Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

« Fasciste ! Islamo-gauchiste ! » (etc.)

Publié le 24 février 2021 par

De l’influence liberticide des mots vagues

« Toute idée générale ressemble à un chèque bancaire. Sa valeur dépend de celui qui le (ou la) reçoit », Ezra Pound, A.B.C. de la lecture, 1934.

Fasciste ! Woke ! Pédo ! Mot bruyants, mais vagues. Une vague bruyante même. Mais influente : flux et reflux d’idées encore plus vagues que les mots qui portent et emportent cette marée polluante.

Je prends un exemple, « Fasciste ! ». Aux États-Unis, de l’autre côté de l’Atlantique, le Gulf Stream a rejeté sur leurs rivages ce mot en bois flotté  depuis chez nous. Ils l’adorent ce mot importé : les conservateurs  américains accusent Black Lives Matter d’employer des méthodes fascistes, les médias de droite traitent la « cancel culture »  des minorités d’ « activistes » (encore un néologisme dont on se passerait bien …) d’être fasciste, et tous ceux qui refusent la « woke culture » et la « social justice » sont des « fascistes », à commencer par la Cour suprême et Mickey Mouse. Dans la rivalité Ukraine-Russie le mot est lancé de part et d’autre de la ligne de démarcation : pour les Russes le fascisme qualifie l’ennemi de la Mère Patrie ; pour les Ukrainiens sujets de l’OTAN le fascisme est russe. Allez savoir.

C’est un machin verbal, en pilote automatique

Car le mot est vague : il appartient à chaque fois à une culture politique différente. Aux Etats-Unis, qui n’ont jamais connu de régime fasciste sur leur sol ou à leur frontière, le mot est codé « raciste », Ku Klux Klan, et même désormais « White » selon la logique que : tout White est privilégié et le fascisme défend le privilège racial, donc tout White est un fasciste qui s’ignore.  Le contenu idéologique du fascisme et de l’antifascisme en Amérique est intellectuellement nul. En Angleterre le contenu idéologique possède des racines enchevêtrées dans leur nationalisme insulaire et la gloire impériale de « Rule Britannia », mais il reste marginal politiquement. En France, au contraire, le fascisme relève d’un ancrage intellectuel fort et même prestigieux  – et trempé par un passage au pouvoir durant l’interrègne de 1940-45 et son opposition continue à la 5e république. Ni les Américains ni les Anglais n’ont qui que ce soit de cette tenue intellectuelle – hormis Ezra Pound que ses compatriotes jetèrent dans une cage en fer en 1945, où leur plus grand poète entama son chef d’œuvre, Les Cantos pisans. Pound était-il fasciste ? Va savoir. Et si tu ne sais pas, dis « fasciste ! », ça remplit le vague de ta pensée.

Mais, pour nous en France, et en Europe occidentale, en lançant « fasciste » à tort et à travers, à propos d’événements qui ont lieu aux États-Unis, on subit, encore une fois, l’américanisation de notre langage politique qui escamote une idée au profit d’un slogan. Pire : on se prend soi-même au piège d’un mot devenu vague, et du coup, à l’américaine, on se prend à croire en une idée vague, une idée de marketing politique. Le fait que les médias américains sont devenus une machine verbale à expectorer des mots vagues, que nous adoptons, les yeux fermés et la bouche ouverte, pensez là, maintenant au petit dernier, « woke », n’arrange pas nos affaires.

Nous sommes devenus le perroquet du Plombier de Fernand Raynaud https://www.ina.fr/video/I06268516/: à force d’entendre le plombier (yankee) rabâcher « c’est le plombier », le volatile (gaulois) répond « c’est le plombier ». Le perroquet n’a aucune idée de qui est ou de ce qu’est un plombier. Coco répète ce qu’il a entendu derrière la porte. Nous sommes Coco, pas Charlie

D’où cette question : comment des mots vagues, ça parle en politique ?

Le langage politique est rarement fabriqué avec des mots précis, et rarement avec des idées précises, c’est-à-dire, des définitions précises de contenu. Les programmes électoraux sont longs et verbeux, et si on les décortique souvent incohérents ou répétitifs: c’est l’impression d’ensemble qui compte et l’enrobage de discours prononcés à une tribune ou sur un plateau télé qui sont effectifs, les mots qui « font de l’effet » comme on dit, même si les idées sont indigentes. Dans les situations critiques les mots sont d’autant plus efficients qu’ils sont vagues.

Trois exemples, pris à rebours des légendes BCBG.

