Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Les enquêtes radicales du sociologue Fabien Truong

Publié le 3 mars 2018 par

L’idée : Se mettre dans la tête d’Amédy Coulibaly en s’immergeant dans son biotope : « la seconde zone » d’une banlieue française. Par Emmanuel Lemieux

Fabien Truong, Loyautés radicales. L’Islam et les « mauvais garçons » de la nation, La Découverte, 236 pages, 20 euros. Octobre 2017.

truong-islam.jpg Il s’agit d’un récit-essai (ou le contraire) dans lequel circule la silhouette zombie du terroriste de l’HyperCacher, Amédy Coulibaly. On y voit son entourage, sa trajectoire et ses relations de banlieue, tout un univers de «  mauvais garçons  » de l’islam et de la nation.
Fabien Truong, sociologue, professeur agrégé à l’université Paris-8, et surtout enquêteur et narrateur de talent, s’est intéressé à reconstituer le paysage social et humain de cette banlieue sud parisienne dans lequel a évolué, infusé, s’est construit autant qu’il l’a rejeté, Amédy Coulibaly. Le récit scientifique, une sorte d’«  ethnographie post-mortem  » peut aider à comprendre et n’excuse surtout rien.
Les «  loyautés radicales  », le titre de son livre ? Il s’agit de «  l’expression très concrète d’un ensemble de fidélités aux personnes qui comptent et à ce qui vaut, explicite Fabien Truong. Elles s’éprouvent au quotidien par des dons et des contre-dons, des dettes morales, des obligations sociales. Elles disent, en creux, l’intensité du sentiment de loyauté envers ce que valorisent les proches dans le quartier, mais aussi, de manière plus générale, la nation française et le système économique occidental. En cela, les référents restent pluriels.  » Reste à voir lesquels exercent le plus d’influence.
Le chercheur a «  contextualisé  » et tenté de comprendre les engrenages et les ressorts d’une dérive.

Les « microécarts individuels » et les chroniques de la «  seconde zone  »

La trajectoire d’«  Amédy  » comme l’appelle volontairement tout le long du récit Fabien Truong pour mieux en marquer la banalité, suit les cercles partagés de ses relations : l’éducation et son décrochage, le désir d’émancipation, la délinquance juvénile, l’identité viriliste du mauvais garçon, le manque de travail et de reconnaissance sociale, les braquages, la prison jusqu’à «  l’islam d’en bas  », s’accumulent chez lui pour former une pile de haine. Mais pourquoi pas chez les autres justement ?
On ne naît pas terroriste islamiste, argumente l’auteur, et il n’y a pas d’automaticité à le devenir alors que l’on se retrouverait dans le même bain d’acide social. Fabien Truong est un sociologue des «  microécarts individuels face à une condition commune  ». Il existe une force des injonctions sociales certes, mais lui coexistent des déterminations et des marges de manœuvre.

Son enquête nous rend bien plus de subtilité et de profondeur que les conclusions trop lisses et un peu trop péremptoires à notre goût (le néolibéralisme a le dos très très large). C’est dans cette ambivalence qu’offre le terrain que ce livre prend une réelle valeur et saveur.
Dans les marges de la ville, à la mixité sociale de plus en plus théorique, d’où se retirent petit à petit comme on part en morceaux, services publics et commerces, où se «  développe une banalisation du stigmate et de la honte  » et faute de mieux, l’affichage médiatique d’une politique sécuritaire, un moteur collectif persiste remarque le chercheur. «  Si parmi les «  banlieusards  » ou les musulmans, il existe une forte hétérogénéité des destins sociaux, l’obligation d’affronter le stigmate reste un dénominateur commun. Les jeunes diplômés du supérieur comme les résidents de la seconde zone ; les familles quittant les cités d’habitat social comme celles qui sont condamnées à y demeurer ; les musulmans conciliant piété et attachement à la République comme ceux qui jugent leur foi incompatible avec les lois françaises : tous partagent une commune épreuve, à la fois intime et politique, de diffamation sociale.  »
On peut s’en sortir bien sûr par les études et la vie de couple, mais dans les banlieues étudiées, cette liberté minuscule et décisive à la fois des individus s’asphyxie dans ce que le chercheur appelle la «  seconde zone  ». Ce n’est pas le nom d’un palier létal de jeu vidéo, pas plus que le titre d’une BD de Marc Caro, mais une zone de conditionnement des existences très particulière. Fabien Truong détaille : «  La seconde zone est cet endroit physique (quartier, prison) et symbolique dont vous ne pouvez plus vous extraire. Vous êtes prisonniers dans cette nasse et impasse sociale parce que c’est un espace de relations et de représentations qui sanctionnent le fait de vivre à l’écart : dans et par l’illégalité. On s’y sait à part. Le secret devient un ciment de la loyauté. Les bombes humaines qui s’y fabriquent ont entre 20 et 30 ans. Pour certains d’entre eux, rejoindre le groupe État islamique a représenté la solution pour s’enfuir de la seconde zone, se sentir moins sale socialement et moralement, connaître une nouvelle position de reconnaissance.  » Plus qu’ailleurs, dans la seconde zone, la réalité se diffracte, se fragmente. On vit dans les rets de relations multiples, parallèles, contradictoires. Sous pression. Ces jeunes vivraient «  une dissonance très particulière  » de l’existence, une «  véritable difficulté à pouvoir se dire et se penser.  »

