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Publié le 25 avril 2014 par Jacques Secondi
La nouvelle vitesse de circulation des émotions et des idées change la donne. Exemple au Brésil.
Le jour de la grande manifestation : « Il se souvient de l’immense plaisir ressenti, se dit aussi plus fier d’être brésilien. »
Plusieurs mois après, le souvenir subsiste de l’euphorie ressentie par les manifestants à se retrouver maître du bitume dans une ville où l’espace public semble avoir été offert sans contrepartie à la circulation automobile qui l’étouffe. Charles, un grapheur aux traits noirs de la zone Sud est un habitué des bus où il faut passer chaque jour des heures coincé dans les embouteillages alors que les couloirs de bus viennent juste de faire leur apparition, premiers effets concrets de la vague de colère populaire. Il me raconte comment le jour de la grande manifestation, il a emmené son fils se joindre à la foule. Sur leur skate board , ils ont descendu ensemble toute l’avenue Pauliste, l’artère la plus connue de São Paulo, sur la ligne de crête de l’énorme colline aplatie qui surplombe le centre de la ville et lui sert d’épine dorsale. Il se souvient de l’immense plaisir ressenti. Il se dit aussi plus fier d’être brésilien depuis, comme s’il avait retrouvé, et beaucoup de gens avec lui, une dignité succédant à beaucoup de passivité face aux conditions de vie imposées à la masse par la corruption qui sévit au sommet. « Vous avez l’habitude en France de vous exprimer et de manifester mais pour nous c’est nouveau » me dit-il. Je tente de lui expliquer que depuis bien longtemps maintenant la plupart des manifestations dans l’hexagone sont orientées sur le repli sur soi et la défense d’intérêts particuliers.
Brésil insoumis
Agrégation rapide

Cela peut commencer avec quelques bonnets rouges en colère contre l’éco-taxe ou des gilets jaunes remontés contre les rythmes scolaires pour se finir quelques semaines plus tard avec le retrait éclair d’une loi ou une réforme votée à la va vite et lâchée comme une bombe en comptant sur l’effet de souffle pour éteindre les flammes, à la manière de Red Adair. De l’escarbille à l’incendie géant, faisant feu de tout bois, le chemin semble de plus en plus court et le phénomène toujours plus fréquent. Plus souvent à l’étranger qu’en France ces dernières années : au Brésil en juin dernier où l’augmentation de quelques centavos du prix du ticket d’autobus a été l’étincelle d’un mouvement sans précédent dans ce pays peu habitué aux démonstrations de rue, en Ukraine ces derniers mois, où le mouvement pour la chute du dirigeant en place catalysait toute une variété de sensibilités politiques, de la gauche à l’extrême droite nationaliste et dans beaucoup d’autres grandes métropoles ces dernières années, de Sofia à New York en passant par Istambul. Un facteur relie ces contextes en apparence très éloignés : la rapidité de l’embrasement. Derrière, revient en force l’intuition apparue lors des printemps arabes : le rôle des médias sociaux, type twitter ou Facebook, pour expliquer non pas l’apparition des révoltes, mais leur capacité de diffusion et d’agrégation extrêmement rapide des idées et des émotions, aussi hétérogènes soient-elles au départ.
Les six niveaux de séparation : « Il n’y a plus désormais que quatre amis d’amis de distance entre deux individus qui ne se connaissent pas »
Une découverte récente conforte cette idée : le nombre de niveaux de séparation entre les individus à la surface de la terre diminue régulièrement depuis le début de l’ère numérique. Le chiffre est tombé de six à moins de cinq aujourd’hui. La question, posée dès les années vingt par le Hongrois Karinthy déjà fasciné par les progrès des technologies de la communication, puis reprise en 1967 par l’Américain Stanley Milgram, consiste à se demander par combien d’amis d’amis doit passer un individu pour entrer en contact avec un autre individu qu’il ne connait pas, y compris à l’autre bout de la planète. Jusqu’à l’apparition et l’utilisation massive des médias sociaux il en fallait 6. Depuis, il n’en faut plus que quatre ou cinq. « 4,74 » a calculé l’an dernier FaceBook, qui peut facilement se livrer à l’expérience, contre 5,28 en 2008.
Intelligence distribuée : « comme l’intelligence des groupes de chauve-souris ou d’oiseaux qui exécutent dans les airs un ballet coordonné pour échapper à leurs prédateurs »
Pour tenter de se figurer les conséquences d’une telle densification des échanges possibles entre individus différents, les spécialistes commencent à évoquer le concept de « swarm intelligence ». Cela correspond en Français à la notion d’intelligence « distribuée » ou « en essaim » utilisée pour caractériser l’évolution des bancs de poissons, des colonies de fourmis, ou encore des groupes de chauve-souris qui exécutent dans les airs un ballet coordonné pour échapper à leurs prédateurs. Il ne s’agit pas de comparer l’intelligence de ces animaux et celle des manifestants de Quimper, de Kiev ou de São Paulo, mais simplement d’observer que dans tous ces cas de figure, la cohérence globale des mouvements, contre un gouvernement, une entreprise, voire contre l’air du temps, n’est ni le fait des individus pris séparément, ni le résultat de décisions communes, encore moins commandée par une intelligence centrale. « Quand une manifestation acquiert la force et la dynamique de celles du mois de juin dernier au Brésil, on peut considérer que de nouveaux mécanismes de réseau sont à l’oeuvre, sans que personne ne puisse s’autoproclamer « meneur », à l’origine du mouvement » estime le sociologue des réseaux Augusto de Franco. On ne se trouve plus, selon lui, dans les systèmes de revendications classiques organisées et structurées du passé, ce qui explique la difficulté à comprendre les mouvements de protestation « sans tête » des dernières années, de New York à Madrid, en passant par Sofia ou Istambul. « En juin dernier, à São Paulo, chaque individu était une manifestation à lui tout seul, tout le monde était plus ou moins capable de formuler l’insatisfaction qui motivait sa présence dans la rue, mais pour chacun celle-ci était différente ».