Dans l’Appel du 18 juin 1940, on trouve cette phrase : « Cette guerre est une guerre mondiale ». C’est une expression grandiloquente mais vague. La France venait d’être battue à plate couture en quinze jours pour avoir déclaré la guerre à l’Allemagne en vue de garantir les frontières de la Pologne (en 1945, oublié). Rien de « mondial » là-dedans. Mais le vague grandiloquent du mot « mondial » fit de l’effet. Ce qui compta fut cet effet d’amplification qui était un leurre : masquer une  pitoyable débâcle et Paris, Paris ! ouverte et livrée sans combat aux mains de l’ennemi. Nous sommes battus et humiliés, mais « c’est mondial » dit le Général, avec une belle sonorité, vague. En 1945, 99% des gens se persuaderont de ça.

De même,  le 17 juin 1940, Pétain déclare : « Je fais à la France le don de ma personne ». Le Maréchal fit son effet, mais c’était une formule grandiloquente car vague était ce mot, apparemment sonore, de « don » : comment un vaincu peut-il se donner à quiconque une fois qu’il s’est donné au vainqueur puisque vaincu et rendu il ne s’appartient plus ? Mais 99% des Français se rallièrent au « sauveur de la France ».

Lors de la transition de l’apartheid à la démocratie en Afrique du Sud les leaders, qui n’avaient aucune envie de s’entretuer, étant les uns comme les autres au bout de leurs forces, et gardaient tous l’œil sur la vertu de la finance,  commencèrent par s’entendre sur un vocabulaire restreint qui aurait un effet sur la population blanche et noire, tout en sachant bien que ces mots clefs avaient un sens différent pour les uns et les autres, comme « démocratie », « transformation », « réconciliation » ou « vivre ensemble ». L’accord sur les idées qui conduisirent à un accord de paix et puis à un accord sur les principes de fond qui à leur tour guidèrent l’écriture de la constitution (ce fut ça la chaîne logique), s’entama par un accord sur des mots laissés dans le vague rhétorique, laissés dans le flou en attendant des ajustements techniques sur l’organisation des institutions et des transferts financiers d’élite à élite, tout cela recouvert sous des mots, vagues s’il en est. Mais ça fonctionna, à 99%, comme je l’ai décrit dans Amnistier l’apartheid.  

Le produit de ces trois montages de langage  fut plutôt probant – comme quoi le vague sert à quelque chose en politique, si on ne considère la politique que sous l’angle de l’efficacité dans la prise et la rétention du pouvoir, elles-mêmes comprises comme un calcul du profit net (matériel ou symbolique) à en tirer, enveloppées et servies par une rhétorique de dissimulation et de dissemblance dont des mots creux, « vagues », font l’affichage. Quand un politicien nous dit « je vais être clair », soyez certain qu’il ne peut pas, et ne doit pas l’être.

Mais d’où vient l’idée de mots vagues ?

Depuis les débuts de la philosophie en Grèce ancienne, il existe une distinction formidablement simple concernant la connaissance : nos idées se forment soit par la perception, soit par l’intellection (en grec classique : aisthêsis et noêsis, percepts et concepts). Si j’entends rabâcher à la télé que l’ancien président Trump est un fasciste (ou pire, un « nazi »), coup après coup de perception sonore et visuelle, je finirais naturellement par croire en la conception qu’un risque fasciste aux élections de 2022 existe bel et bien –  sans avoir de connaissance exacte du fascisme (si ce n’est pas ma spécialité, et encore …). Or, et voilà l’engrenage du vague, je vais commencer à me fabriquer une idée, un concept, du fascisme à partir de ce que j’ai vu et entendu à la télé de Trump « fasciste! », et je finirai bien par croire que mon idée du danger fasciste en 2022 c’est « Trump et les Proud Boys ».

Voilà comment un mot vague façonne une idée vague, mais une idée qui me fera porter des jugements tranchés, non-vagues, sur toute une série d’événements politiques. Le mot vague s’est cristallisé en une idée vague, et celle-ci, à son tour,  désormais servira de base affirmée pour m’aider à former d’autres idées voisines (sur le danger « fasciste » en France) que je tiens alors comme « du solide ».Voilà comment le langage télé, le langage de la comm’ et le langage des politiciens nous piègent.

Le flou séduisant de la vaguesse

Mais la philo moderne a son mot à dire. Enters Lord Russell.

