Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Bal au Kremlin : sur le langage des parvenus au pouvoir

Publié le 5 mars 2021 par


Dans Le Bal au Kremlin, Malaparte décrit une sauterie chez l’ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté à Moscou où s’étale et se répand la haute société communiste de 1929. Les premières arrestations commencent, prémices  de la « répression » (terme officiel) et de la prise en main par Staline. Dans cette ethnographie proustienne, Malaparte observe la flore des beautiful people soviétiques et livre deux remarques acérées, l’une au début et l’autre à la fin du livre. Elles encadrent, de la part de l’auteur de la Technique du coup d’État, une méditation sur le pouvoir à travers la mise en scène des élites, au moment où elles jouissent d’elles-mêmes et de l’idée qu’elles se font de leur supériorité. C’est À l’ombre des léninistes en fleurs avant Du côté du Goulag.
Les observations de Malaparte portent sur des pratiques qui forment un « dispositif  de discours » d’une élite qui se joue le jeu du pouvoir, au pied de l’échafaud (mais elle le sait pas).

« Le » pouvoir n’existe pas : c’est un dispositif de multiples discours

Ce concept descriptif de « dispositif » vient de Michel Foucault. Dans les médias de droite, il est désormais tendance de cracher sur la Grande Génération de nos derniers vrais intellectuels et, chez les illettré·es de gauche d’en faire de la bouillie – le nivellement par le bas de l’éducation a pour résultat que ceux qui savent un peu plus que les autres croient savoir mieux que tous. Or justement Foucault a fourni un instrument aiguisé, qui n’est ni de droite, ni de gauche, mais simplement un instrument. Quel est cet instrument ? La notion de dispositif de discours.

Michel Foucault.

Qu’est-ce que « discours » ? C’est le pouvoir de formuler pour le brave peuple comment « ça marche ». Pas de savoir comment « ça marche », mais de dire à ceux sur qui on exerce du pouvoir « comment ça marche ». Bref le pouvoir politique. « On connaît ! » vont seriner les demi-habiles comme les appelait Pascal (ceux qui savent à moitié, et généralement pas la bonne moitié, et en tirent une fausse conclusion). Eh bien non, car si on lit Foucault avec exactitude, on en tire la bonne conclusion que « le pouvoir », ça n’existe pas. L’illusion demi-habile est de se faire une idée du pouvoir comme venant d’une seule et même source. On veut croire qu’il est univoque, il parlerait d’une seule et même voix : l’État, en France, avec ses acolytes et satellites, syndicats et patronat, SOS diverses et ONGs affidées.
On peut alors arriver à parler, comme le font les demi-habiles qui se prétendent « conservateurs » ou « nouvelle droite », de bien-pensance, de discours dominant, etc. Ces demi-habiles ne se rendent pas compte que, en qualifiant ainsi ce qu’ils dénoncent, ils sont tombés dans le piège de l’idée, qui leur paraît normale, à savoir l’idée de la nature univoque du pouvoir.  Ne parlons pas de la gauche qui a hérité d’une vision unidimensionnelle du Pouvoir, profondément petite bourgeoise. Il est plus facile de croire et de faire accroire que le pouvoir a une source unique ou que tout remonte à une source : c’est une vision à la fois simpliste et manipulatrice de « comment ça marche ».
Par là il faut comprendre qu’il est fait d’éléments en apparence sans rapport les uns avec les autres, plurivoques, que seule l’analyse sait relier en un dispositif.
Revenons au bal et aux observations proustiennes de Malaparte – qui parle fort bien des « beauties » (son mot) léninistes.

À l’ombre des léninistes en fleurs

La première observation est au sujet d’un chef historique de la révolution, un diplomate qui sera « purgé » par Staline, Lev « Alexis » Karakhan : « Ses vêtements, ses cravates, ses chaussures, ses chemises, ses gants venaient de Londres… Sir Edmond Ovey remarquait justement que la mode masculine épouse les idées politiques dominantes, et qu’il est une mode  dans les temps libéraux, comme il en est une dans les temps conservateurs : il s’étonnait donc que Karakhan s’habillât à la mode anglaise sans s’aviser que, ce faisant, il revêtait les idées politiques anglaises ».
L’ambassadeur ne dit pas que le British fashionista léniniste Karakhan, purgé en 1937, adopte des idées anglaises en commandant sa garde-robe à Savile Row. Sir Edmond dit qu’il les « revêt ». Malaparte est un orfèvre des mots : il aurait pu écrire « adopte », il écrivit « revêt ». Mais que veut dire « revêtir » une idée ? Qu’est-ce qui, chez nous seuls animaux doués de la parole, revêt quoi, sinon des mots qui habillent des idées. Karakhan, le « prince noir du léninisme », diplomate à succès, revêt des idées anglaises, il ne les adoptent pas, pas plus que commander des chemises à Londres ne lui donne, à lui l’Arménien du Caucase, brun et velu, le corps d’un Anglais issu de la Conquête normande, pâle et blond. Bref il a les mots, comme il a les habits. Le corps sous les vêtements, il ne l’a pas. Voilà un dispositif de pouvoir : il sait comment parler « anglais », langue du plus vaste Empire commercial d’alors, celle des vraies tractations internationales. Il habille ce qu’il dit. Il revêt un dispositif de pouvoir. Tout groupe de pouvoir fait ça : il imite un modèle dont il revêt le langage, et qu’il impose aux gouvernés. Quand un Gilet jaune parle de « gérer » le mouvement, il parle la langue du pouvoir ; c’est plié. C’est le fonctionnement externe du langage.

