Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Repollution indienne

Publié le 30 novembre 2015 par

En France, c’est le temps de la remise des prix littéraires. En Inde, celui de leur renvoi à l’expéditeur.
L’Inde de la mondialisation a mené à l’Inde de Narendra Modi un mélange de succès économiques, de nationalisme exacerbé, de religiosité galopante, d’aggravation pléthorique de toutes les pollutions imaginables, d’augmentation des inégalités et de régression des libertés individuelles.

veille.jpg A la tête de son Etat du Gujarat, Modi avait attiré les industriels en interdisant le droit de grève ; aujourd’hui, héraut de l’idéologie hindouiste à la tête de «  la plus grande démocratie du monde  », il effraie jusqu’aux investisseurs, en accroissant, disent d’aucuns, l’intolérance en Inde, jusqu’à laisser la faction la plus virulente de ses partisans tuer des écrivains rationalistes – sans compter quelques défenseurs des droits de l’homme – opposés à la doctrine de l’hindutva.

L’hindutva, hindouisme intégriste, prône l’hindouisation du pays (comme d’aucuns prônent la christianisation de l’Europe), proscrit la consommation de viande rouge (façon à peine détournée de mettre au chômage les bouchers musulmans). Les hindouistes intégristes sont aussi, accessoirement, anti chrétiens – ils offrent néanmoins aux convertis récents la possibilité de revenir dans le giron hindou. Purs eux-mêmes (qui l’eût cru), ils sont anti dalits (intouchables), et s’opposent avec hargne, par exemple, aux mariages inter-castes. L’hindutva est en outre opposé à l’utilisation de la langue anglaise. Bref, anti tout ce qui ne souscrit pas à la supposée orthodoxie hindoue.

L’affaire, en Inde, a vraiment (re)commencé il y a dix ans avec la levée de boucliers (presque littéralement : la violence physique hindoue est aussi cash que celle de Daesh) contre le livre d’un historien américain, James W. Laine, une biographie de Shivaji, le Jeanne d’Arc hindou du Maharashtra, l’Etat de Mumbai (avec les musulmans dans le rôle des Anglais). Une biographie : à savoir, une étude documentée (et psychologique : pas vraiment l’approche locale) sur la vie réelle (pas seulement le mythe) du héros hindou pourfendeur de musulmans. La vérité révélée du personnage historique n’eut pas l’heur de plaire aux gros bras du Shiv Sena, parti local un tantinet plus à l’extrême droite que l’actuel premier ministre de l’Inde.

Dans l’anti-intellectualisme ambiant, qui se double d’un anti-nehruvianisme (à rapprocher de l’actuel assaut des forces réactionnaires françaises contre les avancées sociales promues par la Résistance après la Seconde Guerre mondiale), des voix de la réaction hindoue entretiennent un climat qui a mené (comme souvent, à la veille d’élections) à l’assassinat de trois rationalistes, à des intimidations et menaces, à des censures, à la «  mort symbolique  » de l’écrivain Perumal Murugan, forcé manu militari de retirer des passages de son roman Mathoru Paagan (One part woman, chez Penguin), sans parler des lynchages de Dadri, où les assaillants avaient cru que, dans une certain maison du village, on commettait le meurtre suprême : tuer des vaches.

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Face à l’intolérance armée, à l’exacerbation des esprits agités et des gesticulations populistes, la nièce de Nehru, Nayantara Saghal, auteur (et oratrice hors pair), a renvoyé son prix littéraire à la Sahitya Akademi, institution nationale censée défendre la liberté d’expression, restée suspectement muette après les meurtres des écrivains. Depuis, Nayantara Saghal a été imitée par une pléiade d’autres intellectuels, scientifiques et artistes, dont la très engagée et médiatique Arundhati Roy.

En public, Nayantara Saghal raconte qu’il y a quelques années, à Bombay, lors d’une table ronde sur la censure où elle accusait le Shiv Sena de vouloir bannir des bibliothèques entières, le représentant du parti répliqua : «  Madame Saghal se trompe : pourquoi voudrions-nous bannir des livres alors que nous pouvons les brûler ?  » Pendant son intervention lors de la troisième édition du Festival de Littérature de Chandigargh organisé par l’Adab Foundation en novembre 2015, un pandit (chef) kashmiri s’est lancé dans une diatribe contre elle, lui reprochant de ne pas avoir eu un geste aussi spectaculaire lorsque, il y a quelques années, les pandits kashmiri furent eux-mêmes la cible d’attaques… Bien sûr, les partisans de Modi ont beau jeu de rappeler les féroces débordements d’Indira Gandhi lorsqu’elle décréta l’état d’urgence dans les années 1980.

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En privé, Nayantara Saghal raconte que, à chacune de ses apparitions publiques, elle est confrontée à ce genre d’intervenants forts en gueule, supposément rustiques mais au discours théâtral sinon carrément filmy, de toute évidence rodé dans quelque QG politique, qui interrompent en hindi (ou dans une autre langue nationale) sa présentation en anglais (que nombre d’intellectuels revendiquent comme «  langue indienne  »). Ces personnages hauts en couleurs, explique-t-elle, lui sont systématiquement envoyés par ses détracteurs : au moment des questions du public, ils se lancent dans un speech inoxydable comme la lame d’un cimeterre, et s’éclipsent tout aussi systématiquement sans écouter sa réponse (elle ne manque jamais de répondre, avec calme et brio : magistrale leçon de verbe politique).