L’islam, la machine à laver les mauvais garçons

Ici l’islamisme fonctionne comme une machine à laver les mauvais garçons hantés depuis très jeunes par l’idée qu’ils vont mourir de façon violente, (l’ultralibéralisme de la dope, les règlements de compte, les violences intrafamiliales, l’urbain enclavé et dégradé ça aide). Ils «  font du sale  » et se sentent sales. La religion les dégagerait de l’impasse, l’efficacité de la rhétorique califale les ferait agir dans une dimension plus grande qu’eux, même si les pratiques sont plastiques et tiennent du bricolage individuel. «  Je ne suis ni musulman, ni islamologue, encore moins prophète, avertit Fabien Truong dans son livre. Et s’il faut le confesser, je ne crois pas en l’existence de Dieu.  » C’est une honnêteté qui l’honore et qui peut faire plaisir à ses pairs mais à «  n’examiner que la charpente  » on voit bien que le seul mode explicatif sociologisant des religions modèle Max Weber n’est pas suffisant, et que la mise en cycle d’autres disciplines de sciences humaines et sociales sera toujours plus enrichissante. Comme le suggère par exemple, l’apport d’un ethnopsychiatre comme Tobie Nathan. Ou encore les théories de l’anthropologue Philippe Breton sur ceux qui renoncent à passer à l’acte tout en soutenant la cause (Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?, La Découverte, 2009- Lire notre entretien ).

Quand Coulibaly était Hugo la masse

Fabien Truong, lui, rejette d’emblée les termes de «  radicalité  » et de «  djihadisme  » qui lui semblent être des mots-écrans qui vous baladent dans un labyrinthe de concepts, n’expliquent rien et nient la diversité du phénomène. Alors, qu’est ce qui a fait muter «  Amédy  » le bad boy en Coulibaly le sanguinaire islamiste ? Autant spoiler, le récit n’y répond pas vraiment.
Sur Amédy Coulibaly, il écrit : «  Fils de travailleurs «  modèles  » et frère de neuf sœurs ayant mieux réussi socialement que lui, Amédy Coulibaly n’est de ce point de vue pas un cas anodin. Sa famille condense tragiquement l’hétérogénéité d’un monde dans lequel il est possible de s’en sortir silencieusement comme probable de s’enfermer dans une impasse.  »
Ainsi, des pages bien documentées et assez spectaculaires narrent le «  master de la prison  », ce passage universitaire des mauvais garçons. Comme un jeune l’explique à Fabien Truong : «  La prison, elle ne m’a rien fait, c’est juste un truc normal. Enfin c’est l’occasion de retrouver du monde et de faire plein de contacts avec des gens qui vont t’aider à faire de l’argent. Mais c’est aussi chiant parce que c’est la mort, il n’y a strictement rien à faire d’autre – à part faire des pompes, prier, lire ou se branler  ». Dans cette «  université d’à côté  » comme ils la surnomment, Coulibaly (condamné à 6 reprises) lui a tranché en imaginant, dirigeant et tournant avec une caméra de poche clandestine et sous le pseudo de Hugo la masse, un petit documentaire intitulé Reality Taule. Durant plusieurs mois, il a filmé avec des complicités de cellules, le quotidien de Fleury. Objectif de l’intéressé : «  Montrer que c’est vraiment la merde et que tu deviens fou là-bas  ». Le sociologue a longuement interviewé ses taulards acteurs et les aèdes de la seconde zone. Le lecteur peut comprendre aussi sa haine viscérale pour la police suite à la mort devant lui de son meilleur ami Ali à l’âge de 19 ans, de trois balles dans le ventre lors de leur interpellation tandis qu’ils piquaient une voiture, et de sa culpabilité d’être le survivant. De même, sa pratique de l’islam, collectif chez les Maliens, le hiérarchise au bas de l’échelle de la communauté immigrée et le pousse à un bricolage très individualiste. Il trouve plus sûrement un écho à son «  imaginaire politique flottant  » qui «  donne une consistance au «  nous  » et un sens à la mort  » au contact du leader et prédicateur islamiste Djamel Beghal en prison. Reste que malgré toutes ces pistes empruntées, le zombi Coulibaly file entre les doigts de l’auteur et de son lecteur. Mais il fait toucher du doigt des expériences vécues par tous ces «  mauvais garçons  » de la nation lorsqu’ils se trouvent dans ladite seconde zone.

