Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Borecore

Publié le 7 décembre 2015 par

L’hyperconnexion devait le tuer, mais le comportement des adolescents sur internet tend à prouver, que bien au contraire, l’ennui a fini par se généraliser : ce dont se réjouissent quelques psychologues et chercheurs en sciences sociales

Face à sa caméra, devant plus de 1700 personnes connectées à sa chaîne de discussion YouNow en plein milieu de l’après-midi, un jeune adolescent d’une douzaine d’années débat avec feu, de la couleur de sa mèche aux reflets blond-roux… Un saut de puce numérique plus tard, une seconde utilisatrice invite les 600 personnes suivant ses moindres faits et gestes à parcourir son profil Instagram, où des photos de deux-roues s’intercalent entre quelques selfies grimaçant et un panel quasi-exhaustif de tout ce que l’Amérique peut offrir comme variétés de junk-food. Filles, voitures de courses possédées dans un jeu vidéo, sports, maquillage, il n’est guère de sujet de conversations triviaux que le hashtag #bored ne déverse par téraoctet sur les site de livestreaming vidéo comme Meerkat, Periscope ou, dans les cas précités, Younow. Cette tendance massive au voyeurisme apathique et à la production de non-contenu n’ont pas tardé à titiller les journalistes du monde entier, à commencer par Jenna Wortham du New York Times, qui désigne dans un article en date du 3 avril 2015, ce flux décomplexé de productions non-virales sous le terme de Borecore. Ainsi est né un phénomène issu de la rencontre entre l’hyperhabilité numérique des jeunes générations, les possibilités offertes par les nouveaux outils de communication et l’éternel ennui des ados.

Ceux-ci, via des applications comme Snapchat, qui permet d’envoyer des photos non-stockées s’autodétruisant à la manière des messages secrets dans les films d’espions des années 1960, s’échangent des millions de photos par jour sans but précis, si ce n’est celui de celui tuer le temps. Tandis que ces réseaux sociaux ont longtemps été jugés comme étant des amplificateurs aux prédispositions narcissiques, égocentriques et vaniteuses de ses utilisateurs, ils se trouvent désormais être un banal catalyseur de l’ennui des ados connectés, dont l’usage du tout numérique se révèle bien différents de celui que leur avaient promis leurs ainés. Et si Internet, plutôt que de faire disparaître l’ennui, avait plutôt contribuer à le le propager comme sentiment dominant sur la Toile ?

Il ne serait plus possible d’être seul…

Cette pseudo-disparition de l’ennui, la pédopsychiatre et médecin-chef du centre-médico-psycho-pédagogique La passerelle, Dominique Texier, l’a parfaitement exprimé dans un abécédaire du monde de l’adolescence paru en 2011, Adolescences contemporaines. À la rubrique Ennui, naturellement, on peut lire ceci : «  Idéalisé par les romantiques, l’ennui est aujourd’hui insupportable. Il faut avoir “la pêche“. De tout temps, les discours ont proposé des pansements possibles à cette béance de l’être. Une des finalités des discours sociétaux est de fixer le désir sur des objets, de rendre des objets désirables en les valorisant, aujourd’hui au moyen d’outils médiatiques, d’images publicitaires. Le travail propre de chaque culture consiste à offrir des réponses au désir, de construire des discours de référence qui viennent tamponner la béance du désir. Notre époque a trouvé dans l’objet de consommation sa forme de réponse.  ».

C’est ainsi qu’est né un discours publicitaire à la mode aujourd’hui encore, comme par exemple chez les vendeurs de services numériques ; la moindre pub pour un opérateur téléphonique ou un site de rencontre suffit d’ailleurs à s’en convaincre. Il ne serait plus possible d’être seul, puisque l’on peut supposément rencontrer la personne parfaite à n’importe quel moment. Il ne serait plus non possible de s’ennuyer, puisque tout le loisir et toute la culture du monde tiennent désormais dans la poche. N’importe quel téléphone peut désormais transporter 100 albums, quinze livres en versions numériques, ainsi que des milliers de photos documentant les plus beaux instants vécus par son possesseur, faisant de chaque utilisateur le héros d’une vie riche en aventures et en selfies délirants. Pourtant, le constat chez les jeunes générations n’est pas si reluisant, voire paraît même particulièrement cruel pour quiconque croirait le mythe contemporain de l’hyperconnexion salvatrice. Selon la psychiatre spécialisés dans l’adolescence, «  l’ennui des jeunes persiste. Le renouvellement incessant des objets ne suffit pas à combler le vide. L’ennui leur est encore un recours. Ils insistent, leur désir n’a pas d’objet.  »

Acédie, Renaissance, Stendhal, Werther…

En utilisant le terme de persistance, Dominique Texier rappelle une notion fondamentale : l’espèce humaine, dès lors que sa survie a été assurée, s’est aussitôt ennuyée. Faisant remonter l’existence de la notion d’ennui au XIIe siècle, et son étymologie au bas-latin (inodiare, qui signifierait «  être un objet de haine  »), Patrick Lemoine, psychiatre et auteur de S’ennuyer, quel bonheur !, fait remonter non sans humour les origines de l’ennui, ce plaisir coupable que le démiurge christique s’octroie depuis le septième jour de la création, au meurtre d’Abel par Caïn. Grand vice du catholicisme, l’ennui devient acédie dans le vocable religieux moyen-âgeux, et désigne dès lors l’épuisement et le doute face à la vie monastique que ressentent ceux s’éloignant du chemin de croix. Paresse et Ennui sont ainsi repris à l’Homme pieux au profit du travail manuel et de la production de biens monnayable comme le vin ou la bière, seule source possible de revenu pour les abbayes.

