Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Pourquoi les idées politiques n’existent pas

Publié le 1 janvier 2021 par

IL MANQUE UN TERME SPÉCIFIQUE À LA POLITIQUE, COMME LE « CONCEPT » POUR LA PHILOSOPHIE OU CELUI DE LA « FONCTION » POUR LES SCIENCES.

«  Si vous êtes pris dans le rêve de l’autre vous êtes foutus  », Deleuze.
On peut regarder sur la Toile une vidéo de Gilles Deleuze, « Qu’est ce que l’acte de création ? » filmée en mars 1987, dans les derniers éclats de l’intelligence créatrice française. Après cela, rideau, le Mur de Berlin tombe et «  send in the clowns  ». Le philosophe y parle de l’acte de création justement. Penché sur sa table, en chandail mais portant chemise avec boutons de manchette, bref vêtu paradoxalement, le maître, car il en fut un, explique, touche à touche, ce qu’est une idée : «  Un potentiel engagé dans un mode d’expression  ».

Le philosophe Gilles Deleuze (DR).
Le philosophe Gilles Deleuze (DR).
Chaque mot compte ici, comme toujours dans la Grande Génération – Barthes, Lacan, Foucault accusés à tort et à travers d’être des discoureurs abstrus, de beaux parleurs, des vaticinateurs du langage, eux qui au contraire pesaient leurs mots mais avec une créativité, une inventivité que les clowns qui viendront après eux, confits de fiel et de suffisance, à la fois jalouseront, pilleront et imiteront avec bassesse et arrogance (pas de noms). Décryptons, comme on dit, en pécore, à la télé : Une idée est un potentiel, bref tendue vers le pouvoir. Une idée est engagée, bref comme quand on embraie une vitesse elle est déjà motrice. Une idée est un mode d’expression, bref elle a besoin de mots et d’agencements de mots selon un certain mode, une rhétorique.
Deleuze, qui dans cette conférence parle de cinéma, offre alors une distinction de vocabulaire : un philosophe crée des concepts, un scientifique des fonctions, un cinéaste des blocs de «  mouvement-durée  », tous ont des idées mais chacun dans son mode d’expression.

On dit «  idée politique  » afin de dissimuler la pauvreté des idées qui sont censées encadrer la vie politique.

Mais où est le problème, pour nous citoyens et souverains d’une république, avec le mot «  idée  » ? Car il manque un type d’idée à l’appel : «  Philosophe ? Présent ! Savant ? Présent ! Cinéaste ? Présent ! Artiste ? Présent !  » Où est l’idée politique, la créativité politique, le mode d’expression politique, le penseur politique? Ce que Deleuze lance au cinéaste, «  le concept c’est pas votre affaire  », on peut le jeter au visage des politiques et des penseurs politiques : «  Le concept c’est pas votre affaire !  ». Il faudrait un terme pour définir l’idée politique – comme les philosophes disposent de «  concept  » et les mathématiciens de «  fonction  ». Il n’en existe pas.
Mieux, on dit «  idée politique  » afin de cacher le fait qu’un terme ajusté n’existe pas. On dit «  idée politique  » afin de dissimuler la pauvreté des idées qui sont censées encadrer la vie politique. Les politiciens parlent de leurs idées par ruse et vanité, mais surtout pour respecter le «  mode d’expression  » qui est le langage de leur caste et que les citoyens, leurs sujets, veulent entendre. Les citoyens acceptent la ruse par lâcheté ou ignorance – et parce qu’eux aussi pensent qu’ils ont des idées «  en politique  » quand ce ne sont que des préjugés, des désirs, des haines même, dont le langage, réduit au mode d’expression niveau zéro «  moi je crois que  », rabote les aspérités tant que la violence ne fait pas directement irruption.
Les idées politiques sont un animal hybride à la fois par son ascendance et par son engeance. Elles viennent de quelque part et produisent quelque chose sur une ligne rhétorique qu’on nomme «  politique, programme, conception, vision  » – puisqu’une une idée, y compris politique, est «  un potentiel engagé dans un mode d’expression  ». Côté ascendance on sait bien que certains politiciens sont allés à l’école où ils ont récolté une culture faite d’extraits de livres et de lectures de seconde main, un peu de Montesquieu, un peu de Marx, un peu de ceci et un peu de cela, à tire larigot, à coup de «  grand oraux  » et autres rites de passage où ce qui compte est la maîtrise du discours dominant : leur «  bagage intellectuel  », comme on dit, est un machin d’idées qui devient une machine à fabriquer des programmes politiques. Une machine à puissance. C’est donc ce que je nomme l’engeance, du bon vieil Ancien Français «  engier  », qui signifie «  accroître la puissance de quelqu’un  ». On subodore qu’ingénierie sociale rôde à proximité. Cette engeance c’est évidemment comment des idées de bric et de broc se trouvent machinées, tournées, bobinées en «  vision  » pour la France – en puissance et en pouvoir.
L’acteur politique désire montrer qu’il a des idées au sens où elles affirmeraient une constance éthique, une cohérence intellectuelle et, paradoxalement, une capacité assumée de pouvoir chevaucher des idées contradictoires en toute connaissance de cause, l’ «  en même temps  » qui signe un vrai «  savoir faire  » d’État.

