Jouissance obligatoire
Publié le 14 avril 2014 par Jacques Secondi
Dans la nouvelle économie psychique, il est interdit de s’abstenir
La rencontre
« l’homme sans gravité »
La rencontre avec Charles Melman eut lieu une semaine plus tard dans le cadre d’un entretien pour le Nouvel Economiste. Interviewer un grand Lacanien m’impressionnait beaucoup plus que le face à face avec n’importe quel économiste ou dirigeant d’entreprise auxquels j’étais rompu. Il habitait à un pâté de maison de mon propre domicile et cela me permit de me détendre en pensant à ma femme, brésilienne déjà très avancée dans la maîtrise des subtilités de la langue française mais qui, en tant que chercheur en culture alimentaire et fille de critique gastronomique, continuait à dire « pâté maison » pour désigner de la même manière une terrine artisanale et un bloc d’habitations. Son livre, « l’homme sans gravité » (Denoël), puis la rencontre avec le psychanalyste, furent des moments clés de ma recherche. La « Nouvelle économie psychique » décrite par Melman semblait faire la synthèse de multiples symptômes analysés avec d’autres techniques : le besoin de transparence absolue, le trop plein d’avoir et la pauvreté grandissante de l’être, l’économie devenue l’objectif et non plus le moyen décrit par des philosophes comme Bernard Stiegler ou Patrick Viveret, par des économistes comme Pierre-Noël Giraud, par des dirigeants d’entreprises comme Luiz Seabra ou Patrick Sirdey.
Bain forcé
« un grand fleuve de jouissance en accès-libre »
Nouvelle économie psychique
« la liberté effrayante de l’enfant auquel ses parents autorisent tout »
Service à volonté
« Il fallait vivre plusieurs vies en une seule »
En attendant tout était disponible, accessible, à disposition, du partenaire sexuel au bien de consommation. Il fallait vivre plusieurs vies en une seule, être virtuellement présent en mille endroits de la planète, entretenir sur internet des relations avec des centaines « d’amis », stocker le savoir, la musique, multiplier les expériences, les voyages, les relations amoureuses, les métiers, bref profiter, optimiser, accumuler à l’infini. Car, bien sûr, cette quête n’avait pas de fin. Celui qui s’arrêtait en route était immédiatement dépassé par les autres et donc disqualifié, tandis que les messages vantant le nouveau produit, la nouvelle performance, la nouvelle expérience à ne pas rater continuaient à résonner dans la tête du malheureux prêt à sombrer dans la dépression.
J’avais été frappé par l’expression utilisée par un ami au sujet de ma collection de titres musicaux : « tu as une grosse discothèque » m’avait-il dit. Jusque-là on disait plutôt « intéressante » « de qualité ». Désormais, c’était le poids qui comptait. La même quantité, exprimée en millions de pixel ou de gigaoctets, toujours croissante, que vantaient, faute de pouvoir expliquer quel bénéfice réel ils apporteraient à leur client, les producteurs d’objets de toutes sortes.
Jouir absolument
« Le sentiment de ne pas être à la hauteur »
Je trouvais aussi significative la photo publiée dans la presse du bureau de Marc Zuckerberg. Un post it géant collé sur le plateau portait la devise du fondateur de Facebook : « continuez à poster, mais restez concentré » (keep posting, stay focused). Il s’agissait certainement d’une mise en scène mais révélatrice. Pour le business, il fallait que chacun continue à envoyer des messages sur le réseau. En même temps, le fondateur de Facebook, intelligence brillante et qui l’avait démontré, avait saisi le danger : dans ce monde en mille morceaux où l’on pouvait passer une existence devant un écran sans un instant de silence, de vide ou d’ennui, le danger était de se dissoudre, de ne plus savoir où aller, à quoi se contraindre, quel sens donner à sa vie. A un moment donné, cette abondance absolue et l’injonction qui était faite d’en jouir absolument, créait fatalement le sentiment de ne pas être à la hauteur.
Obésité générale
« Ils n’auraient jamais assez de mains, de jambes et d’orifices pour tout saisir ou tout absorber »<
« Une envie irrépressible de ne plus rien faire »[/caption] En attendant que s’organise mieux cette nouvelle liberté, on risquait de voir de plus en plus de ces adolescents obèses et hagards réfugiés derrière leur écran ou devant leur paquet de chips. Au passage, le terme « adolescent » ne désignerait plus forcément une classe d’âge mais un état mental que de plus en plus d’individus semblaient devoir conserver leur vie entière. On assisterait aussi de plus en plus fréquemment à leur grande colère quand ils découvriraient que, face à l’obligation d’être partout à la fois et au champ infini des possibles qu’on leur faisait miroiter, ils n’auraient jamais assez de mains, de jambes et d’orifices, bouche, yeux, oreilles, œsophage et le reste, pour tout absorber et encore moins pour le digérer. Et l’on verrait se répandre ce renoncement, cette disparition du goût à entreprendre quoi que ce soit, envie irrépressible de ne plus rien faire, en version pathologique de cette difficulté du quotidien consistant à renoncer à une tâche un peu substantielle, parce qu’on ne sait plus par quel bout la prendre. Mais, là, il ne s’agissait pas de la cave à ranger ou du mémoire universitaire à rédiger. L’enjeu était, cette fois, de ne plus savoir par quel bout prendre la vie.
