Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

#Bien commun #Brésil #Chine #Cicero #Grèce #Le Rhéteur cosmopolite

Du bien commun européen

Publié le 1 décembre 2011 par

(Source Klincksieck)
(Source Klincksieck)
Connaissez-vous Cicero ? Je n’ai pas dit Cicéron, le héros des orateurs et défenseur de la République, mais Cicero. C’est une revue allemande, sur papier glacé, qui mêle aux derniers ragots de Bayreuth, et à de vraies analyses de la culture politique ultra-rhénane, des réclames Rolex – où il est question de mentor et de protégé, un truc échappe-impôts sur les sociétés, à pâlir d’idiotie, où Tahar Ben Jelloun «  protège  » un futur «  leader  » und so weiter. Le tout est une sorte de Jours de France de jadis mâtiné de Valeurs Actuelles. Bref chic, c’est–à-dire borderline fête de la bière en smoking et décorations, avec hobereaux écologiques et Gräfins von und zu embobinées dans des robes-lampadaires. Le chic allemand en temps de paix, l’année même des célébrations de Frédéric le Grand, et, ai-je lu, du modèle européen du développement…à la prussienne.

Je lis Cicero en route pour Buenos Aires. Mon voisin, un Chinois, tapote sur son Ipad, et par delà le «  privacy screen  », un moucharabié aérien, je vois qu’il fait des paniers de basket virtuel. Le génie de l’inventeur d’Apple, dont j’ai déjà oublié le nom, sert à ça. Dans Cicero je lis cependant un article sur comment la Chine vient de dépasser l’Afrique du Sud en production aurifère. La journaliste écrit sa pige depuis le Rand Club, à Johannesbourg. Une femme, même allemande et bottée et vociférante comme nos cousines germaines seules savent l’être, n’y fut admise que difficilement, et du bout des lèvres, comme «  guest  ». Pas plus. Mais elle tombe cul par dessus tête, comme disait le duc de Saint-Simon à propos d’une princesse allemande, devant ce temple de la money, des mines d’or et de diamants. En réalité le Rand Club désormais dresse son palais victorien au beau milieu du centre louche de Johannesbourg. C’est l’Interallié à la zone. On y accède en «  limo  » et la barrière d’accès y est gardée nuit et jour. Une fois dedans on est tel un principule du Gotha dans son Schloss. Récemment, j’y ai passé une semaine de parfaite quiétude au milieu des fantômes éloquents de l’argent. J’y ai écrit une partie de Paroles de Leaders (éd. Bourin, 2011), installé dans l’admirable bibliothèque et j’ai lu ce que lisaient les barons du diamant et de l’or entre 1880 et 1930.

Ce fut une plongée dans un univers disparu, que la journaliste intruse ne comprend pas, et dont le ressort éthique était à la fois simple et puissant : l’élite financière du temps, des cowboys et des aventuriers incultes et grossiers, mais entreprenants et doués d’un don simiesque dans l’imitation des us de l’aristocratie, dès qu’ils faisaient fortune allaient à Londres commander meubles art nouveau, art déco et argenterie, à Paris acheter des Renoir et des Matisse, des Picasso aussi, en Italie des lustres et des avions. Et ils collectionnaient des livres, et montaient des bibliothèques. Qu’ils offraient le plus souvent au Club. C’est au Club qu’ils ont aussi conçu l’Union sud-africaine, envisageant ainsi une sorte de grand marché commun austral et rompant avec les particularismes coloniaux – vision qui, paradoxalement, place l’Afrique du Sud actuelle parmi les BRICS. Bref, des hommes d’argent, mais qui lisaient, où la richesse acquise servait aussi aux arts et aux livres. Soit, une «  politique  », et pas seulement de l’entreprenariat.

Mon voisin, un homme d’affaires, joue au jeu du cochon-tirelire. Ses prédécesseurs sud-africains lisaient Tennyson et Napoléon (ah ! l’admirable série, reliée en maroquin vert, des œuvres complètes de l’usurpateur !), Kipling (qui fut membre et a laissé des souvenirs) et Victor Hugo – eux qui, arrivés d’Irlande, de Lituanie, de Pologne ou de Chypre, la poussière aux revers et les poches trouées, propulsèrent l’Afrique du Sud dans un Eldorado sauvage, oubliant aussitôt que la servitude à laquelle ils avaient échappé par les soutes, loin de la Vieille Europe, ils la récréaient parmi les indigènes, et que l’extraordinaire culture dont ils meublèrent les murs et les salons et les salles de lecture du Rand Club était aussi le fruit de l’asservissement d’une population.

