Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Les filières vertes de Serge Audier

Publié le 29 avril 2017 par

Serge Audier, La société écologique et ses ennemis – Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, mars 2017.

audier-livre.jpg Politique. Grâce aux théories d’un Murray Bookchin (1921-2006) ou d’un Edgar Morin, les trois principales sources phréatiques de la gauche, le socialisme, le communisme et l’anarchisme, se trouvent raccordées depuis les années 70, à celle d’une pensée écologiste. Or cette idée qui peut paraitre un truisme ne va pas du tout de soi dans la gauche politique et intellectuelle du XXIe siècle. Même en 2017. Même sous menace majeure d’une dégradation irréversible de la planète qui se fait sous nos yeux et dans nos vies. Les déboires d’un candidat à la présidentielle comme Benoît Hamon qui a tenté d’articuler une offre novatrice pour ce qui concerne le Parti socialiste français entre le social et l’impératif écologique montre bien la grande difficulté à gauche de (se) convaincre d’un tel hybride conceptuel. Les grands vainqueurs du premier tour, Marine Le Pen et Emmanuel Macron, n’ont que faiblement intégré cette donnée, si ce n’est comme un petit supplément d’âme plaqué or.

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L’écologie n’est pas « naturellement » de gauche. La pensée écologiste révèle une impressionnante biodiversité intellectuelle qui n’a pas encore trouvé son biotope politique.

La société écologique et ses ennemis – Pour une histoire alternative de l’émancipation, est une somme-fresque dans laquelle Serge Audier, historien des idées, sans doute le meilleur en France à l’heure actuelle, et philosophe, trame de façon minutieuse, un pan ignorée, si ce n’est écartée et neutralisée par les traditions productivistes puissantes de la gauche : une « société écologique » a bien tenté d’être théorisée à plusieurs reprises et ce depuis très longtemps par des penseurs de l’émancipation. Sous le sens, tombent l’évocation d’Henry D. Thoreau (1817-1862), William Morris (1834-1896) ou Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Mais Serge Audier revivifie bien d’autres couleurs théoriques, cinquante nuances de vert au moins, imaginées par des penseurs marginaux (ou marginalisés), mais qui combinent l’écologie au progressisme et à l’héritage des Lumières. La traversée du livre montre bien que cette pensée se construit difficilement, qu’elle bifurque et hoquète, se trouve anesthésiée ou reléguée à une révolution très lointaine. L’écologie n’est pas « naturellement » de gauche. La pensée écologiste révèle une impressionnante biodiversité intellectuelle qui n’a pas encore trouvé son biotope politique.

Audier cherchant à élucider l’écheveau historique et conceptuel de ce foyer de pensée, se met lui-même dans une sorte d’approche hommage et un titre clin d’oeil à la Karl Popper (1902-1994). Ce libéral mais non fondamentaliste de marché, philosophe des sciences et de la politique, édita notamment à Londres en 1945, La société ouverte et ses ennemis. « Cette approche nous intéresse particulièrement dans la mesure où c’est aussi au nom de son attachement à ce modèle de société pluraliste et individualiste ( promotion de la liberté de discussion et d’institutions protégeant la liberté et les « désavantagés » socialement), défendu d’abord dans le contexte de la lutte contre le fascisme et le nazisme, que le Popper exprimera, à partir des années 1970, une certaine méfiance vis-à-vis de l’écologie politique. » écrit Audier. En 1972, le Club de Rome publie son rapport-choc sur les dégâts environnementaux et défis démographiques à venir, mais par contraste, l’inquiétude du philosophe qui pourtant a manifesté sa curiosité et son intérêt pour la dimension environnementale, elle, se met comme en retrait. Vingt ans plus tard, Popper qui avait du fuir l’Allemagne antisémite et hitlérienne, s’en prit même assez violemment aux Grünen (les Verts allemands) alors en pleine ascension, cultivant une méfiance agressive envers leur politique peu libérale.

« La société ouverte », concept de Karl Popper pour y voir plus clair dans les offres idéologiques de l’écologie

