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Nedjib Sidi Moussa : l’islamo-gauchisme ou le retour au « sectarisme de la Guerre froide»

Publié le 8 mars 2021 par


Son essai La Fabrique du Musulman (Libertalia), publié en 2016, n’a pas attendu la polémique sur l’islamo-gauchisme à l’université et dans la recherche pour pointer les effets pervers et les alliances empoisonnées entre militants islamistes et de la gauche radicale. Historien et essayiste, Nedjib Sidi Moussa pose un regard libertaire et percutant sur ce phénomène. Un regard dont il a payé le prix à l’université.

Nedjib Sidi Moussa, auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia). D.R

Il y a une « posture confortable qui consisterait à ne jamais critiquer sa “famille politique” », nous dit Nedjib Sidi Moussa. En 2016, ce politiste et historien (né en 1982) publiait La Fabrique du musulman (Libertalia) qui fit grand bruit dans l’anarchosphère. Les milieux libertaires, certes moins que d’autres, sont aussi traversés par les questions liées à l’islam en France et aux études décoloniales. La thèse de l’essayiste, singulière et courageuse : la fièvre identitaire est nourrie par un jeu de rôle bien compris entre militants islamistes, militants de la gauche radicale et du Rassemblement national. Plus grave, une grande partie de la gauche intellectuelle, s’en remettant au genre, à la race et la confessionnalisation, abandonne l’émancipation qui fait les luttes communes et les partages communs. Ces alliances dangereuses, on n’a pas fini d’en payer le prix, soutient-il.

La polémique, déclenchée par les propos, le 16 février, de Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation sur une gangrène de l’« islamo-gauchisme » à l’université, ne l’a guère surpris. Même si ce concept lui paraît bancal, il a vu sa parole mise progressivement hors-jeu démocratique après la publication de son livre, témoigne t-il. Dans l’entretien accordé aux Influences, Nedjib Sidi Moussa décortique les raisonnements et les effets pervers qui selon lui conduisent à une faillite politique et intellectuelle.


Voilà quatre ans, vous publiez La Fabrique du Musulman (Libertalia). Quelle en avait été la réception par vos lecteurs, critiques ou universitaires ?
Nedjib Sidi Moussa : Ce livre a suscité assez peu de réactions de la part des enseignants-chercheurs français. S’il est mentionné par un nombre croissant de publications, aucune revue scientifique n’en a rendu compte, sauf Contemporary European History, dans laquelle Robert Gildea me fait passer pour « guesdiste ». Depuis 2017, j’ai été invité en tout et pour tout à trois rencontres organisées à l’université pour parler de problématiques connexes. Une seule organisation étudiante, à Montpellier, m’a sollicité pour présenter mon livre sur un campus en 2017. Cela ne s’est jamais reproduit depuis.
Côté critiques, la plupart des commentaires ont été élogieux – parfois trop à mon goût – et les rares papiers négatifs étaient empreints d’une telle mauvaise foi qu’ils ne pouvaient être réellement pris au sérieux. J’ai compilé sur mon site Internet les réactions suscitées par mon essai. Cela permet de repérer ceux qui, à gauche, ont préféré ne pas en parler. Si j’ai fait le choix de ne pas répondre aux invitations des médias de droite ou de chaînes de télévision, il a fallu attendre novembre dernier pour que le service public me permette d’exprimer mon point de vue, sur France Culture.

Mon lectorat est d’abord composé de personnes que l’on placerait à la « gauche de la gauche », puisque je souhaitais avant tout m’adresser à ceux qui prennent au sérieux la question de l’émancipation

Quant à mes milliers de lecteurs, ce sont eux qui, grâce au bouche à oreille, ont permis au livre de tenir et d’exister depuis plus de quatre ans, malgré les calomnies, censures, chantages, etc. Mon lectorat est d’abord composé de personnes que l’on placerait à la « gauche de la gauche », puisque je souhaitais avant tout m’adresser à ceux qui prennent au sérieux la question de l’émancipation et désirent la sortir de l’ornière où elle est maintenue. J’ai depuis été contacté par des personnes de tous horizons, en particulier des individus d’origine maghrébine ou de culture musulmane, mais pas uniquement.