Mais aujourd’hui, autre paradoxe, les descendants des anciens maîtres des mines et des anciens esclaves se côtoient car, pour l’oligarchie qui dirige l’Afrique du Sud, l’enrichissement aura été rapide et spectaculaire, plusieurs milliardaires surgissant de nulle part en juste quinze ans. Mais force est de constater que les nouveaux ploutocrates ne sont pas des mécènes de l’art, ne collectionnent pas les livres, ne créent aucun capital culturel. Ils sont de l’ère de l’Ipad, et ils ne laisseront rien après eux, sauf des comptes en Suisse et des garages fournis en Maybach. La génération post-Mandela n’a rien compris. Elle a trahi. La «  politique  » est devenu une méthode d’enrichissement personnel.
Voilà une semaine, j’étais à Nankin, parmi des lettrés. Au cours d’une conversation, où j’expliquais que l’arabe est la seule langue internationale dotée des mêmes technologies rhétoriques à travers cultures et espaces, ce qui n’est ni le cas de l’anglais ni celui du mandarin, mes hôtes me firent remarquer que le terme «  politics  » (en anglais, donc «  la politique  ») n’existe pas en chinois ou, plus exactement, que sa traduction serait : «  le gouvernement  ». Je suggère : «  Public life  » ? On me regarde et l’un d’entre eux réplique tranquillement : «  Le terme n’a pas de sens ici  ». J’étais allé à Jiangsu, Nankin, pour deux raisons : l’une, officielle et l’autre, privée. Je voulais voir la maison du représentant de Siemens, Herr Rabe, qui sauva deux cent mille Nankinois du viol et de la mort en les accueillant dans le terrain environnant sa maison dont il drapa le toit du drapeau allemand pour tenir à distance les hordes nippones lors de l’atroce sac de Nankin en 1937.

Le matin de mon arrivée je m’aperçois que la maison du «  bon nazi  » est à cinquante mètres de mon hôtel, derrière les courts de tennis de l’université (dont le campus préserve la villa style Biarritz du bras droit de Tchang Kai Tchek) face à un grand magasin affichant «  Clarins !  ». Je m’y rends dès l’ouverture. Personne. Un jardin minable. Une maison de curé à Tarbes. Une expo de panneaux façon centre pédagogique. Quelques objets personnels qui déclenchèrent une émotion prenante lorsque, regardant le passeport scellé de rouge de Herr Rabe, un sauf-conduit justement, mon œil se pose, à travers la vitrine, sur la rampe d’escalier peinte en brun, le modeste escalier en bois et le mur ripoliné en vert clair de pensionnat. Herr Rabe vivait chiche mais c’était un allemand cultivé. Il était là, avant et probablement durant les massacres, entourés de dames américaines, des nonnes protestantes, dont l’une portait un beau nom français du Refuge, de jeunes hommes missionnaires éduqués à Princeton et à Yale. Pour Herr Rabe, et ses compagnons, la «  politique  » était autre chose que le «  gouvernement  », et la «  vie publique  » était une affaire d’audace et de courage. De culture. Peu de fonctionnaires nazis, membres du NSDAP, ont osé ce qu’il osa : opposer Goethe aux samouraïs, et répliquer par «  Mehr Licht ! » aux «  Banzai !  » des barbares. Pas d’Ipad pour lui, ni de télégraphe. Mais du courage, puisé dans la part humaine de sa propre culture politique, une culture d’entreprise – Siemens lui montra comment avoir une «  vie publique  », à rebours de ce que son parti, la «  politique  », lui ordonnait de faire.

La veille j’étais à Hong Kong et buvais un Pimm’s au bord de la piscine de l’United Services Recreation Club. Oasis de paix au milieu des néons et des gratte-ciels de Kowloon. Je regardais la jeunesse anglo-saxonne, tout en taches de rousseur et «  trusts  » (l’argent laissé par des parents fortunés et gérés par un avoué). Je regardais la jeunesse chinoise, tout en coiffures «  animé  » (la bd japonaise) et «  trusts  ». Pas de bibliothèque ici, mais des us et coutumes. Une transmission de politesse et de savoir faire qui unit, indissolublement, l’art de faire de l’argent et l’art de vivre. Aucune distance entre les uns et les autres : dans la SAR….la SAR, c’est le nom de code de Hong Kong : «  Special Administrative Region  », qui est dotée non pas d’un président mais d’un… «  Chief Executive Officer  » ; vous avez compris, la finance créée une vraie «  vie publique  ».

