ont amené la bourse de São Paulo à exclure Petrobras de son indice de responsabilité sociale. Petrobras considère Ethos, qui fait partie du comité de cet indice, comme responsable de cette décision et a claqué la porte de l’Institut. Comme l’on dit en portugais, ils ont préféré “tuer le messager”, sous-entendu : plutôt que de tenter de faire évoluer le contenu du message. »
La politique et Lula
Autrefois membre du premier gouvernement Lula, comme conseiller du président, il n’envisage plus aujourd’hui d’occuper une fonction politique traditionnelle. « Ce serait mettre en péril mon action. La défiance vis-à-vis du monde politique est devenue extrême au Brésil ces dernières années. Les gens imaginent toujours que derrière n’importe quelle initiative il y a une ambition de prise de pouvoir. Si je décidais de participer à une élection, tout le reste s’arrêterait. Les gens penseraient que toutes mes initiatives antérieures s’inscrivaient dans une stratégie personnelle. Faire percevoir que l’on est engagé mais sans esprit de calcul politique est donc très important ici. »
Le nouveau courant de pensée créé par le Forum social mondial lui semble en pleine expansion. « L’agenda mondial est en train de changer, avec par exemple une montée en puissance des problèmes environnementaux dont l’évocation était présente dès le premier FSM en 2002. En 2009, le thème a pris encore plus de force avec l’organisation de l’événement à Belem, où se croisent les problèmes de l’Amazonie et des minorités amérindiennes. Le FSM avait aussi posé en avance les grandes questions sur la gouvernance mondiale et la régulation des déséquilibres financiers. Ces débats sont aussi au cœur des discussions internationales aujourd’hui. Le contexte de crise, il est vrai, est plus favorable à la diffusion des idées du FSM. C’est bien dommage, mais il faut souvent un choc pour que des changements se produisent. Comme le fumeur qui a besoin de l’infarctus pour se décider à se débarrasser de son vice. Autre fait remarquable : on savait que les délégations françaises et italiennes étaient traditionnellement nombreuses mais l’on a moins remarqué la montée en puissance de la délégation des États-Unis et l’organisation progressive de nombreux forums locaux sur le territoire américain. Cela aussi représente un changement notable et un signe d’internationalisation du Forum. »
Figure paradoxale, comme tant d’intellectuels brésiliens, Oded Grajew assure pourtant ne viser qu’un but : « La grande œuvre d’une vie est sans doute de parvenir à bien se connaître soi-même. C’est une recherche qui ne peut jamais s’arrêter. »
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