*

Sous la bannière de l’hindutva, le nationalisme hindou veut faire table rase du brassage cosmopolite multi-religieux de l’Inde. Ecrivains et artistes se sentent, et sont, sa cible préférée du moment. (Il n’est jusqu’à la star de Bollywood Salman Khan, autrement plus médiatique qu’aucun des intellectuels ciblés, qui ne se soit attiré la foudre Internet d’hindous outrés – il est musulman –, et d’un ou deux ministres, en affirmant que l’Inde devenait plus intolérante sous Modi.

Et l’autre Khan de Bollywood, Aamir, n’a pas moins suscité la polémique, en posant sur un plateau télé la question de savoir s’il était temps de quitter l’Inde.) Réuni par le Festival de Littérature de Chandigargh (la ville indienne de Le Corbusier, asile de verdure et de moindre pollution à quelques heures de Delhi), un subtil aréopage d’intellectuels, d’écrivains, de poètes (tous, puisqu’on est en Inde, plus ou moins traducteurs) et, last but not least, de critiques, ne cachait pas son inquiétude quant au climat que fait régner en Inde aujourd’hui la faction extrême des pro Modi, prompte à monter une fois de plus les communautés les unes contre les autres.

Comme si le privilège d’exercer l’art d’écrire s’effaçait, à juste titre, devant l’urgence de l’analyse du contexte dans lequel, à toute époque, cet art s’exerce, le ton, à Chandigargh, fut d’emblée politique plus que littéraire.

A commencer par la célébration du vingtième anniversaire du magazine Biblio, pour lequel «  une bonne littérature ne peut exister sans bonne critique  ». On affirmera sans risque de se tromper que le niveau de la critique littéraire des pages de Biblio (toujours, comme on peut l’imaginer, sur le fil du rasoir financier), dépasse de beaucoup celui des pages littéraires des organes de presse français d’aujourd’hui.

L’un des livres récents évoqués (par Dileep Padgaonkar) fut le Righteous Republic de Ananya Vajpeyi, capital ouvrage sur la notion de «  république  » introduite par la nouvelle constitution lors de la création de l’Inde suite à la Partition de 1947.
«  De quoi l’Inde aurait-elle besoin pour être une véritable république et pas seulement une démocratie ?  » Autour de quatre figures majeures, Gandhi, Tagore, Nehru et Ambedkar, à chacune desquelles elle associe un concept de la philosophie indienne, Ananya Vajpeyi se pose la question de l’identité de l’Inde à travers l’identité intime que chacun de ces penseurs peu ou prou politiques, recherchait pour lui-même.

Qu’entend-on par : «  Inde  » ? (On pourrait se poser la question, on doit se la poser : que signifie : «  la France  » ?) En reprenant et amplifiant l’idée de swaraj (autodétermination – face à l’ex-empire britannique –, mais aussi maîtrise de soi), Gandhi s’interrogeait sur la quête de soi : qui voulait-on être ?
«  Se pencher sur la quête de soi, c’est donner une autre teneur à l’histoire des idées  », avance la brillante et élégante Ananya.

Opposés aux quatre combattants de la liberté cités plus haut, les théoriciens de l’hindutva, autour du R(ashtriya)S(wayamsevak)S(angh) cher à Modi, étaient influencés par le fascisme (le RSS fut fondé en 1925). Et ils le restent : les ventes de Mein Kampf se portent bien en Inde. Même si le groupe paramilitaire fut très puissant au moment de l’indépendance, l’approche gandhienne, synthétique, était et reste à ses yeux pur anathème, comme toute fusion, dont d’autres avancent, au contraire, que c’est l’essence même de l’Inde. Toutefois, en assassinant Gandhi, les extrémistes hindouistes s’exclurent de la scène politique pendant un demi-siècle, tout comme, fervents Collaborateurs, devançant les désirs des nazis, assassinant l’idée même de la France qu’ils prétendaient et prétendent représenter, les fascistes français se sont soustraits aux projecteurs politiques jusqu’à l’éclosion de la dynastie Le Pen.

En plus de la révolution politique qu’ils engagèrent, les fondateurs de la nation indienne, en pleins traumatismes sanglants de la Partition, axèrent leur réflexion sur «  l’obligation de se voir, tous, comme occupant le même espace  ». Or, malgré l’ampleur de leur vision, sans doute supérieure à celle de la constitution des Etats-Unis d’Amérique, voire de la Révolution française, les pères fondateurs de la République indienne se sont trompés : ils crurent qu’en une décennie, les castes disparaîtraient, que l’égalité suivrait vite.