Dans une heure nous serons à Buenos Aires, déjà se profilent dans l’Atlantique vert les coulées ocre de la Plata, comme des tentacules oratoires annonçant que la riche terre argentine rivalise avec l’océan. Justement, j’irai, ce soir, dîner à un club, sur Florida. Secret, fermé, sombre, mais, dès qu’on en franchit les portes baroques, un peu cocotte Second Empire, c’est le temple de la Terre. Là, les portraits des fondateurs des estancias, là, les hommes de la terre et du cheptel, là le trésor étonnant d’un pays qui fut la cinquième richesse mondiale, le club de la Société Rurale. Ces hommes d’argent ont conçu le territoire. La bibliothèque a disparu, les ors sont restés, mais dans une ville où il existe autant de revendeurs en livres qu’il existe des cafés et des salles de billard, n’importe ! Le club du Progresso, libéral, a gardé ses livres et, à sa manière, a entendu ses salons résonner de conversations où des arguments d’argent (le commerce ici) forgeaient la conception d’une «  vie publique  ». La dernière fois, le bibliothécaire a exigé de me prendre en photo. «  Pourquoi ?  ». Il a fait un geste vague de la main l’air de dire : «  Le progrès c’est d’écrire, non ? Et tu écris ?  ».

Où veux-je en venir avec ces anecdotes en apparence disparates? A ceci : l’argent est un argument éthique et chacun de ces lieux que j’ai évoqués sont des technologies rhétoriques par quoi cette chose, l’argent, produit autre choses que des commodités, à savoir une vraie «  vie publique  ». Il s’agit là dialogue si puissant que les religions en sont souvent effarées – la fameux Veau d’Or. Car le Veau d’Or est un orateur qui parle de la richesse commune, et comment la traiter en richesse politique, et en bien commun. Il n’y est pas question du machin-chose Rolex, mais de la manière dont certaines cultures du capital et de l’invention entrepreneuriale fabriquent, sans même le savoir, un argument pour la nécessité de formes culturelles durables qui, à leur tour sous-tendent et soutiennent une «  vie publique  » digne de ce nom. Même Herr Rabe, employé de Siemens-Chine, sut le faire parler.

La comédie de boulevard de la crise européenne – «  Ciel ! la Grèce  » comme au théâtre «  Ciel ! Mon mari  », qui surgit du placard – tient, rhétoriquement, à une chose très simple : l’euro ne parvient pas nourrir ce dialogue éthique que j’ai évoqué entre la richesse et la vie publique. L’euro est sans valeur persuasive. On a beau rajouter des emplâtres de politique culturelle, d’actions en toute sorte, vache à lait d’universitaires en mal d’idées qui vont téter à Bruxelles la traite de nos impôts, rien n’y fait : l’euro reste ce qu’on nomme en psychanalyse une hallucination – on hallucine l’objet du désir qui manque.

En Europe, on hallucine un objet de désir bien particulier : comment l’argent, si mal partagé, peut créer une vie publique, et du bien commun. Les fonctionnaires salariés de Bruxelles et leurs gonfaloniers apatrides, qui ni les uns ni les autres savent ce qu’est être un entrepreneur et un financier à ses propres risques (ils le sont, aux nôtres) promènent l’euro comme l’aliéné promène son boulet en l’appelant Médor – sans voir que c’est une hallucination. De quoi ? Du bien commun européen. On perçoit donc comment nous, en Europe, sommes proches de mes commensaux de Nankin qui font le deuil de la «  vie publique  ». La Chine actuelle, où l’argent ne parle pas encore de «  politique  » est comparable à l’Europe où cet objet halluciné, l’Euro, nous a fait accroire que la politique européenne d’un bien commun existe quand elle n’est qu’un fantasme, ce qu’on nomme en rhétorique un «  scénario  ». Par contre, ce que ces lieux de l’argent et de la culture que j’ai évoqués indiquent, ce que le dialogue puissant entre la création de la richesse et la création de valeurs impose, est bien que «  l’argent parle  », encore faut-il savoir le laisser parler.

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2 commentaires sur “Du bien commun européen

  1. Du bien commun européen
    Cher Philippe-Joseph,

    Merci pour ce texte, instructif et dense, comme d’habitude…

    Je profite de cet espace pour vous souhaiter une Bonne Année 2012, et une actualité « digne » de vos analyses, toujours pertinentes et humoristiques, et ce en dépit/malgré la gravité, souvent, des sujets…

    …j’attends la suite, je viens souvent voir si un nouveau texte est publié….

    Amicalement,
    Corinne
    :o)

    1. Du bien commun européen
      Chère Corinne,
      Merci de votre fidélité sans peur et sans reproche. J’étais en vacance. Presque. D’ici peu « Dix petites leçons d’éloquence politique. Comment le futur président va vous convaincre de voter pour lui » va sortir (François Bourin éditeur) qui, je l’espère, ne vous décevra pas.
      Cordiaux hommages,
      Ph-J. S.

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