Car ce sont les facs de droit qui de longtemps ont formé le personnel politique aux «  idées  », et à ce fameux «  mode d’expression  » rhétorique : le programme politique.

Ici souvenons-nous que le discours des «  idées politiques  », le mode d’expression dont parle Deleuze, est très récent. Ce n’est pas une donnée naturelle de la politique : ce n’est qu’en 1959 que parut le premier manuel des idées politiques, «  le Prélot » [[Histoire des idées politiques, Marcel Prélot (et Georges Lescuyer), 1959, incessamment republié]]. Il était destiné aux facs de droit où se constitua cet animal caméléonesque, «  la science politique  » – car ce sont les facs de droit qui de longtemps ont formé le personnel politique aux «  idées  », et à ce fameux «  mode d’expression  » rhétorique : le programme politique.
Or, en 1960, en pleine installation de la république gaulliste, quand se mit en place l’État gestionnaire, plein de projets, de plans, bref d’ «  idées politiques  », le grand Jean-Jacques Chevallier, une autorité sinon l’Autorité, se chargea de recenser le manuel de Prélot, un OVNI à l’époque. Et voici ce qu’il écrivit, ponctuant sa phrase d’un point d’exclamation – il s’étrangle de fureur: «  J’avoue moins bien comprendre l’option sur laquelle M. Prélot insiste en faveur du politique au double détriment de l’histoire, en tant que cadres chronologiques, et de l’idée, s’il est vrai que la vertu formatrice, si grande, de l’histoire des idées politiques bien enseignée tienne avant tout à l’enchaînement intime des trois termes qui désignent cette discipline !…  » [[Jean-Jacques Chevallier in Revue internationale de droit comparé, 12 (4), 1960, pp. 877-880]].
Dans le style à la Sacha Guitry de l’époque, ça veut dire : pour former, dans une fac de droit, le personnel politique il faut leur enseigner l’histoire chronologique des institutions politiques et les concepts philosophiques ayant trait à l’organisation de celles-ci et donc de la vie politique. Voilà pourquoi Chevallier, auteur d’ouvrages monumentaux sur l’histoire des institutions politiques écrit «  idées  » tout court, pas «  idées politiques  ». Certes se faire damer le pion en 1960 par Prélot ne dut pas beaucoup lui plaire, mais ce qui importe ici est l’accent qu’il place sur d’une part «  histoire  » des institutions et d’autre part sur un «  bon enseignement  » des philosophes qui ont réfléchi à des concepts politiques. On revient donc à Deleuze et au concept: Machiavel à la Renaissance, Hobbes au 17e siècle, Rousseau au 18e siècle, Marx au 19e siècle ont inventé des concepts (le réalisme politique, la souveraineté, le contrat social, la plus-value), pas des «  idées  » politiques.
Alors, les idées politiques, que sont-elles ? Ce sont donc des produits dérivés et la mise en scène de préjugés, selon les opportunités. Les cours en fac d’idées politiques fabriquent l’apparence d’un savoir spécifique du politique : ils servent à conforter l’expression de préjugés personnels ou sociaux, montés en graine, et à faire accroire que le plaisir pris au «  potentiel  » de puissance qui est leur enjeu, est rationnel, argumenté et dévoué au bien commun évidemment. Les «  idées politiques  » clamées sur la place publique fabriquent le politique, mais leur intérêt, pour l’observateur, tient à comment des concepts souvent complexes, fruits de la créativité de philosophes, sont déclinés en produits de consommation pour l’acquisition du pouvoir et en slogans de communication.

La caractéristique inhumaine des régimes autoritaires et celle, déshumanisante, de l’idéologie actuelle en démocratie est que ces régimes et cette idéologie s’en tiennent à deux ou trois idées simples, enseignées comme des vérités absolues, donc des concepts philosophiques parés de prestige, et proclamées comme tels, en contraignant au silence, par la force ou par l’intimidation, ceux et celles qui osent dire : «  Mais ce ne sont que vos idées politiques !  » Les idées politiques sont en fait des croyances aléatoires que leur montage en discours rend comme nécessaires et incontournables.
Mais les «  idées politiques  » souvent ne valent et n’acquièrent de force que par l’action d’intellectuels, transfuges ou traîtres de la philosophie, ou de la science, ou des arts, qui prêtent main forte à transformer leur «  potentiel engagé dans une mode d’expression  », leur montage, en une domination brutale ou insidieuse – «  le rêve de l’autre  », pas le vôtre, s’impose alors à vous.

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