En 1923, le philosophe anglais Bertrand Russell donne une conférence sur les idées vagues : « vagueness ». Il est désinvolte, noblesse oblige en descendant des ducs de Bedford , mais im entame là une révolution en philosophie du langage– qui a peu affecté la philosophie française alors et toujours fascinée par les profondeurs obscures de la Gross philosophie allemande.

On devrait traduire « vagueness » par le terme de peinture « vaguesse », un mot français,  qui indique une touche vaporeuse, indécise, produisant un flou séduisant. On parlerait alors de la vaguesse de la loi sur le prétendu séparatisme. Ou de la vaguesse de mots comme « Islam de France », « genre », « coronavirus », « racisé ».

Le problème brutal est qu’un mot vague, « fasciste ! », « #metoo !» possède une force politique qui n’a rien d’indécis ni de vaporeux.Car c’est l’idée colportée par le mot vague qui est en réalité vague, ou vagulaire (fantaisiste) ou vagulant (divagant) – la langue française est riche sur ce sujet, on n’a aucun besoin d’ anglicismes.

Russell prend donc deux exemples (je paraphrase librement), une photographie et une carte (attention, please, Russell joue au papillon, c’est un épervier):

« Une représentation est vague quand le rapport entre le système qui représente et le système qui est représenté n’est pas un à un mais un à plusieurs. Par exemple, une photographie qui est floue peut donc représenter M. Brun ou M. Robinson, car elle est vague. Une carte où 10km est représenté par 1cm est forcément plus précise qu’une carte  où 100km sont symbolisés par 1cm : la première peut représenter le détail des routes, des rivières, etc. Pas l’autre. Une représentation vague est donc une question de degré et dépend des différences entre le système qui représente (l’échelle de la carte) et le système qui est représenté (le terrain) ».

Or, poursuit Russell, pour une carte, le rapport est « un à un », à savoir que je peux avec certitude constater, avec une règle, qu’1cm se rapporte à 10km, selon l’échelle fixe de la carte. Un élément (1cm) rapporte obligatoirement un élément (10km).  Aucun  vague n’est possible. Mais (Russell fait intervenir l’exemple de la photo) si une carte est à une échelle où 1cm représente 100km, elle devient comme une photo floue : les détails du terrain ont disparu au profit de lignes générales.

Que se passe-t-il donc alors ? Imaginez maintenant un pilote d’avion qui vole à vue, disons à 5,000 mètres, avec une carte où 1cm se rapporte à 100km, dans un rapport de « un à un ». Sa carte, à cette échelle, est trop vague pour lui donner les détails au sol – des obstacles potentiellement mortels. Que fait alors le pilote s’il ne veut pas entrer en collision en cas par exemple d’atterrissage d’urgence ? Il va multiplier les repères car le rapport de « un à un »  ne lui donne qu’une idée vague du terrain: il descend, il passe à basse altitude pour identifier où il va tenter de se poser, il essaie de voir, à une fumée, d’où vient le vent afin de n’être pas déporté du point où il a choisi de poser son avion. Bref il se fabrique une représentation du terrain et de ses conditions à partir d’informations produites par ses perceptions. Il ne se règle par sur la conception abstraite que lui donne sa carte. Il se module sur les perceptions concrètes qu’il active. La perception (regarder) supplée au concept (l’échelle de la carte). Il est sauvé. Il a éliminé le vague.

Mais (Russell complique l’affaire) tout cet ajustement est affaire de perceptions visuelles pas de mots. Le langage ne fonctionne pas comme un rapport mathématique (1cm=100km) ou  ajustement de perceptions. Comment donc les mots gèrent-ils le vague ?

Russell : « En fait une carte est supérieure au langage puisque le fait que tel lieu est  l’ouest de tel autre est représenté par le fait que la marque qui lui correspond sur la carte est à gauche de celui-ci. Bref un rapport est représenté par un autre rapport ».  

Et voilà où on s’approche du langage politique et de ces mots vagues qui fabriquent des idées vagues car, qu’importe les mots, c’est comment les mots font des idées floues, qui importe.

Le flou démocratique, ou comment être floué par des mots d’expert

Dans les affaires publiques nous disposons de toutes sortes de cartes. Ce sont des cartes temporelles, c’est-à-dire de repères fixes comme le calendrier électoral, cette pièce essentielle du machiavélisme démocratique.Ce calendrier semble arrêter un rapport précis (un à un) entre notre action de citoyen (voter) et le système en place mais de même que sur une carte tant de centimètres représentent précisément tant de centaines de kilomètres au sol, ces repères sont en réalité flous et vagues. Nous votons de temps à autre : la distance entre notre volonté politique et la mise en jeu de cette volonté se fait à 10,000 mètres d’altitude.

