Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Société

Et vous, êtes-vous un 20 % ?

Publié le 11 mars 2021 par

Avec Génération surdiplômée (Odile Jacob), la sociologue Monique Dagnaud et l’essayiste Jean-Laurent Cassely ont passé à la loupe les diplômés d’une génération, soit un jeune sur cinq doté d’un master ou d’un diplôme de grande école. Faire partie de cette fraction de jeunes actifs (25-39 ans), c’est assurer son avenir mais également peser sur les transformations de la société. Entretien.


Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud, Marseille, 2020. D.R

C’est le concept le plus urticant du moment : faites-vous partie des 20 % ? Depuis des années, on théorise sur le 1 %, les super-riches. Eux sont haut perchés, facilement haïssables, emblématiques des inégalités mondiales terrifiantes. Et voilà que la sociologue Monique Dagnaud et l’essayiste Jean-Laurent Cassely décortiquent de nouvelles créatures sociologiques, que l’on va prendre plaisir à détester dans une belle passion égalitaire, celles issues de la population des diplômés ou plutôt des surdiplômés. Un jeune sur cinq. « En France, 23 % des jeunes accèdent au niveau du master 2 ou plus (14 % master 2, 1 % doctorat, 8 % de grande école) » rappellent-ils. En écrémant les masters proposant une employabilité modeste, le duo d’auteurs s’accorde sur 20 %. L’élite de demain matin. « L’effectif de la classe cultivée a grossi, elle est devenue culturellement et économiquement dominante, prétendent les auteurs. Elle a généré en son sein le capitalisme numérique, elle s’est drapée dans une posture morale et elle a creusé une vraie distance avec le reste de la société. » Minoritaires de leur classe d’âge mais très visibles. Les films, les séries, les romans contemporains, les médias, les codes vestimentaires et moraux, les sujets de débats publics et les imaginaires, tout leur parle et les reflète, et cela façonne une ambiance générale, formate une mentalité et modèle une démocratie. Dagnaud et Cassely rendent ainsi hommage à la thèse du journaliste britannique David Goodhart sur les clivages qui séparent nettement les diplômés (anywhere) des autres (somewhere). La fluidité de « ceux qui sont de partout » et le localisme enclavé de « ceux qui sont de quelque part ».

De ce moule à gaufres du diplôme surgiraient trois tribus des bac +5, estime le duo, à côté du « prolétariat culturel », les sans bac et les tout juste bacheliers (une courte majorité qui fait une pelote de 55 % entre sans diplôme, CAP et le seul bac), auxquelles s’ajoutent les formations techniques dites courtes (bac +2) pesant, elles, 22 %. Les 20 % se recrutent chez les masters universitaires, les diplômés des « petites grandes écoles », les établissements post-bac, et l’aristocratie du conglomérat surdiplômé (ÉNA, École normale supérieure, HÉC, Essec, ESCP Europe, Polytechnique, Mines, Centrales, Ponts et Chaussées…). Les auteurs notent un paradoxe de la démocratisation éducative : « Le nombre de surdiplômés est devenu suffisamment important pour que les vainqueurs de la compétition scolaire forment un ‘’monde en soi’’, sans d’ailleurs qu’ils aient consciemment choisi cet enfermement, l’ouverture culturelle étant plutôt l’empreinte que laisse un cursus universitaire long. » De cette formation d’une masse élitaire d’« éduqués supérieurs », amenés à « vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture » selon Emmanuel Todd, ils distinguent néanmoins des îlots en tension dans cet archipel : celui de l’« élite dirigeante », d’une « sous-élite » et d’une « alter-élite ».

La première tribu était déjà bien documentée et se distingue peu des dirigeants traditionnels, ils sont considérés comme les « 1 % les plus riches des 20 % ». Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely préfèrent s’attarder sur les deux autres groupes. La « sous-élite » relève des experts tenants de l’innovation technique, économique et entrepreneuriale, une « sorte de techno-élite contemporaine » où règnent, à côté des chercheurs et professions d’expertises,  petites princesses et barons des start-up. Elle manifesterait un goût pour l’impact techno-économique du capitalisme d’innovation. Elle partagerait d’ailleurs ce même biotope et les mêmes valeurs (notamment le goût de l’expérimentation) avec « l’alter-élite ». Celle-ci ne parade pas dans la compétition des gros salaires et peut même vivre très chichement, elle investirait plus sur son important capital culturel que sur le business pour expérimenter des modes d’existence ou d’action sociale alternatifs. On y voit, à côté des métiers traditionnels de la culture et de l’éducation, de nouveaux intermédiaires culturels, entrepreneurs dit sociaux, civic-tech, alter-consultants en innovation sociale et environnementale.
Instruit par cette règle du jeu proposé, on suit nos 20 %  entre coworking, fablabs et tiers-lieux. On plonge dans « l’humour bac+5 » avec un focus précisément amusant sur les diplômes des humoristes des matins de France Inter. On suit leurs terrains de prédilection, leurs talents de bons élèves en toute chose. La nouvelle classe cultivée semble de plus en plus autocentrée : « La classe cultivée est volontiers rebelle dans l’âme, mais pas révolutionnaire », soulignent Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely. En 2022, parient nos observateurs, les 20 % s’affronteront, à côté d’une forte majorité d’entre eux peu intéressés, entre les tech-libéraux macronistes et les écologistes.