Le débat de ce début d’année a pris feu et forme autour de l’« islamo-gauchisme ». Que pensez-vous de ce concept ?
N.S.M. : Il est bancal, ainsi que j’ai pu l’expliquer aux rares journalistes à m’avoir interviewé à ce sujet. Mais il ne suffit pas de le dire. Il faut bien saisir que l’alliance entre des segments de la gauche (radicale) occidentale et de la droite (extrême) musulmane repose sur un malentendu fondamental et qu’elle a déjà eu des conséquences désastreuses dont nous n’avons pas fini de payer le prix (sans parler de la disparition de la critique de la religion). Quand je dis « nous », je pense autant à la société dans laquelle j’évolue qu’aux êtres concrets pris en étau entre les islamo-conservateurs et les racistes.
Les spécialistes de l’indignation sélective et de la pensée manichéenne ne voudraient voir qu’un aspect de la question, celui qui les arrange au plan politique et répond à leurs peurs enfouies. Je dois bien avouer que ces controverses hypocrites me fatiguent. Il n’y a pas de débat parce qu’il n’y a pas de contradiction : l’absence de dialectique ne casse pas des briques… La droite xénophobe, conquérante, donne le ton et la gauche antiraciste, laminée, réagit de la plus mauvaise des façons. Pourquoi faut-il toujours attendre les catastrophes pour esquisser les remises en question ?
Il faut bien comprendre que, à travers le matraquage sur « l’islamo-gauchisme », il y a la volonté d’un pôle « intégriste républicain » d’enterrer les espérances révolutionnaires et de minimiser les discriminations subies par les personnes identifiées comme « musulmanes ». De plus, les intellectuels de gauche qui disqualifient toute interrogation sur ces alliances contre-nature font preuve d’un sectarisme qui rappelle les pires réflexes de la Guerre froide et manifestent, dans le même temps, une forme de racisme à l’égard de ceux qui commettent un « crime par la pensée » malgré leur pedigree.

La polémique intra-universitaire a tourné en quelques jours  à celle autour des notions de race et de genre. Et vous-même avez  suivi une formation doctorale « Sexe, race, classe ». Qu’en retenez-vous comme outils scientifiques ? Sont-ce des concepts qui participent de la « fabrique du Musulman » ?
N.S.M. : Effectivement, j’ai suivi cette formation l’année de la soutenance de ma thèse, en 2013, donc elle n’a pas eu de véritable incidence sur ma réflexion qui avait d’autres ancrages théoriques. Avec le recul, cet événement organisé conjointement par l’université Paris 1 et l’université Paris 8 correspondait à l’accélération de la diffusion des analyses se réclamant de l’intersectionnalité dans le milieu scientifique français. C’était donc une étape, parmi d’autres, de leur institutionnalisation avant qu’elles ne deviennent la norme en sciences sociales, dans les milieux intellectuels, militants ou artistiques.

Pour ma part, je reste indéfectiblement matérialiste et universaliste, que cela soit à la mode ou non.

Je concède avoir, dans un premier temps, regardé avec curiosité ce qui me semblait participer d’un renouveau de la critique (avec les remises en cause du capitalisme suite à la crise financière de 2008), avant de me montrer plus réservé, puis sceptique devant ce qui m’est apparu comme révélateur du triomphe de la postmodernité, du recul des luttes sociales et de l’imposition d’une grille de lecture importée en grande partie des campus nord-américains (ce qui soulève un problème que d’aucuns qualifieraient d’« impérialisme culturel » en d’autres circonstances).
La Fabrique du Musulman a été écrit – comme tous mes autres textes depuis – contre cette tendance qui concerne le champ scientifique et les milieux militants, les seconds s’étant malheureusement subordonnés au premier, ce qui témoigne de leur absence d’autonomie. Pour ma part, je reste indéfectiblement matérialiste et universaliste, que cela soit à la mode ou non. Mais je ne peux m’abriter derrière un statut universitaire que je ne possède pas car j’appartiens à l’armée de réserve du prolétariat intellectuel sacrifié sur l’autel des contre-réformes du service public de l’enseignement supérieur.