Ce qu’on nomme la « représentation » populaire est la somme de rapports donnés comme nécessaires à la vie démocratique (élections, « dialogue social », le rituel des manifs’ de rentrée) mais qui sont trop lâches pour être décisifs. On attend la prochaine élection présidentielle pour satisfaire une rancune ou un désir de maintenant. Mais le rapport immédiat, lisible, satisfaisant, un à un a disparu. Mais entre temps ? La distance est trop grande. Alors comment y remédier ?

On essaie donc de sortir une autre échelle politique où les rapports sont des imitations du rapport immédiat un à un : telle revendication, telle action, sans attendre les élections. Les émeutes sont alors des moyens, faillibles, de rétablir le rapport tant désiré du un à un, d’être justement au plus près du terrain. Mais les émeutes ont un problème d’exactitude : elles n’ont aucune carte, elles évoluent sur du terrain non balisé.

S’il y avait un parti révolutionnaire de vraie trempe  il y aurait une carte et des balises. Mais ce n’est pas le cas, ou pas encore.

Par conséquent nous pallions cette indigence par un langage de l’urgence qui est tout aussi vague: comme le pilote qui doit se poser en catastrophe et qui se dit « fais ceci, fais cela regarde ici, regarde là », courant le risque de ne plus se fier à ses instruments et à la carte, qui eux marquent des faits, pas du récit, nous gobons et régurgitons un langage de l’urgence qui se condamne à rester vague.

Comment ça ?  Russell : « Une représentation à distance, qu’on veut prendre comme aussi précise qu’une représentation de près, est vague ».

Exemple : si je suis infectiologue je peux décrire, et nommer, tel schéma de propagation de tel virus. Je le connais « de près ». Le cliché est serré et le détail de la carte est minutieux. Mais pour l’expliquer à d’autres, qui sont ignorants, mon langage doit subir un zoom arrière selon à qui je m’adresse: le rapport entre ce que l’expert sait et ce que peuvent en comprendre ses pairs restera serré, dans un rapport un à un, puisqu’ils parlent le même langage. Mais sur un plateau télé, devant le grand public, l’expert se met alors à parler comme tout le monde, comme un imbécile, il zoom en arrière, et passe à du langage flou, il tombe en vaguesse – mais et ce « mais » est fondamental pour saisir le pouvoir du vague : tout en maintenant l’illusion que ce qu’il dit est toujours précis, « de près ». Se mettre une blouse blanche pour parler comme expert à ceux qui ne parlent pas le langage d’expert c’est se coller un masque  sur la bouche. Ce qui en sort de l’embouchure est du vague.

Le pouvoir est un langage flou se projetant comme un langage exact

En effet hors du langage spécialisé, spécifique aux faits de l’expertise, les mots entrent alors dans un autre registre, le registre de la vie publique, où ils sont pris à tort et à travers, à tire larigot, pour « faire passer le message ». Or ce qui passe est un message flou. A quoi sert-il, ce flou ? Il permet au pouvoir de jouer experts contre experts, langage serré contre langage serré, afin de se se poser en arbitre responsable, même s’il est ignorant, et ignorant il l’est, qui est capable, lui, de traduire pour le peuple ce que veulent vraiment dire les experts économiques et scientifiques. Le pouvoir, qui est un langage flou se projetant comme un langage exact, croise donc les références, établit des rapports multiples, afin de créer une impression de rationalité dans les choix et les politiques, dans l’illusion du fameux rapport un à un de Russell.

Il ne peut pas en être autrement en démocratie : la démocratie est fondée sur la croyance illusoire que les paroles sont égales, ont le même poids, ont la même valeur au regard de la citoyenneté. On admet (non sans récriminer – voir les blogs de magazines) que certains « en savent plus », mais au moment du vote la parole de la caissière et celle de la prix Nobel sont strictement égales, savoir ou pas savoir. Or la liberté d’expression qui est jointe à la hanche à la liberté de voter selon ce que l’on croit, n’est pas une liberté rationnelle mais une liberté personnelle.

La véritable liberté est d’opérer des choix de raison, hors du flou, en refus du vague, y compris des choix douloureux, et non pas des choix d’envie ou de croyance ou de confort immédiat. Le flou est agréable : c’est un édredon cent pour cent duvet d’oie.

Parler sans flou est la vraie liberté. Il n’est donc ni suffisant ni nécessaire de vivre en démocratie pour être libre.

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