Eloquence politique, et karaoké rhétorique
Publié le 13 mars 2012 par Les Influences
Dieux merci, il ne s’agissait à Villepinte que d’une fraction de la population, ni la plus idiote ni la plus fine, simplement des partisans de la « piccola borghesia » qui à l’évidence ont apprécié l’éloquence du chef mais écouté poliment sa rhétorique. Eloquence et rhétorique ?
De fait le StaatsAkt de Villepinte fut suivi du karaoké de lundi (« Paroles de Français ») : comme dans une émission où un candidat choisit son thème et puis une chanson et puis répète les paroles données sur l’écran jusqu’au moment fatidique où il lui reste 6 mots à deviner, le président-candidat annonça son thème (« dire la vérité »), puis choisit sa chanson (« Je connais ta souffrance/Peuple de France etc ») avant de répéter ce qui était écrit sur ses fiches. La différence est que les six mots sont aussi sur ses fiches : « exemplarité », « protection », « travail », « famille », « insécurité », « bon sens ».
Et c’est là qu’on touche à la différence entre éloquence et rhétorique. La similarité de fond entre le montage de Villepinte et le montage karaoké est simple : tout est scripté, et que le discours ou l’intervention soit lus verbatim ou appris par cœur (technique que je détaille dans « De l’Art de séduire l’électeur indécis »), cette structure rhétorique est entrecoupée de moments éloquents. En quelque sorte l’argumentation, serrée, écrite, fichée de l’oral préparé est soulevée, à temps voulu (je conseille à mes clients de mettre une flèche montante dans la marge avec trois mots clefs comme autant de barbes) par de pseudos interruptions, qui paraissent naturelles, exprimant l’homme, le vrai, des instants d’éloquence. Hélas l’orateur alors se lâche dans l’éloquence.
Pour m’en tenir au StaatsAkt de Villepinte les « ad lib » de Nicolas Sarkozy , ces flèches sorties du texte écrit et qui semblent donc partir du cœur pour atteindre les cœurs, ont toutes provoqué des ovations et l’irruption, tonitruante, du slogan « on va gagner » : ce furent les attaques contre les intellectuels et les « idées », « dire la vérité », contre « l’assistanat » : l’effet de ces montées éloquentes est de justifier, par la naturel affiché de leur déclamation, ce que dit le candidat : « je dis ce que chacun pense au fond de soi-même », « je dis les choses telles qu’elles sont », « « je rends la parole politique crédible ».
On aura remarqué que le texte, très scripté, sur « l’injustice » ne souleva aucun émoi dans la foule. Mais ce fut quand le candidat fit son envolée lyrique sur l’assistanat, que la foule se déchaîna. Terrible moment d’éloquence populiste, qui désigne l’ennemi fraternel, et fracture le prétendu « Peuple de France », en eux et nous. Car c’est là qu’est le défaut de la cuirasse oratoire de M. Sarkozy : ses bouffées d’éloquence minent l’argumentation serrée des discours écrits. Par exemple, l’expression « Peuple de France », n’appartient pas au lexique républicain (on dit : la Nation ou le Peuple français, pas « de France » comme on disait « roi de France »…comme le dit la philosophe Madame Delsol, dans le Figaro de lundi, que « la France est monarchique » … ah bon, depuis quand ?). Elle a été inventée pour contrecarrer « Peuple de Gauche » et la Nation. Et pour faire chic, comme « Jours de France ». Bref c’est du lexique rétro. Mais cette expression rhétorique fabriquée, qui paraît unifier, rassembler, placer sous l’égide de « la France » donc, par syllogisme, du Président (tout le début du discours de Villepinte est une dissertation sur la fonction totémique de la présidence), opère, dans les moments d’interruption éloquente, contre elle-même, car alors le candidat se met à désigner des ennemis, tous français, et les livrent à la vindicte populiste : les assistés, les intellectuels, les jeunes etc.
Il devrait être très facile aux adversaires de M. Sarkozy de retourner contre lui ses envols éloquents, qui plaisent tant à ses partisans puisqu’ils montrent l’homme tel qu’il est, « en vérité » (mais pas « la vérité »), mais qui sabotent le montage rhétorique, assez admirable je l’avoue, de ses textes écrits. Il devrait se méfier de sa propre pétulance.