Vous même évoquez des « cercles universitaires » qui légitimeraient un discours racialiste. Qui sont-ils ? Quels sont les exemples qui vous ont le plus frappé ?
N.S.M. : J’ai déjà exprimé par écrit mes désaccords avec tel ou tel intellectuel, ce qui m’a valu d’être ostracisé par plusieurs institutions, publiques et privées. On m’a d’ailleurs fait comprendre que mon premier livre m’avait fermé des portes au plan professionnel. J’éviterais, dans le cadre de cet entretien, de donner des noms, non pas parce que je crains de nouvelles représailles – je peux difficilement aggraver mon cas – mais plutôt car je ne voudrais surtout pas faire de la publicité gratuite à des enseignants-chercheurs qui bénéficient de la sécurité de l’emploi, et encore moins personnaliser le débat.
Au début de la diffusion des analyses se réclamant de l’intersectionnalité et de son triptyque « sexe, race, classe », la « race » était souvent placée entre guillemets qui, depuis, ont disparu, ce qui n’a rien d’anodin. De la même manière, le terme « sexe » a été remplacé par celui de « genre ». Vous trouvez à l’université des formations intitulées « Médias et rapports sociaux de classe, race, genre » ou des séminaires comme « Pratiques d’enquêtes sur les rapports sociaux de race en France ». Je doute que cela fasse avancer quoi que ce soit, à part la carrière d’une poignée d’individus. Et encore…

Parallèlement à cette évolution, on remarquait aussi l’apparition du label « féministe intersectionnelle » dans les publications de la « gauche de la gauche », ce qui témoignait à la fois, chez les militantes qui l’employaient, de leur volonté de se démarquer en raison de leurs origines, de faire donc preuve d’« essentialisme stratégique », mais aussi de rejeter en bloc le féminisme universaliste (parfois désigné comme « blanc »), accusé d’être générateur d’oppression. Sur cet aspect, je rejoins les féministes « lutte de classe » comme Josette Trat ou la communiste libertaire Vanina.

Il est indispensable de dénoncer la manipulation qui consiste à dire que, pour prendre au sérieux la question coloniale, il faut être décolonial, que pour être antisexiste, il faut être intersectionnel.

Vous disputez des termes comme « privilège blanc » et « racisé », pourquoi ?
N.S.M. : Je me souviens avoir entendu pour la première fois le terme « racisé » en 2012, en marge d’un colloque universitaire sur les mémoires coloniales et postcoloniales. Il devait s’agir d’une doctorante, comme moi à l’époque, mais qui me donnait l’impression d’évoluer dans les milieux influencés par les études décoloniales et que l’on retrouve dans « l’antiracisme politique ». On ne pouvait guère imaginer que ce qui semblait tout à fait anecdotique allait acquérir une audience conséquente, dix ans plus tard, en s’appuyant sur la décomposition du mouvement ouvrier et révolutionnaire.
Si James Baldwin a pu en son temps écrire « Je ne suis pas un nègre », beaucoup, aujourd’hui, parmi les descendants des immigrations ouvrières, ne veulent pas être les « racisés » qui viendraient soulager la mauvaise conscience des fractions bourgeoisies qui se disent « blanches » et se pensent détentrices d’un privilège du seul fait de leur couleur de peau, traitant en retour les « non blancs » comme des handicapés sociaux à peine dignes de leur commisération. Dans cette mécanique perverse, les « racisés » n’ont droit à la parole que sur le mode de la plainte, de la différence et de la subalternité.
Sans se laisser prendre au piège des mots, il faut rejeter cette logique qui tend à cristalliser la séparation, à objectiver des frontières, pour mieux entraver les possibilités de mener des luttes commune. C’est pourquoi il est indispensable de dénoncer la manipulation qui consiste à dire que, pour prendre au sérieux la question coloniale, il faut être décolonial, que pour être antisexiste, il faut être intersectionnel ou que, pour être antiraciste, il faut réinvestir le terme de « race » ou voir d’un bon œil la religion, surtout s’il s’agit de celle que l’on accole aux opprimés.