Ce n’est qu’à la Renaissance que l’ennui apparaît comme une étape nécessaire, voire une épreuve à accomplir. Comme le note Lemoine, «  C’est à cette période que naît l’idée de l’ennui productif, d’une douleur morale nécessaire au génie créateur.  » Ainsi vera-t-on Charles Quint abdiquer pour se retirer au couvent, mais aussi Rabelais l’anticlérical affirmer que «  le temps est père de vérité.  » Le temps, ennemi de la productivité et de la morale religieuse qui ne veut voir que des mains jointes, et aucun pouce se roulant.

Pour Patrick Lemoine, c’est également à ce période que l’ennui entre dans les rites initiatiques, tels que ceux de la chevalerie ou ceux de la franc-maçonnerie. Par extension, il deviendra également celui plus universel du passage de l’enfance à l’âge adulte, ainsi qu’un terreau propice à la création. L’ennui comme source d’inspiration, est une idée lourdement portée par les romantiques, qui l’utiliseront comme moyen d’expression de leur rébellion face au rationalisme et aux valeurs morales classiques, à l’instar de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, ou, avant cela, de Werther sous la plume de Goethe dans Les souffrances du jeune Werther. Ces personnages, hérauts d’un genre autodestructeur, incarnent la posture romantique absolue en refusant l’ordre du monde et en acceptant une différence conduisant inéluctablement à une mort précoce. C’est ainsi que naîtra l’idée du Mal du siècle, liée à un rebasculement dans le domaine de la médecine et le social pour l’ennui devenu neurasthénie.

Deux formes d’ennui

Or, pour Lemoine, s’il existe des formes néfastes d’ennui, liées à notamment l’isolement, celle-ci est à dissocier de sa forme choisie, que la psychologie s’accorde de plus en plus à juger positive. Explications du spécialiste : «  Il y a deux formes d’ennui. L’ennui pathologique, symptôme de la dépression et d’autres maladies psychiatriques, qui est improductif et douloureux. Et l’ennui «  normal  », positif voire indispensable, qui s’apparente à la rêverie, et que je défends. C’est quand même un ennui consenti, sur lequel on a une relative maîtrise. Quand vous ne savez pas combien de temps cela va durer (dans une salle d’attente) ou que vous n’avez pas vraiment le loisir d’être absorbé dans vos pensées (en voiture sur l’autoroute), c’est toujours plus difficile. Mais l’ambiguïté a aussi été entretenue par la culture catholique.  »

L’ennui positif est un point de vue partagé par Dominique Texier, mais aussi par Sandi Mann et Rebekah Cadman. Ces deux chercheuses en psychologie de l’université du Central Lancashire ont publié en 2013 un article sur le pouvoir de l’ennui, après en avoir testé les vertus productives. Pour ce faire, celles-ci ont confronté plusieurs groupes à des tâches plus ou moins répétitives avant de les lancer dans des travaux d’ordre plus créatifs. Or, à l’issue de ces tests, les réalisations jugées plus astucieuses sortirent de l’esprit des groupes ayant eu à réaliser des activités ennuyeuses et passives à effectuer avant. Un résultat logique selon Patrick Lemoine, pour qui, outre la créativité, l’ennui développe également une meilleure adaptabilité au monde qui les entoure, ainsi qu’une meilleure résistance aux comportements addictifs.
« Les enfants trop sollicités deviennent des intolérants à l’ennui et donc plus facilement addicts. […] L’ennui à petites doses dès la petite enfance permet de développer l’imagination, la créativité, l’introspection, une forme d’autonomie. » Le Borecore trahirait-il cette tendance des adolescents à devenir esclaves des nouveaux outils ? Lemoine ose la question : «  Dès lors que l’on n’est pas capable de rester face à soi-même, on fait avec ce que l’on a. La drogue, l’alcool et… pourquoi pas l’addiction numérique ?  »

Internet Addiction Disorder ? Au contraire !

Ainsi formulé, le Borecore pourrait être imaginé comme une dépendance nouvelle au numérique plutôt qu’en tant que version actualisée de l’éternel ennui ? Cette idée d’addiction au numérique, le docteur en psychologie Yann Leroux, membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, la rejette avec virulence. Pour lui, l’idée d’un Internet Addiction Disorder, telle qu’elle fut soumise en 1996, relève non seulement du domaine du fantasme, mais trouve de surcroît ses origines dans une blague lancée par le docteur Ivan Goldberg. Comme le dit Leroux : «  Quand on ouvre un manuel de pathologie, on en trouve toujours une qui nous correspond  ». Or, dans le jeu vidéo, comme dans le domaine plus large encore du numérique, plusieurs typologies de jeu et activités utilisant des capacités cognitives bien distinctes existent, empêchant d’établir une typologie aussi rigide face à un ensemble aussi lâche. Selon lui, l’usage intensif des outils numériques (internet, jeux vidéo, …) masque avant tout des difficultés sociales qui viennent causer les comportements compulsifs. Ainsi, l’adolescent contemplant frénétiquement des livestreaming ou postant intensivement des clips anodins sur Vine n’est pas dépendant de l’outil en lui-même, mais s’en sert pour masquer ses problèmes, tout comme un joueur invétéré peut chercher à ne pas avoir à se confronter à la réalité. L’ennui s’élabore en psychologie comme une défense face à un vide, un temps de transition dont les bienfaits courent jusqu’en séance de psychiatrie, tandis que l’addiction en elle-même est à percevoir comme un palliatif à ce même vide. Au final, le Borecore ne serait-il pas justement une pratique psychanalytique sauvage que s’offrent nos sociétés. En partageant son ennui sur un écran plutôt que sur un divan ? Une chose est sûre : si riche d’enseignements sur l’état de nos sociétés et de notre culture, le Borecore n’est pas près de nous ennuyer. >

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