Le temps a passé (de longues décennies, la plupart sous la coupe du parti du Congrès et de la dynastie Nehru engendrée par sa fille Indira), les castes sont restées et, à partir de 1991, l’ouverture du pays à la libéralisation a réduit en cendres les idéaux gandhiens et nehruviens. Doublée d’un populisme qui n’a rien à envier à son équivalent européen, l’économie indienne est toujours aussi clanique, autant qu’avant régie par le système des origines et des castes – et la corruption.

La question est donc, pour ceux qui s’en soucient (dont les intellectuels de Chandigargh) : comment les pauvres, grosso modo un tiers de la population indienne, pourraient-ils à leur tour profiter du boom, rejoindre la classe moyenne, dont l’émergence a tant tardé en Inde ? Sans compter que trente millions de jeunes Indiens recherchent du travail chaque année. Ces jeunes, le plus souvent issus des campagnes, ne peuvent y retourner car la ruralité indienne a été, à la faveur de la libéralisation et avec le soutien de l’Etat, volée aux paysans protégés par la République de 1947, spoliée, détournée, désorganisée, saccagée, bref sacrifiée par les grandes entreprises minières et autres groupes industriels. Ces jeunes, contrairement à leurs aînés pour qui la métamorphose du pays est trop rapide, la trouvent trop lente.

Sans doute la réalité économique de l’Inde modienne est-elle comparable à celle de la Chine au milieu du XXe siècle. Mais pas sa réalité sociale. En Chine, l’égalité était acquise, ce qui est loin d’être le cas, aujourd’hui encore, en Inde. Pour nombre de bénéficiaires de la libéralisation, pour la classe dite moyenne, la question de l’accession du pauvre (de l’ex-paysan, du migrant) à la petite bourgeoisie ne se pose pas : de leur point de vue, les démunis n’existent tout simplement pas, tout comme pour le nazi de La Zone d’intérêt, de Martin Amis, le Juif est invisible ou, pour le Pacaïen moyen, l’«  émigré  » (le «  migrant  », celui qui pourrait lui succéder sur le chemin de l’accession au bien-être français) est transparent.

*

Seuls les poètes de la troisième édition du Festival de Littérature de Chandigargh semblèrent réussir à s’abstraire du contexte politique, comme pour rappeler un rôle ancien de la poésie : «  lors du passage de la culture orale à la culture écrite, la poésie favorisa la mémorisation  », avança le prolifique poète Sudeep Sen. Et ses pairs du festival nous ramenèrent donc à une autre mémoire.

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On prendra grand plaisir à s’arrêter sur When God is a Traveller, de la splendide Arundhati Subramaniam, interviewée à Chandigargh par Nirupama Dutt. Grande diseuse en sari vert moiré, elle jeta en pâture au public conquis de belles et fortes phrases : «  Je parle au nom de ceux aux gamelles orange  » ; «  Toutes les langues sont honnêtes mais pas assez  » ; «  La poésie est un art ténébreux : mots et silences. Silences aussi vitaux que les mots.  »

De son côté, Sudeep Sen, qui, interrogé par Akshaya Kumar (après que le célèbre auteur militant et député glamour Shashi Tharoor se fut décommandé en raison d’obligations politiques, justement), Sudeep Sen, donc, se présente comme un «  marathonien de la poésie  ». Boulimie à l’opposé, sans aucun doute, de la très abstraite poésie française en vogue de nos jours, voire de l’ascétisme du compatriote de Sen, Jeet Thayil (dont, après le remarqué Narcopolis, on attend le deuxième roman). Thayil était venu à Chandigargh présenter un recueil de poètes indiens «  nouvelle génération  » (plutôt jeunes, souvent femmes).

Plus ancré dans la tradition lyrique (fidèle sans doute à ses origines bengalies), le dernier recueil de Sudeep Sen, Fractals, couvre la totalité de sa carrière jusqu’ici et tout un bouillonnant éventail de sujets, du bharatanatyam à la sueur érotique en passant par la guerre, l’encre et la torpeur. Sen tente de saisir l’au-delà de l’apparence, le chaos des «  ultrasons des ténèbres  », les trous noirs, dans l’espoir, avoue-t-il, d’en voir émerger des lignes de force.

Quelles lignes de force émergeront du trou noir de l’Inde modienne et immodérée, chaotique et cahotante, polluée et polluante, puante dans plus d’un sens, époumonée et dynamique, étouffée et étouffante, assimilatrice et cracheuse, excitée, aveugle, insensée, plus que jamais contrastée et contrastante, le contraire de lucide et néanmoins désireuse d’être le phare du monde ?

Après s’être beaucoup intéressés aux matches de cricket du moment, les intellectuel(le)s de Chandigargh voulurent voir un signe positif dans les résultats des élections de l’Etat du Bihar qui s’achevaient également (après une longue période de votation) le même week-end que le Festival de Littérature et que l’interminable match de cricket Inde/Afrique du Sud : après un suspense palpitant, la défaite cuisante des candidats de Modi, malgré son implication personnelle dans la campagne et grâce au front uni de ses adversaires, fut assez inattendue et spectaculaire pour réjouir, quelques heures, en tout cas, les opposants à l’obscurantisme (autant que la victoire des joueurs indiens de cricket sur la prestigieuse équipe d’Afrique du Sud).

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