Que pensez-vous de la thèse de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud (Race et sciences sociales, Agone) qui s’insurgent contre « les entrepreneurs de la race » et leur opposent des travaux sur la classe ?
N.S.M. : Je me suis tout juste procuré cet ouvrage donc je ne me permettrais pas de donner un avis définitif à son propos avant de l’avoir terminé. En revanche, j’ai lu avec grand intérêt les « bonnes feuilles » parues en janvier dans Le Monde diplomatique. Je rejoins évidemment ces deux auteurs sur la critique des « cécités croisées », une expression empruntée à Pierre Bourdieu au sujet des intellectuels. Mais c’est précisément pour avoir mis en lumière l’aveuglement de certains pans de la gauche française que l’on a cherché à m’appliquer une « double peine » qui ne dit pas son nom.
Car il y a une posture confortable qui consisterait à ne jamais critiquer sa « famille politique », au sens large, et faire comme si tout allait bien en termes d’alliance, de stratégie ou d’analyse. Pour ma part, j’ai estimé, avec d’autres, que la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale constituaient une impasse mortelle. Mais cela ne m’a pas conduit à approuver des démarches comme celles de l’Observatoire du décolonialisme puisque je me retrouve davantage dans les analyses portées par Gaya Makaran et Pierre Gaussens en Amérique latine.
S’il devait exister un regain d’intérêt pour les analyses matérialistes ou pour les travaux autour de la classe sociale, je ne m’en plaindrais pas, du moins a priori. Cela me semble nécessaire même si cela resterait insuffisant car il s’agira encore de savoir ce que l’on pourra en tirer. Après tout, il a bien existé une période où de nombreux intellectuels étaient imprégnés d’orthodoxie stalinienne, sans que cela ne rende le prolétariat plus heureux, à commencer par les femmes, les immigrés ou les homosexuels. Il faudra aussi établir le bilan de décennies d’errements théoriques et politiques.

Voyez-vous la « nouvelle caste » que vous décriviez s’institutionnaliser à l’université et dans les discours, et quels pourraient être les contre-pouvoirs possibles ?
N.S.M. : En écrivant mon premier ouvrage, en 2016, j’analysais la formation d’une caste (celle des Musulmans avec un « M » majuscule) à laquelle participaient aussi bien les racistes que les antiracistes, les entrepreneurs communautaires et l’État, au gré des emballements médiatiques successifs et des processus historiques de plus longue durée, tout cela sur fond de désagrégation des classes populaires et d’affirmation d’une (petite) bourgeoisie soucieuse de défendre son particularisme sur le marché de la représentation politique.
J’ignore s’il existe des contre-pouvoirs ou des manières d’y répondre dans la mesure où il n’apparaît pas d’alternative claire au marasme dans lequel nous sommes plongés. Et la crise sanitaire ne facilite pas les choses. Mais les intellectuels et militants qui prennent au sérieux les idéaux de liberté et d’égalité doivent prendre leurs responsabilités en appuyant ceux qui cherchent à s’affranchir des assignations identitaires et des pesanteurs en tout genre. Je pense notamment aux dissidents algériens qui s’opposent au régime militaro-policier tout en refusant de nouvelles concessions aux islamistes.

La Fabrique du Musulman, Libertalia.

Les Influences publient, tout le long de l’année, de longs entretiens avec une pluralité d’interlocuteurs sur l’islamo-gauchisme, les études décoloniales et l’intersectionnalité. Lire également sur notre site, l’entretien avec Pierre-André Taguieff.

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