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Serge Audier part ainsi du concept poperrien de « société ouverte » contre « société close »pour nous guider avec un fil rouge dans un continent d’idées foisonnant. Il marque ainsi les ambiguïtés du concept dès ses origines, lorsque le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1939) forge le terme Oekologie » , (même si des Alexander von Humboldt, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ou encore Jean-Baptiste de Lamarck anticipèrent certaines de ses intuitions). Haeckel dans sa trajectoire personnelle résume très bien la dérive politique dont va souffrir le principe scientifique d’une société écologique : grand diffuseur des théories de Darwin, le libre penseur qui a tant séduit les milieux progressistes fut aussi un activiste furieux du pangermanisme, de l’eugénisme et du racisme. Il fonda la Ligue moniste allemande, pas spécialement progressiste, en 1906. Le monisme est une théorie qui défend le principe qu’il n’existe qu’un tout. Sa ligue même dissoute en 1933 comme nombre d’associations, n’a pas empêché l’influence de Haeckel d’être décelable dans le coeur nucléaire de l’idéologie nazie. La barbarie naturaliste, biologiste, néoromantique nazie (ou fasciste) a profondément alimenté l’aversion ou l’inquiétude d’une génération d’intellectuels de l’après-guerre. Et la méfiance alimentée et régulière d’une littérature libérale anti-écologiste qui se méfie de ces adorateurs de la nature préférant le brin d’herbe à la liberté des hommes.
À la décharge des intellectuels libéraux, la pensée écologiste d’extrême droite, dans la France et l’Italie de l’après-Mai 68, s’est développée à coups de thèses racistes, racialistes et biologisantes ( Que l’on se souvienne du Club de l’Horloge, des écrits d’Alain de Benoist ou d’un Henry de Lesquen qui en 2017 est devenu un influent YouTubeur). De même que se sont développées des écoles de pensée romantique ambigües telles « l’écologie profonde » (Deep Ecology) du philosophe norvégien Arne Naees qui n’a pas vraiment le souci des affaires publiques et humaines dans son corpus. Ou même Jacques Ellul et Bernard Charbonnier, lucides critiques de la technique et de la société industrielle, mais qui, selon Audier, auraient trop tendance à rabattre une démocratie libérale sur une société totalitaire. Ou encore des mouvements antispécistes et veganistes d’aujourd’hui qui infusent l’efficacité de leur idéologie dans une restriction des libertés individuelles et collectives. Des penseurs de gauche comme André Gorz ont mis en garde contre les risques d’un « éco-fascisme« . L’altermondialisme et la notion de décroissance portée notamment par Serge Latouche ont régénéré un aspect de l’écologie antiproductiviste.

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 » L’écologie paraît un luxe de riches » Zeev Sternhell

Côté libéral, dans le sillage d’un Marcel Gauchet ( » Sous l’amour de la nature,la haine des hommes« ), l’écologie est dénoncée par des philosophes de faible expansion ou essayistes malins, comme Luc Ferry et Pascal Bruckner, qui y voient une idéologie de régression et de totalitarisme. La gauche elle aussi ne demeure pas en reste de critique, et la recycle volontiers. Emblématique: Serge Audier fait ressortir le profond scepticisme, ou dédain d’intellectuels des générations des Trente glorieuses, tel un Zeev Sternhell, historien bouffeur d’anti-Lumières s’il en est, qui dans ses Mémoires le déclare sans ambages: « Il est vrai que l’écologie a été quelque chose de nouveau à gauche. Mais il est tout à fait vrai aussi que, dans l’esprit de la plupart des gens, les écologistes sont des militants qui s’intéressent à la terre et au globe plus qu’à leur existence à eux.  » En somme, « l’écologie paraît un luxe de riches, et non un besoin de la vie de tous les jours, sauf dans des cas extrêmes.  » ( Zeev Sternhell avec Nicolas Weill, Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison, Paris, Albin Michel, 2014).

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Voyage dans les pensées écolos : prophètes pré-socialistes, penseurs de l’Amérique industrielle, écosocialisme, naturalisme libertaire, Tolstoï, George Sand ou encore le merveilleux Élisée Reclus

Mais le livre fort copieux de Serge Audier sait visiter et mettre en lumière stimulante ce « continent écologique oublié des mouvements émancipateurs qui, dans leur diversité contradictoire et conflictuelle, se réclamèrent du socialisme, du communisme, de l’anarchisme et même d’une certaine forme de républicanisme. » Serge Audier a son chic pour retrouver le détail qui dérange les idées reçues ou pré-emballées. Le lecteur peut musarder avec les prophètes présocialistes (socialisme romantique, école fouriériste de l’agro-écologie, intuitions proudhoniennes,…), les penseurs de l’Amérique industrielle, le merveilleux géographe Élisée Reclus, l’anarchisme communautaire d’un Tolstoï, l’écosocialisme d’Alfred Russel Wallace, le républicain romantique Jules Michelet, Auguste Blanqui et les animaux, toutes les idéologies sur le rôle et la vie urbaine, le naturalisme libertaire, le socialisme de la nature d’Edward Carpenter, les révoltes d’un Thoreau, de George Sand, du solidarisme, de l’écoféminisme et d’utopies plus ou moins flamboyantes. Deux bémols : Serge Audier qui mieux que personne, sait tisser des relations généalogiques ou thématiques entre divers foyers de pensée, est beaucoup moins convaincant et d’une faible précision lui même lorsqu’il tente d’ébaucher une écologie émancipatrice. Ce n’est visiblement ni son rôle le plus décisif ni son talent le plus fracassant. On regrettera aussi dans ce volume impressionnant, l’absence d’index qui permettrait de saisir toute la complexité et la richesse des penseurs et pensées écologistes. Mais l’exploration passionnante et la réflexion qui en découle en valent largement la peine.lu_et_approuve_120dpi.jpg

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