Transformation molléculaire de la société : « les sociétés hautement interactives produisent de nouveaux phénomènes d’agrégats qui se font et se défont très rapidement »
Idées fluides contre organisation rigide : « des structures verticales et hiérarchisées face aujourd’hui à une circulation accélérée des idées et des émotions »

Face à la circulation accélérée et distribuée des idées et des émotions, les organisations, gouvernements autant qu’entreprises, ou toutes autres institutions, présentent des structures extrêmement verticales et hiérarchisées qui ne parviennent pas à réagir et à s’adapter. Raul Christiano, cadre du PSDB, le parti créé par FH Cardoso, très actif sur les médias sociaux raconte le processus qui a conduit à l’expression d’une profonde défiance à l’égard du politique. Il identifie au départ des manifestations de 2013 des thèmes de protestation spécifiques concernant des besoins mal satisfaits. « On manifeste pour davantage de moyens et une amélioration du système de transport, de santé, d’éducation dit-il, et l’on garde comme point de référence les investissements très importants dans les grands travaux de la coupe du monde ». Puis, il y a expansion hors de ce cadre. « Bien qu’il y ait eu des structures d’organisation au départ, le mouvement a rapidement débordé et cela, c’est le fait remarquable, sans aucune participation des mouvements syndicaux ou des partis politiques, voire des personnalité politiques elles-mêmes, commente-t-il. Pour la première fois au Brésil on a pu prendre la mesure de l’influence des réseaux sociaux et des médias numériques ». En pratique, les manifestations, estime-t-il, se sont finalement transformées en gestes de négation de la classe politique brésilienne. « Le rejet a visé tous les partis, y compris et cela a été la grande surprise le Parti des travailleurs (fondé par le président Lula actuellement au pouvoir avec Dilma Roussef à la présidence NDLR) ». Le PT, en effet, était jusque-là encore perçu comme le parti exemplaire,le gardien de la morale et de l’éthique. « Pendant longtemps il n’y a eu aucun questionnement sur ce point reprend Raul christiano. Même après 2006, (année du scandale du mensalao, mécanisme d’achat de votes en faveur du PT au parlement NDLR) les élections ont continué à être largement gagnées : présidence, congrès, municipalité, gouvernorats. Mais, déjà, le parti n’agissait plus comme mobilisateur des luttes communes, pas plus d’ailleurs que les organisations syndicales ou étudiantes. Toutes ces organisations ont fait l’objet d’une défiance croissante et ont été mis dans le même sac par la population. »
Le social et la technique : « L’essence du réseau n’est pas Face book »
« La société fonctionne toujours plus en réseau reprend Augusto de Franco et les médias sociaux lui fournissent l’outil qui facilite cette distribution plus large et multidectionnelle des liens entre individus. » Mais les organisations non: « les entreprises comme les gouvernements restent organisées pour un monde plus hiérarchisé que distribué » ajoute-t-il. Ce qui ne facilite pas l’adaptation à leur environnement et débouche sur des situations où les représentants du pouvoir se retrouvent pris au dépourvu, à nouveau comme au Brésil l’été dernier, où Dilma Rousseff, la présidente, a cru longtemps à un simple mouvement d’humeur des usager des transports en commun, ou en France aujourd’hui, où l’écotaxe a cristallisé de manière inattendue et très rapide les frustrations contre le gouvernement . « Rien ne sert de chercher à savoir qui, du social ou du technique, détermine l’autre » considère le sociologue des réseaux Francis Jaureguiberry, qui repousse l’idée simpliste de « révolution Facebook » apparue à l’époque des printemps arabes. « On peut à ce sujet décliner la phrase d’Heideger sur l’essence de la technique qui n’est pas technique, estime Renato Janine Ribeiro, professeur d’éthique et de philosophie politique à l’université de São Paulo, cela donne : l’essence du réseau n’est pas Facebook, l’essence des mouvements que l’on a connu n’est pas l’outil qui leur a servi de moyen de diffusion ».
Typologie des révoltes : « Aujourd’hui, chacun est capable de d’identifier les impacts de mai 1968, mais pas sur le moment »
une expression collective ».
Il faut, par contre, tenir compte, poursuit Francis Jaureguiberry de « la disposition des TICS à fonctionner comme capteurs d’émotions, d’attentes et de revendication, et à la fois comme caisse de résonance et de propagation immédiate » . Il y a interaction estime de son côté Augusto de Franco en évoquant la naissance d’un nouvel espace social capable d’allers retours constants entre le monde virtuel des médias sociaux et le monde physique de la manifestation de rue : « plus de distribution génère plus de connectivité qui génère plus d’interactivité ».