Quand Dieu est manager tout-puissant
Publié le 19 octobre 2018 par Rédaction LI
Le croyant radical moderne se conforme parfaitement à l’organisation contemporaine du travail : individualiste, isolé et numérique.
Société. Dieu avant l’employeur ? Spécialiste des questions sociales, expert dans la prévention des risques professionnels, Denis Maillard a publié un essai clair, stimulant et dérangeant. Quand la religion s’invite dans l’entreprise documente les effets de la croyance religieuse sur l’organisation des entreprises, et les questions immenses qu’ils soulèvent. Lorsqu’une croyance et ses préceptes contrôlent et règlent la vie du croyant, comment peut vraiment tenir un règlement intérieur, une organisation précise et un mode de relations jusqu’alors collectif ? Il y a encore cinq ans, un essai pareil aurait été considéré comme un Ovni intellectuel dans un pays tel que la France dont la visée de laïcité est précisément de se détacher des passions religieuses. Pour 82 % des Français interrogés en 2014, « la religion représente une affaire strictement privée et personnelle » et 83 % souhaitaient que « l’entreprise demeure un lieu neutre » (Observatoire Sociovision, étude justement intitulée « Une demande de discrétion religieuse dans la vie collective », octobre 2014). Une écrasante majorité de citoyens, par ailleurs travailleurs, vit et plébiscite cette conception des affaires religieuses dans l’espace public.
La société Paprec (recyclage de papier), grosse employeuse de salariés multiconfessionnels, elle, ne barguigne pas et a laïcisé son règlement.
Un tacle de Denis Maillard : « Ce sont souvent les syndicats qui ont pris peu à peu la suite du patron paternaliste pour relayer les revendications religieuses ». À ce jeu, Force Ouvrière ne mégote pas. Depuis vingt-cinq ans, le calendrier de fin d’année FO pour les usines Peugot d’Aulnay-sous-Bois et de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) est adapté au public et aux pratiques musulmans.
La loi du 8 août 2016 (validée par la Cour de justice de l’Union européenne) est venue renforcer un cadre législatif déjà précis, permettant à l’employeur d’introduire dans son règlement intérieur une clause relative au principe de neutralité. Le salarié croyant peut se voir imposer « une restriction de la manifestation de ses convictions, notamment politiques et religieuses ». À la condition que ces restrictions tiennent compte des « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ».
La peur du mélange, de la contamination ou de la souillure
La véhémence revendiquée de la pureté religieuse est un phénomène plus perturbateur. « Avec le port du voile, le halal (« permis » ou « licite » en arabe) constitue le grand marqueur identitaire des musulmans. Se manifeste la peur du mélange, de la contamination ou de la souillure » nous indique Denis Maillard. Grâce aux travaux de la sociologue Florence Bergeaud-Blackler, on sait que le halal est aussi ce qui a favorisé puissamment l’islam de marché (des consommateurs comme les autres mais en même temps, par le jeu du marketing, qui cultivent ses différences), mais aussi induit une conception hygiéniste de la séparation sociale. Durant des siècles, le principe du halal ne concernait exclusivement que la viande cérémonielle, celle consommée lors de la fête de l’Aïd par exemple, mais massivement, à partir de années 2000, le halal s’est étendu quasiment à tout ce qui se consomme. Denis Maillard analyse : « Il s’agit de glissements successifs qui ont vu les musulmans embrasser peu à peu le modèle irano-wahhabite de consommation dite « licite », c’est-à-dire d’articulation entre le religieux et le politique. »
Cette injonction de la pureté (ce qui est pur et ce qui ne l’est pas) peut entraîner des conflits déconcertants et des confrontations symboliques graves dans le monde du travail.
Choses vues dans une entreprise pour une innocente fête de fin d’année : un conflit est né de l’exigence de salariés musulmans, réclamant d’avoir un buffet strictement halal. Ils refusaient de prendre le risque de voir leur alimentation souillée par celle des non-croyants qui partageraient leur espace.
C’est un grand paradoxe du religieux dans la mondialisation : le croyant se réfère à une communauté de croyants et de valeurs pour mieux s’imposer individuellement « La pratique religieuse qui tient souvent du bricolage est un accélérateur d’isolation au sein de l’entreprise », formule l’essayiste. Pour contrecarrer la simplicité d’accès de religion tel que l’islam et l’évangélisme dans la mondialisation, Denis Maillard préconise « une version universalisable de la laïcité et prête à l’export ». Designers de la République, à vos armes d’intelligence !
Le management moderne encourage le salarié expressif, mais le croyant radical pousse cette logique d’affirmation de soi de façon spectaculaire.
L’idée forte de Denis Maillard est philosophique : ces litiges religieux qui surgissent au sein des entreprises, certes minoritaires, ne seraient-ils pas les symptômes d’un nouveau mode de travail ? « Individualisation, subjectivisation, identité : l’organisation contemporaine du monde du travail semble taillée sur mesure pour les croyants » écrit-il. Le management moderne aime le salarié expressif. Avec le croyant radical, cette expression affirmée est poussée jusqu’au bout et de façon spectaculaire. C’est le grand paradoxe du religieux : le croyant se réfère à une communauté de valeurs pour mieux s’imposer individuellement. Ce travailleur qui se sent peu concerné par un monde du travail, traditionnel espace de civilité, est formaté par l’individualisation, la fragmentation des tâches et la numérisation.
Le défi à relever ? Recréer les conditions d’un monde du travail en commun. « Dans ce contexte nouveau de management, le travailleur croyant radical, exerçant sa foi à la manière d’un charismatique, en s’isolant, en télé-travaillant, y trouvera son compte et son épanouissement, décrit Denis Maillard. Or, je soutiens, moi, comme beaucoup d’autres, que l’entreprise devrait continuer à représenter ce « lieu d’un lien » : on ne travaille jamais seul, et la vie en société ne se déroule pas dans une bulle individualiste. »
À lire également
– Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Seuil, 2017.
– Étude 2017, Institut Randstad et Observatoire du fait religieux en entreprise.
QUE LISEZ-VOUS ?
« Ce que je lis en ce moment : plein de livres différents en même temps !
– Le dernier numéro de la revue Le Débat, notamment les articles sur le masculin (il se trouve que je suis un homme binaire…);
– L’essai des frères Tavoillot : L’Abeille (et le) philosophe (trouvé en livre de poche et en solde chez Gibert);
– Le commis de Bernard Malamud (1957, nouvelle édition chez Rivages, sur une traduction de l’anglais de J. Robert Vidal), après avoir terminé le roman de Didier Leschi, Rien que notre défaite (Cerf);
– L’essai lumineux de Pierre Musso : La religion industrielle, monastère, manufacture, usine, une généalogie de l’entreprise (Fayard). »