La part du marché
« thérapies rapides, miracles faciles, rédemption éclair »
En dehors des périodes de crise aigüe et de décompensation, le marché s’accommodait fort bien de la présence de ces nouveaux individus, pour peu qu’ils consomment le plus longtemps possible. D’autant que, avant l’éventuel effondrement final, personne n’avait plus de temps à perdre, tout devait aller très vite. Cela touchait même la manière d’aborder une psychanalyse, m’avait un jour confié mon psy. Les spécialistes des thérapies dites rapides, rencontraient un grand succès. Un peu comme les évangélistes qui avec leurs miracles faciles et leurs formules de rédemption éclair prenaient de grandes parts de marché au catholicisme plus compliqué qui tentait de s’adapter. Bref les gens voulaient des résultats rapide. Pour ma part, j’avais tenu trois ans, mais apparemment c’était bien loin d’être suffisant. Mon thérapeute, sans peut-être me comparer avec ces jeunes gens qui venaient le voir pour régler leurs problème en une séance et voulaient payer en carte de crédit fin de mois – quelle impertinence- me classait sans doute dans les victimes de la nouvelle économie psychique pour n’avoir fréquenté son cabinet « que » pendant trois ans. Je m’en sens encore un peu culpabilisé, et n’ai jamais oublié ses mises en garde contre ma volonté -c’est l’expression exacte qu’il avait utilisée – de me « carapater ». C’est ce qui me fait rencontrer de temps à autre Charles Melman en rêve. Je me vois face à lui, venu lui demander une sorte d’assentiment de ma décision d’avoir finalement arrêté les séances. C’est alors que je me rend compte que le plancher de la pièce au milieu de laquelle trône un énorme globe terrestre est élastique. Lui, se déplace par bonds légers autour de moi, tel un culbuto. Avec de petits ricanements, il me dit sévèrement que j’ai eu tout à fait tort d’arrêter ma « démarche », et que c’était à mon thérapeute d’en prendre l’initiative. Solidarité corporatiste. Ce n’est pas l’important. Le clown Melman rebondissant sur un sol mou me donnait une image du monde en apesanteur dans lequel nous évoluions.
La mort du pape
« La ferveur pour le St Père : une démonstration supplémentaire des nouvelles manières de consommer, nourriture, loisir, sexe ou spiritualité »
Pour introduire Charles Melman à plusieurs reprises dans les colonnes du Nouvel Economiste, il fallut convaincre l’actionnaire de ce journal que le nouvel état mental qui traversait la société affectait aussi l’économie. La première fois c’était à l’occasion de la mort du pape. Il y avait un paradoxe : la disparition du Saint père donnait lieu dans le monde mais aussi en France à des manifestations collectives d’amour à l’égard du St Père décédé. Etait-ce le signe d’une foi retrouvée chez les Français réputés de plus en plus indifférents aux choses de la religion, catholique en tout cas. Pas du tout répondait le psychanalyste, il s’agissait plutôt d’ une démonstration supplémentaire des nouvelles manières de consommer, qu’il s’agisse de nourriture, de loisir, de sexe ou de spiritualité.
La crise de 2008
« un monde dépourvu du lest qui équilibre les navires »
Quelques temps plus tard, la crise de septembre 2008 fournit une deuxième occasion. La chute de la maison Lehman Brothers et les réaction en chaine qui suivirent produisirent une atmosphère de fin de notre monde. Il me sembla alors voir matérialisé le paysage psychique que Melman décrivait dans son ouvrage. Il s’agissait bien d’un monde « sans gravité », avec l’ambiguité très à propos que contenait l’expression. C’était un monde où rien n’était grave, l’important étant de pouvoir continuer à consommer de toutes les manières possible, ce qui permettait d’oublier jusqu’au temps qui passe et aux échéances vitales qui s’approchent. Le crédit à taux zéro était une des plus belles manifestations de cet univers. C’était une manière d’abolir la dictature des horloges et de vivre dans un éternel présent. Au risque, à l’heure H, par exemple à la veille de sa mort, de se réveiller brutalement et de ne pas supporter l’idée de ce qui allait suivre, au point de se révolter, trop tard bien entendu. C’est un peu ce qui semblait se produite à l’automne 2008 : ce monde bien huilé où chacun était invité, pour ne pas dire sommé, de consommer à sa guise jusqu’à plus soif, du crédit, des partenaires amoureux, des marchandises, du divertissement, des images, faisait mine de vouloir s’effondrer et chacun se réveillait de l’illusion dans laquelle il avait été maintenu. Les masques tombaient. Ce monde se dévoilait donc aussi sans gravité, dépourvu du lest qui permet d’équilibrer les navires et de ramener les ballons vers le sol.