La mort impossible de Michel Butel
Publié le 22 août 2018 par Rédaction LI
Le créateur de L’Autre journal et de L’Impossible est décédé le 27 juillet. Romancier de la presse et enquêteur de sa mémoire, il concevait un journal comme une oeuvre d’art.
La littérature était son Autre amour, qui obtint le Médicis en 1977. L’Enfant est son dernier roman. Il y en eût cinq, pas un de plus. Michel Butel ne fut jamais l’écrivain du siècle qu’on lui prétendit qu’il serait dès son premier livre. Dans ce tout dernier livre mince et fluet comme un jeune homme, les mots s’amenuisent, les sensations rétrécissent et recherchent l’essentiel d’une vie. Convoqué au chevet d’un enfant à l’agonie, l’auteur en devient, à sa demande, sa voix récitante qui déploie ses visages familiers et ses phosphènes de souvenirs. Dans la religion juive, le kadish dit des orphelins est d’ordinaire récité par le fils aîné du défunt. Le livre troublant inverse cette mémoire.
Il était d’un autre siècle, né en septembre 1940. Tarbais d’origine, une mère avocate, un père pionnier de la Sécurité sociale, il faillit devenir fou à l’âge de 14 ans. Il fut encagé au collège Saint-Maximim, un établissement disciplinaire pour surdoués à la redresse. C’est d’ ici qu’il forgea sa liberté de toute sa vie, dans l’écriture d’un journal car un journal permet « cette conversation qui s’instaure malgré le désespoir ». Il aurait pu être un adolescent dirigé par Truffaut. Il signa ses poèmes sous le pseudonyme de Michel d’Elseneur. À la Sorbonne, dans les tumultueuses années 1960, Il fréquenta Pierre Goldmann, et plus de vingt ans après son assassinat irrésolu, nous disait un peu mystérieusement que « jamais il ne trahirait le pacte d’amitié » qui les liait, même s’il avait du affronter des réalités cruelles plutôt que le ciment romantique de la jeunesse. Dans sa préface à une réédition des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, fait à la demande de la veuve de Goldmann, Butel ne délivra rien de confidentiel, fidèle à son pacte. Il expliqua simplement comment on pouvait être jeune dans les années 60, et comment on peut essayer de tenir sa garde.
Avec Michel Butel, le monde avait le droit à son journal intime.
À 44 ans, il réalisa sa plus belle oeuvre indiscutable, L’Autre journal. Fasciné par le papivorisme, il est l’inventeur de ce magazine mythique, épais comme un almanach et foisonnant comme une encyclopédie de l’actualité et de l’air du temps. Nombreuses et nombreux se vulcanisèrent à ce volcan. Un maître dans son atelier, entouré de ses disciples. Un artiste de presse qui tint son rang de décembre 1984 (le mensuel devient hebdo en 1986) à 1992. Une belle anthologie d’articles et de rencontres issue du magazine ( Butel détestait le terme de revue) et publiée par Les Arènes en 2012, donne une (petite) idée du diamant culturel que fut L’Autre journal.
Qu’était-il devenu toutes ces années ? Un mort-vivant de notre mémoire culturelle. Parfois, souvent, dans ses rêveries de café, et entre prises de Ventoline ou de cortisone, Il parlait de relancer L’Autre Journal et en prévision, achetait quelques tonnes de papier à noircir. Après L’Autre journal, il y eut Encore, L’Azur ( un quotidien de 4 pages romantique sur papier avion), L’Ami et L’Impossible. On rattachera également en 1974, sa collaboration à L’Imprévu de Bernard-Henri Lévy, mais aussi un livre, L’Autre livre, conçu comme journal intime compilant choses vues et fragments autobiographiques, lettres et coupures de presse, poèmes et éloges, et édité par lui-même. Les romans de Michel Butel pouvaient se concevoir comme ses propres journaux, entremêlant l’intime intense et le grand large du monde. Romancier de la presse, reporter de sa mémoire, Michel Butel est l’héritier direct des publicistes et des libellistes qui n’hésitaient pas à faire métier d’éditeur-libraire.
À 71 ans, il tenta de réveiller le volcan, s’élançant dans la création du mensuel L’Impossible, remuant ses anciens amis, se fâchant avec d’autres, se perdant dans ses envies et dans un nouveau monde numérique, s’enlisant dans la crise de la distribution de la presse, calant rapidement devant la maladie. De cette dernière épopée, reste le témoignage de Christian Perrot qui, même en désaccord avec l’impossible Butel et claquant la porte, tient haut l’héritage moral depuis, avec son site époustouflant, L’Autre quotidien.
Michel Butel nous disait en 2012 : « Je vis de la compagnie des fantômes de mes amis ». On le retient volontiers dans la nôtre.