Curzio Malaparte.

Et c’est ici qu’intervient la deuxième note de Malaparte sur le fonctionnement interne de ce langage : « Seulement, ce qui manquait le plus à cette société, c’était ce qui forme l’homogénéité des aristocraties : le langage. L’idiome en usage dans cette société était un mélange hybride de russe, d’allemand (prononcé avec un accent juif et mélangé de mots yiddish), de français à accent slave et d’un anglais commercial, l’anglais en usage dans les délégations commerciales. Ce défaut d’un langage unique empêchait la fusion des divers éléments de cette société et, par voie de conséquence, la fusion des comportements. Je me voyais en présence d’une société de parvenus ».
Note terrible de vérité. On pourrait l’écrire aujourd’hui, comme voilà cent ans : l’anglais commercial. Et le new fric.
L’argument complet de Malaparte porte donc sur la langue et le pouvoir : une élite de pouvoir doit développer un discours commun, à commencer par des mots clefs, puis des façons de faire communes, puis des manières qu’elle inculque à sa progéniture et impose d’abord à ses collaborateurs, puis au reste de la populace qui, à son tour, les imite et les reproduit. Cette suite de mots, façons, manières, instruction, propagation et imitation, c’est une logique, une rhétorique, bref un dispositif de pouvoir plurivoque.
C’est dans chaque élément que le pouvoir réside. Parfois ça rate.

Du côté du Goulag

Ici, la haute société léniniste, avant d’être liquidée par Staline, n’avait pas réussi à développer un dispositif intégré de discours comme pouvoir. Résultat : Staline les traîna dans des procès où ils durent parler tous, de la même manière, pour la première fois, mais cette fois-ci sans aucun pouvoir : en s’auto-confessant, ils prononcèrent les mots que le nouveau pouvoir exigeait qu’ils éructassent ou acceptassent, comme des automates : « contre-révolutionnaire, provocateur, fasciste, malfaiteur, terroriste, exploiteur, amalgame (!),  objectivement (!!) » dont, soudain, ils s’affublèrent, avant la pendaison ou l’exécution contre mur.
Karakhan le maître diplomate des relations avec l’Extrême-Orient, qui remit la Mongolie aux Soviets et réussit des coups d’éclat avec la Chine et le Japon, sécurisant Vladivostok et Sakhaline, avait compris une chose, lui, que, en diplomate chargé de tractations audacieuses, il devait « révêtir » l’habit de mots de la langue impériale du commerce, et du Grand Jeu dans le Caucase, l’anglais, et avec elle les habits, les gestes, les façons, les manières de la haute diplomatie du Great Game. Pour cette raison, un dispositif de discours, et de pouvoir, il dura plus longtemps que l’élite des beautiful people léninistes (outrepassé par sa femme, la bellissime danseuse étoile du Bolchoï, Marina Semiónova morte couverte d’honneurs en 2010).
En encadrant ainsi son compte-rendu d’un bal brillant chez l’ambassadeur de Grande-Bretagne près la République des Soviets, en 1929, Malaparte, qui a passé sa vie à observer, coupe de champagne à la main, les rouages culturels, langagiers, comportementaux du cheptel fasciste, communiste, nazi, démocratique, au pouvoir, a réussi à montrer que l’idée qu’une élite au pouvoir se fait d’elle-même passe par l’imitation d’une élite étrangère qu’elle pense plus puissante, et par la transformation de cette idée en un dispositif de discours qui est solidement noué et enserre solidement ceux sur qui le pouvoir s’exerce. Mais cette élite risque de gravir l’échafaud, ou d’être mise devant un peloton, quand elle ne sait plus parler une langue unique, cohérente, réglée, une rhétorique qui intègre tous les éléments, servie par des comportements unis et codés, et quand elle manque de l’imposer comme un mode de vie idéal au reste des sujets dont elle exige l’imitation servile.

Si vous voulez comprendre la création en apparence ex nihilo des « prépas talents », appliquez-y le concept foucaldien de dispositif. Le but de cette  manœuvre n’est pas  humaniste : le but est de renforcer le dispositif de domination par encore une autre imitation et un autre biais, et en jetant en pâture un mot : « prépas talents ». Peuple, gobez ! Afin d’éviter, comme on le chante dans un opéra de Bellini, il palco funesto.

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