Le Soiïsme ou l’avènement du rien que pour ma gueule
Publié le 3 novembre 2013 par Audrey Minart
Selon le psychologue Jean-Léon Beauvois,il s’agit d’un nouvel individualisme à la « forme frimeuse et châtrée »
Serions-nous aujourd’hui de plus en plus facilement manipulables ? C’est ce qu’affirme Jean-Léon Beauvois, psychologue social spécialisé dans l’étude des manipulations et des influences. Le co-auteur du célèbre Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens paru en 1987 (Puf) écrivait plus tard dans Les Influences Ordinaires (Bourin Editeur) que « les évolutions récentes ont produit dans la population une forme d’individualisme à ce point dégradée, coupée de ses racines libératrices et propice aux influences et manipulations de toutes sortes qu’il vaut mieux faire appel à un autre concept : le soïïsme. ».
Qu’est-ce ? Une « forme frimeuse et châtrée de l’individualisme », résume notre spécialiste. « La personne est un concept complet, juridique, moral, biologique, social et psychologique », alors que le soi n’est, lui, « que psychologique ». Il n’est même qu’une « partie de la personne psychologique qui lui permet de se représenter la façon dont elle peut se voir et, surtout, de se présenter à autrui. » Résultat : « si l’individualiste prônait le droit des personnes à se défendre contre les atteintes totalitaires (…) à leurs droits à la liberté individuelle », le soïïste revendique individuellement « celui de disposer d’un soi étincelant ». Ou comment mieux ouvrir la porte aux tentations de la société de consommation, délivrant ici et là des produits supposés aider à « être soi-même »… et à rester aveugle sur les véritables marges de manœuvre dont nous disposons. Selon le psychologue, la menace nous exposerait également aux harceleurs de toutes sortes, auxquels nous aurions « vendu » le droit de définir qui nous sommes et ce que nous valons. Si ce « soïïste » n’est que théorique, caricaturé par le psychologue, ces penchants seraient susceptibles de nous concerner tous.
Le soïste n’attend plus rien de la politique et ne s’indigne plus
Par ailleurs, le soïïste n’attendrait plus de la politique « qu’elle pousse à la réalisation de sa doctrine », puisqu’elle ne serait qu’une affaire d’inclinaison individuelle. De toute manière, il ne croit plus aux utopies, et ne s’indigne plus. Se moquant de chercher des « vérités », il serait en fait en quête d’excellence… Tout pour magnifier le « Soi ». Il se fiche en outre éperdument d’être tracé jusqu’aux toilettes via le signalement de position de son iPhone, comme l’ironise le psychologue, n’y voyant pas de quelconque transgression de sa liberté. D’ailleurs, il est capable d’ « obéir ou ramper sans que cela le torture ». Finalement, le soïïste est aveugle face à cette insidieuse absence de liberté. « En s’imaginant s’être construit ‘par lui-même’ pour ‘être lui-même’, et ceci hors des influences, hors du social et des situations que nous impose le social, le soïïste s’est doté d’un soi évidemment charmant, évidemment amoureux de liberté et d’autonomie, mais d’une liberté et d’une autonomie parfaitement mythologiques ».
Avec un nouvel ouvrage portant justement sur la liberté individuelle, dédié à sa petite-fille et accessible au grand public, le psychologue social réitère. Revenant sur plusieurs expériences scientifiques, dont la pionnière élaborée par Milgram (Sur la soumission à l’autorité), le travail de Beauvois montre à quel point nos sociétés occidentales, a priori « libres », masquent finalement l’obéissance et la soumission auxquelles nous nous serions tous pliés à notre insu. Dans une société prompte à flatter le « Soi », la liberté dans laquelle nous pensons baigner ne serait en réalité que « subjective », une affaire de « ressenti ». Une liberté soïïste donc, d’autant plus aliénante, qu’elle serait susceptible « de polluer, voire de désamorcer nos revendications de liberté authentique ».