Le séparatisme français
Publié le 22 mai 2009 par Christophe Guilluy
Les dynamiques socio-économiques à l’œuvre dans les métropoles ont peu à peu effacé une géographie sociale traditionnelle qui opposait hier les « quartiers ouvriers « aux « quartiers bourgeois ». Ces oppositions ont laissé la place à de nouvelles fractures territoriales qui opposent désormais les grandes villes aux périphéries périurbaines et rurales.
Cette recomposition sociale des territoires a transformé la sociologie des villes par « le haut » et par « le bas » en provoquant une substitution massive de population. « En haut », la gentryfication (néologisme forgé avec gentry, noblesse anglaise/NDR) est la dynamique la plus visible et la plus déterminante. Cet embourgeoisement, notamment des anciens quartiers populaires, a provoqué une éviction massive des couches populaires traditionnelles (ouvriers, employés). Cette dynamique touche désormais l’essentiel des quartiers populaires des villes-centres mais aussi les premières couronnes banlieusardes.
Ce processus de gentryfication ne résume cependant pas la transformation socio-démographique des métropoles. Si les couches populaires traditionnelles ont quitté les espaces métropolitains, les couches populaires immigrées les y ont aussi partiellement remplacé dans des segments très particuliers du parc de logement : le parc social et le parc privé dégradé.
On le voit, le processus d’embourgeoisement n’interdit pas, dans les quartiers populaires, l’accueil des populations immigrées. Certains territoires s’embourgeoisent et s’ethnicisent en même temps. D’autres, notamment en banlieue, sont peu à peu devenus des sas où les taux de mobilité de la population sont parmi les plus élevés de France. Contrairement aux discours convenus sur les « quartiers sensibles », ces territoires ne se caractérisent pas d’abord par l’« assignation à résidence » des habitants mais au contraire par leur forte mobilité. En réalité, ces quartiers illustrent la nouvelle donne démographique française, celle d’un pays multiculturel où les « minorités ethniques » constituent désormais des « minorités relatives », et, sur certains territoires, des « majorités relatives ». Le traitement d’exception réservé à ces territoires (politique de déconcentration des populations, volonté de réintroduire de la mixité) montre que les pouvoirs publics n’ont toujours pas intégré cette nouvelle donne.
L’intensité de la transformation démographique et son corollaire, l’ethnicisation des territoires, a accéléré la dynamique de séparation initiée par les logiques économiques et foncières. Ce processus de séparation et d’évitement n’est pas un processus homogène, il ne concerne pas avec la même intensité tous les territoires ni toutes les populations, mais perdure depuis au moins deux décennies. Les pratiques d’évitement des quartiers à forte concentration ethnique ont ainsi contribué à accentuer la séparation entre catégories populaires. Si les catégories populaires « issue de l’immigration » se concentrent dans les métropoles et notamment dans les quartiers « sensibles », les catégories populaires d’origine française et européenne, se localisent désormais majoritairement à l’écart de la ville mondialisée et de ses quartiers ethnicisés. Ces dynamiques sont toujours actives et contribuent indirectement à la poursuite de l’étalement urbain et à l’augmentation des populations périurbaines et rurales.
Dans ce contexte, l’installation des nouvelles couches moyennes et supérieures dans les quartiers populaires et immigrés des villes-centres semble contredire ces dynamiques. Dans les faits, cette cohabitation spatiale repose aussi sur des pratiques d’évitement, dans l’habitat et à l’école que peu de ménages ont les moyens de mettre en oeuvre. Ces stratégies, souvent onéreuses, sont à la portée des couches moyennes et supérieures mais pas des catégories modestes et populaires qui choisissent alors, quand elles le peuvent, d’éviter les quartiers à forte concentration ethnique.
La fracture entre catégories populaires et selon l’origine, a longtemps été niée ou mis sur le compte du racisme supposé des couches populaires. La réalité est évidemment plus complexe et tient à la difficulté de prendre en compte la question de l’immigration comme une « histoire double », celle de la rencontre entre un « accueillant » et « arrivant ». Or c’est cette histoire qui a été mise en échec, notamment dans les banlieues. Aujourd’hui, la recomposition sociale et démographique des territoires montre que le séparatisme n’est plus un risque mais une réalité. Les débats récurrents sur « la ghettoïsation » ou « l’intégration » passent à côté de la question essentielle : comment « faire société » sur des territoires séparés ? Dans les villes, où les inégalités s’accroissent entre une population issue de l’immigration et une population issue de la gentryfication. Mais aussi en dehors des villes, dans ces espaces périurbains et ruraux qui accueillent des catégories populaires et intermédiaires tentées par le repli identitaire.