Le plaisir de l’enquête et de l’écriture

truong-influs.png La force de cet essai mais également du travail de Fabien Truong en général est de savoir restituer ses observations et ses rencontres de terrain par une écriture de qualité, une énergie de feu et une narration aussi vive qu’inventive. Le plus frappant lorsque l’on consulte les notes référentielles de son ouvrage est de s’apercevoir de la pauvreté des enquêtes de terrain des chercheurs français en sciences sociales sur ces thèmes brûlants. Voilà une dizaine d’années que le chercheur laboure son terrain, et de livre en livre, fait évoluer ses « personnages », des jeunes gens que l’on retrouve depuis Des Capuches et des hommes (Buchet-Chastel, 2013, Prix de l’écrit social) en passant par Jeunesses françaises. Bac +5 made in banlieue, La Découverte, 2015) jusqu’à cette saison 3 qu’est Loyautés radicales.

Le livre débute par le 13 novembre 2015 avant qu’il ne devienne le 13-novembre. Ce jour-là, coïncidence perturbante pour la suite, il se trouve en compagnie de son confrère Gérôme Truc, sociologue et auteur de Sidérations. Une sociologie des attentats (Puf, 2016). Les deux chercheurs songeaient depuis longtemps à travailler ensemble. Les carnages de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher leur en ont donné l’occasion, le CNRS a lâché des financements pour d’importants plans de recherche tous azimuts afin de mieux comprendre l’islamisme, le terrorisme ou encore le suivi des victimes. La dystopie urbaine de l’Essone, la plus pauvre et la plus jeune du département, est le lieu ou à vécu Amédy Coulibaly, et le terroriste a un peu plus plombé encore la réputation de la ville qui a pourtant accueilli stipule la fiche Wikipédia, Sidney Bechet qui y composa «  Petite fleur  ». Depuis janvier 2015, ces habitants stimulent auprès des Grignois, l’écriture de messages de paix.
Après leurs entretiens grignois, Fabien passe la soirée à Alfortville avec des musiciens potes de jeunesse. Une bonne soirée jusqu’à ce que débordent des réseaux sociaux et des médias d’info continue, un effroi de buzz. Ce soir-là un autre monde bascule. En sociologue, immédiatement il se dit que statistiquement une de ses connaissances risque de perdre la vie. Un couple ami meurt assassiné à bout portant au Bataclan, tandis qu’un autre ami très cher sort indemne. Il apprendra aussi la disparition d’un «  ingé son  » très proche. Manière d’exorcisme ? Le sociologue qui dit ne pas comprendre grand-chose à l’islam essaie de décortiquer depuis le plus finement possible les relations très particulières de ses jeunes gens à cette religion.

Intellectuellement proche du sociologue Loïc Wacquant – on pense en lisant Truong à son Parias urbains (La Découverte, 2006), ainsi qu’à leur refus partagé de qualifier les banlieues françaises de «  ghetto  » modèle américain —, très proche de Stéphane Beaud – qui assura sa direction de thèse, le parraina et partage avec lui la direction d’une collection à la Découverte – Fabien Truong sait malgré tout rester lui-même.
Dans son premier livre, il partait drôlement en guerre contre «  la pensée spaghetti  », celle qui comme dans un Sergio Leone, «  essentialise le bon, la brute et le truand  ». Avec Loyautés radicales, ce sociologue surdoué confirme la Truong touch : le roman vrai d’une jeunesse du XXIe siècle.

lu_et_approuve_120dpi.jpg > Loyautés radicales de Fabien Truong ( La Découverte) fait partie de notre sélection des meilleurs essais 2017. Une longue enquête de 30 pages sur l’enquêteur qu’il est lui est consacré dans le N°2 de la revue IDÉES (décembre-janvier 2018). En vente en librairie ou ici.

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