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#Politique

Les Gilets jaunes et la société ingouvernable selon Grégoire Chamayou

Publié le 2 février 2019 par

Coïncidence des temps : au moment de l’irruption des Gilets jaunes, le philosophe publiait son essai sur la contestation dans la France des années 70. Passées au tamis : Les ressemblances frappantes et la différence fondamentale entre deux époques.

Philosophie politique. Dans un essai paru cet automne, La société ingouvernable (La Fabrique), le philosophe Grégoire Chamayou nous propose une plongée dans les années 1970 pour montrer de quelle manière les mouvements protestataires d’alors, et le contre-mouvement libéral qu’ils ont suscité, ont constitué un moment charnière de l’histoire du capitalisme. A la lumière du mouvement dit des «  gilets-jaunes  », les réflexions qu’il propose se révèlent tout à fait d’actualité : vivons-nous à nouveau un moment de «  société ingouvernable  » ?

«  Partout, ça se rebiffait, décrit le philosophe.fab_13x20_chamayou_18_exe2.jpg Aucun rapport de domination n’y échappait : insoumissions dans la hiérarchie des sexes et des genres, dans les ordres coloniaux et raciaux, de classe et de travail, dans les familles, sur les campus, sous les drapeaux, dans les ateliers, dans les bureaux et dans la rue ». À quelques arrangements près, cette description du zeitgeist américain du début des années 1970 pourrait parfaitement coller à l’atmosphère insurrectionnelle que traverse la France, 50 ans après mai 68.

Trait commun entre 68 et 2018 : la totale incompréhension des gouvernants, confrontés à un mouvement dont le ressort fondamental leur échappe largement.

À l’époque, le monde occidental était confronté à une profonde remise en question de l’ensemble des procédés par lesquels les hommes se dirigeaient les uns les autres – à l’échelle des entreprises comme des sociétés. Or, qu’observons-nous aujourd’hui ? Défiance vis-à-vis de toute institution (politique, économique, journalistique), rejet de la norme, crise du rapport à la vérité : qu’est-ce que le mouvement des «  gilets-jaunes  », si ce n’est une nouvelle «  crise de gouvernabilité  », concept élaboré par Michel Foucault et aujourd’hui revisité à l’aune de la puissance des réseaux sociaux ?

Il serait tentant, en effet, de mettre en relief les similitudes entre les deux périodes. Dans le monde du travail, d’abord : hier, multiplications des indisciplines ouvrières massives pour protester contre l’aliénation à l’usine ; aujourd’hui, explosion du phénomène du bore-out en réponse aux bullshit jobs (David Graeber, Les Liens qui Libèrent, 2018) du bureau. Au sein de la sphère économique, ensuite : hier, attaque du système même de la libre-entreprise et du modèle de la multinationale ; aujourd’hui, très forte résonance des discours remettant en cause la mondialisation et pillage de plusieurs magasins de marques emblématiques (Chanel, Apple, Nike). Au sein du champ politique, enfin : érosion du modèle démocratique, hier sacrifié sur l’autel de la liberté économique (le «  libéralisme autoritaire  » de Pinochet), aujourd’hui appelé à faire de la place aux hommes forts (le général de Villiers à Matignon).

Dernière concordance des temps, et non des moindres : la totale incompréhension des gouvernants, confrontés à un mouvement dont le ressort fondamental leur échappe largement. Après 30 ans de croissance forte, on pensait, à l’instar du sociologue américain Daniel Bell (The End of Ideology : On the Exhaustion of Political Ideas in the Fifties, Glencoe, Free Press, 1960), que la société de consommation entrainerait assurément le dépérissement de la conflictualité sociale – le travailleur se trouvant «  domestiqué  » par les promesses d’une vie meilleure, garantie par la hausse régulière des salaires et l’accès au crédit. Après 10 ans de crise économique, on pensait pouvoir identifier les catégories de population les plus à même de se révolter, celles connues pour leurs traditions de lutte ; or, comme le souligne sur le site AOC, le philosophe Jacques Rancière, «  [le mouvement des gilets jaunes est le fait de gens qui normalement ne bougent pas  ».

