Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Alain Deneault, contre le «  penser mou  »

Publié le 25 mars 2016 par

Les gouvernants sont devenus des gestionnaires, les universitaires ont été poussés à produire davantage, les étudiants ont été contraints à ne penser leur avenir qu’au sein de l’entreprise et les médias ont endormi les masses. C’est que la démocratie n’est plus : bienvenue en médiocratie. Le philosophe Alain Deneault dresse un état des lieux très sombre de son Canada natal. Mais le constat vaut aussi pour le reste du monde.

alain_deneault.jpg Philosophie politique. Apparu en France au XIXe siècle, le terme de «  médiocratie  » caractérise «  le gouvernement de la classe moyenne  ». Avec le temps, son acception a évolué. Elle définit aujourd’hui «  la domination des médiocres  », ou comme la qualifie le philosophe canadien Alain Deneault, «  ce stade moyen hissé au rang d’autorité  ». La faute à qui ? Sans doute d’abord à une cohorte d’imposteurs qui ont pu s’ériger en experts et délivrer du matin au soir leurs recettes toutes faites pour que «  le pays s’en sorte  » — de la pure novlangue orwellienne. Mais aussi à nous-mêmes qui avons laissé impunément s’installer et prospérer ceux que l’écrivain allemand Hans-Magnus Enzensberger qualifie d’« analphabètes secondaires  ». Comment s’en sortir ? L’auteur de La Médiocratie propose une solution radicale développée en conclusion de son livre : «  Procéder à une rupture des logiques pernicieuses et destructives. Collectivement s’affranchir. Rompre ensemble. Co-rompre.  » L’objectif à atteindre est séduisant mais excessivement ambitieux et délicat tant l’entreprise de sape intellectuelle a commencé tôt. Retour en arrière.

influenceurs_250.gifPrenons l’université d’abord. Pour Alain Deneault, elle s’est couchée devant le monde entrepreneurial. Ce qui n’est pas étonnant quand on lit les mots du recteur de l’université de Montréal : «  Les cerveaux doivent correspondre aux besoins des entreprises  ». Cette sortie n’est pas sans rappeler, bien sûr, les propos de Patrick Le Lay, ancien patron de TF1 qui avait parlé de «  temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola  ». Tout se passe maintenant comme si ce lieu du savoir qu’est l’université n’avait plus pour ambition que de former des jeunes dont la finalité serait de servir les intérêts de la seule industrie alors que les études supérieures pourraient être pensées comme un moment propice à la recherche d’une transformation sociale. Les enseignants eux-mêmes sont transformés en force productive – ils sont contraints de publier toujours davantage – et en seraient réduits à former des jeunes moutons de Panurge, «  ces consommateurs de l’enseignement et des diplômes offerts sur les campus, […] passés au rang de produits eux-mêmes  ».

La quantité au détriment de la qualité : voilà bien le maître-mot d’une société embarquée dans un effrayant «  culte de la performance  », pour reprendre le titre d’un des livres du sociologue français Alain Ehrenberg. Toujours plus vite, le temps c’est de l’argent. Chômer ne devrait plus, dans ces conditions, relever d’un ouvrage comme l’entendait pourtant l’écrivain suisse Denis de Rougemont. Aller vite pour ne plus laisser aucune place à l’intellect, «  mettre en place les conditions de la transmission  ». De la soumission même pourrait-on corriger. Et cette «  philosophie  » doit s’appliquer partout : pas seulement dans les universités mais aussi dans les salles de rédaction, les cabinets ministériels. Comme elle a commencé il y a longtemps déjà à pénétrer les salles des marchés financiers, «  ce système fonctionnant en vase clos entre une poignée d’acteurs qui “ne savent pas où ils vont”  ». Et nous, citoyens qui subissons cette exigence permanente de rendement, cette «  torture  », pensons-nous seulement à des moyens concrets de remise en cause de cette abjection économique, sociétale ? Non.