Grand absent du moment : la question de la responsabilité des entreprises

Toutefois, une différence fondamentale sépare les mouvements de contestation des années 70 de celui des «  gilets-jaunes  »: la question de la responsabilité des entreprises. À l’époque, la responsabilité de la «  crise de gouvernabilité  » était équitablement répartie entre le champ politique et le champ économique – à raison, on soulignait alors le poids considérable que les grandes entreprises avaient pris dans la société. Irving Kristol décrivait l’effet des grandes entreprises ainsi dans Two cheers for capitalism (Basic Books, 1974) :

«  Les grandes entreprises, étant donné leur gigantisme, les implications de leurs décisions pour les vies de tous, ne sont plus vues comme de simples affaires économiques privées, mais comme des institutions de pouvoir à dimension publique. Voilà pourquoi on leur demande des comptes qui vont au-delà de la profitabilité économique  »

Dans les années 70, les grandes entreprises se trouvent de fait au cœur des réflexions. Abondaient alors, dans le champ intellectuel, les propositions pour établir une véritable «  théorie de la démocratie économique  » à même de résorber les conflits : c’est même pour sortir de la crise de la «  société ingouvernable  », nous explique Grégoire Chamayou, que fut pensée, construite et mise en œuvre ladite Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE). Plus largement, l’une des façons de redonner du crédit au système capitalistique, sur des bases à la fois morales, politiques et économiques, a été de concevoir l’entreprise comme une entité politique à part entière : c’est le courant du « managérialisme éthique  » qui, à partir des années 50, se conçoit comme un «  art d’exercer le pouvoir économique sous la forme d’une certaine politique privée  ».

Aujourd’hui, force est de constater que pour caractériser le malaise social, ce sont exclusivement les défaillances du système politique qui sont pointées. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de souligner, alors que les grandes entreprises exercent une domination stylistique inédite sur notre quotidien – influençant nos manières de manger (McDonald’s), de s’habiller (H&M), de communiquer (Facebook), de se déplacer (Uber), jusqu’à notre rapport à la performance (Nike), à l’amour (Tinder) ou à l’espace (Amazon) – que la responsabilité de ces grandes entreprises dans l’expression des frustrations est encore largement impensée.
Où est donc le débat autour de la responsabilité des entreprises dans la sortie de crise des «  gilets-jaunes  » ? Si, comme l’a montré l’Observatoire des marques dans la Cité (Havas Paris, 2018), 60% des Français considèrent que «  les entreprises ont aujourd’hui un rôle plus important que les gouvernements dans la création d’un avenir meilleur  », alors la réponse à la crise de gouvernabilité des «  gilets-jaunes  » ne peut pas être seulement institutionnelle et politique. Disons-le tout net : si les marques cherchent à s’engager pleinement dans les enjeux de la Cité, comme le montrent toutes les études récentes, elles devront aller bien au-delà des primes de fin d’année jusqu’ici annoncées.

Pourquoi ne pas profiter du Grand Débat national annoncé par le président de la République pour faire entendre leurs voix ? Ne sont-elles pas au centre du jeu lorsqu’on parle «  transition écologique  » et «  réorganisation des services publics  » ? Au sein même des entreprises, n’y aurait-il pas un fort enjeu démocratique à résoudre la contradiction, déjà pointée il y a 50 ans, entre le système politique du citoyen qui est démocratique et le système économique du travailleur qui est autocratique ? Sous beaucoup d’aspects, l’interpellation de David E. Ewing (Freedom Inside the Organization: Bringing Civil Liberties to the Workplace, McGraw-Hill, 1978) reste parfaitement d’actualité :

«  Depuis presque deux siècles, les Américains se sont vus reconnaître la liberté de la presse, le droit de libre expression et de rassemblement, le droit à des procédures judiciaires en bonnes et dues forme, le droit à la vie privée, à la liberté de conscience – mais dans les entreprises, ils ont été privés de la plupart de ces libertés civiles-là. À partir du moment où un citoyen américain passe la porte de l’usine ou du bureau de 9 heures à 17 heures, il est à peu près sans droits. Le salarié continue bien sûr d’avoir des libertés politiques, mais pas celles qui importent.  »
C’est à cette condition que pourra s’instaurer un «  nouvel esprit du capitalisme  » (Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999) , qui ferait de l’engagement non plus une simple stratégie de réponse face aux contestations, comme le dénonçaient les activistes dans les années 70, mais un nouveau paradigme à même de transformer le rôle des entreprises. C’est en s’appuyant sur l’engagement des entreprises que l’on pourra peut-être plus aisément répondre aux demandes sociales et démocratiques caractéristiques de ce nouveau moment de «  société ingouvernable  ».

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