Ce renoncement, cette apathie généralisée, s’expliquent par le fait que les citoyens sont de plus en plus biberonnés au lait télévisuel qui affaiblit les cerveaux et annihile toute contre-offensive intellectuelle.

Pourquoi ? Parce que, selon Alain Deneault, nous croyons encore à l’idée d’un hypothétique «  ruissellement économique  ». Nous nous imaginons que l’enrichissement de certains finira bien par nous profiter un jour. Nous oublions, mais l’auteur nous le rappelle, que la richesse appelle la richesse et qu’elle n’alimentera que l’entre-soi : «  en 2013 […] les Chinois fortunés avaient placé 658 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. Ces données sont continuellement en hausse.  » Il ne devrait pas être nécessaire d’en rajouter pour provoquer une colère citoyenne légitime. Nous devrions depuis longtemps former un bloc consistant, tous unis derrière les syndicats, seule instance à accompagner notre courroux. Et bien non : sous nos latitudes comme en Amérique du Nord «  le mouvement syndical abandonne le syndicalisme de combat qui l’avait rendu jadis plutôt solidaire de la classe ouvrière internationale, pour faire front commun avec le patronat québécois contre ses concurrents étrangers.  »

Ce renoncement, cette apathie généralisée, s’expliquent par le fait que les citoyens sont de plus en plus biberonnés au lait télévisuel qui affaiblit les cerveaux et annihile toute contre-offensive intellectuelle. La petite lucarne n’a pas son pareil pour délivrer de sirupeux messages sur le bonheur éternel de vivre dans une société de confort. Et en cas de crise, de catastrophe, eh bien c’est tout simple : on servira aux téléspectateurs des gens célèbres appelés à la rescousse «  pour qu’on en reste à de la gestion d’affects. Surtout qu’on n’en vienne pas à cultiver de manière critique ces états d’âme  ». La société du spectacle est redoutable tant est grande sa capacité à tuer la moindre tentative de résistance. Tout peut être récupéré pour être plus présentable. Alain Deneault a bien raison de convoquer un classique de la littérature porté à l’écran pour étayer ses propos : «  Le film Le Guépard de Luchino Visconti l’exprime puissamment : la geste révolutionnaire peut révéler une vague de changements structurels que les élites accompagnent pour que rien ne change. »
En fait, il ne faudrait pas lire La Médiocratie. Car la noirceur qui s’en dégage donne parfois envie de passer à d’autres méthodes de contestation. On entend déjà les esprits soucieux de démocratie pousser des cris d’orfraie : aucune action violente n’est justifiable en démocratie, il en va de l’existence du contrat social. Certes, mais à rétorquer sans cesse cet argument tel un réflexe pavlovien, on en vient à accréditer la thèse que la perversion, pardon la corruption de la démocratie, est encore à venir. Or là-dessus, Alain Deneault est catégorique : «  Non plus dire : la corruption menace indéfiniment la démocratie, mais du principe de démocratie désormais corrompu découle un nouveau régime qui répond au nom de “gouvernance”  ».

Non, il ne faudrait pas lire La Médiocratie. Car ce livre oblige le lecteur à prendre conscience de sa faiblesse, sa poltronnerie, sa bassesse à laisser faire, laisser agir. Tous ceux qui seront dépourvus de ce sentiment, une fois refermée la dernière page de cet essai, pourront «  reprendre une activité normale  » comme disait le sosie de PPDA dans les Guignols de l’info sur Canal Plus — avant que Vincent Bolloré ne vienne tout remettre au pas. Ils pourront continuer comme si de rien n’était.
Quand la télévision était encore en noir et blanc, il y avait un programme chaque soir qui s’intitulait «  Bonne nuit les petits  ». Chaque soir, Nicolas et l’ours Pimprenelle venaient aider les enfants à s’endormir. Aujourd’hui, les marchands de sommeil sont légion. Réflexion faite, il faut absolument lire La Médiocratie. Tant que l’esprit est en veille, il y a encore de l’espoir.

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