Génération surdiplômée. Les 20% qui transforment la France, Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, Odile Jacob, 297 p., 22,90 €. Paru janvier 2021.


ENTRETIEN

« Avoir un diplôme de bon niveau, c’est détenir un capital inaliénable »

Comme vous le mentionnez vous-mêmes dans cette étude vous  faites partie des 20 %. Quels en sont les marqueurs pour l’une et pour l’un ?
Monique Dagnaud : Par le niveau de diplôme, j’appartiens aux 20 %, mais je fais partie de la génération des boomers. Mon regard est donc distancié, comparatif. Pour avoir interviewé et fréquenté beaucoup de millennials, ne serait-ce que par mes enseignements et mes enquêtes, j’ai une profonde curiosité à l’égard de cette génération qui agit avec pas mal d’insatisfactions et de critiques par rapport au monde produit dans le sillage des Trente Glorieuses. Enfin elle est modelée par la transition numérique, ce qui en fait une génération pionnière. Avoir un diplôme de bon niveau, c’est détenir un capital inaliénable que personne ne pourra vous enlever, une carte que vous pourrez toujours abattre, un passeport qui insuffle un sentiment de liberté pour orienter et définir sa vie et qui contribue à la confiance en soi. L’émancipation des femmes est beaucoup passée par leur large accès à l’enseignement supérieur. C’est mon cas. Issue d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale, j’étais la première de ma famille à avoir eu le bac et à suivre un parcours dans des grandes écoles.
Jean-Laurent Cassely : Titulaire d’un Master de com après avoir suivi des études de socio et avoir planté une première année de droit, je fais partie des 20 % de justesse. Dans mon milieu (journalisme de presse écrite et d’opinion, études et conseil, édition), Sciences-Po est la base, Normal sup fréquent, le passage en classe prépa est courant et le master de fac de SHS est l’équivalent du bac pro ! Je suis donc assez sensible à la question de la hiérarchie interne aux 20 %. On sait parfaitement que l’université et le monde, de plus en plus vaste, des formations sélectives et des écoles, ont tendance à diverger. Les parents ont compris depuis un moment que le salut passait par les secondes et que la fac était devenue une voie d’intégration très aléatoire sur le marché du travail. D’ailleurs, il suffit d’entrer dans une fac de sciences humaines puis dans une école de commerce pour saisir la différence d’atmosphère.

Une directrice de recherches au CNRS et un essayiste consultant. Les protocoles et les visées ne semblent pas les mêmes a priori, comment avez-vous documenté, analysé et  écrit à deux ?
M.D. : Je ne sais comment prendre cette question qui nous cantonne dans des cases professionnelles, et je ne me sens nullement emprisonnée par la sphère universitaire, car j’ai exercé bien d’autres activités autour de et par mon métier.  C’est d’ailleurs en 2009 à Slate.fr, où j’écrivais des articles – ce qui m’a simultanément permis d’explorer le fonctionnement d’une rédaction Web – que j’ai rencontré Jean-Laurent, lui aussi rédacteur. Alors qu’il était en train d’écrire son livre La Révolte des premiers de la classe (Arkhê), il a exhumé un article que j’avais écrit dans les années 80 à la suite d’un long séjour à Berkeley : « Elite, sub-elite, counter-elite », article fortement inspiré par les débats américains de l’époque sur la New Class – celle issue du boom éducatif. Dans les années suivantes, nous avons souvent parlé de livres parus aux États-Unis (E. Currid-Halkett, R. Reeves, D. Goodhart, et bien d’autres) sur lesquels nous avons séparément écrits. En fait, c’est en tournant autour de la massification de la classe culturelle et de la conceptualisation élite, sous-élite et alter-élite que nous avons eu l’idée d’un livre et que nous avons construit une enquête classique par la méthodologie – enquête qualitative par interviews biographiques et enquête quantitative avec un sondage Ifop qui comparait les 20 % aux autres membres de leur classe d’âge. Nous avons écrit ensemble la problématique (longue introduction) et la conclusion sur la politique. Je me suis plus centrée sur les chapitres éducation travail et Jean-Laurent sur la géographie résidentielle et la consommation, mais en fait on se supervisait mutuellement tout le temps. Ce fut une collaboration facile parce que, au départ, on avait effectué le même décryptage social, on avait accumulé une énorme documentation, et qu’on avait envie de le valider par une exploration empirique. Nous avons effectué certaines interviews ensemble dans des espaces de coworking à Paris et à Marseille. Mais nous avons fait chacun de notre côté beaucoup d’interviews seuls, Jean-Laurent à Marseille et à Lyon, moi à Paris et à Lille – comme tout était entièrement retranscrit, on suivait bien « la récolte » de l’autre. Nous avons aussi consolidé notre problématique et affiner les catégories professionnelles visées après avoir présenté le travail dans mon séminaire à l’EHESS. 
J.-L.C. : J’ajoute à ma carte de visite le métier de journaliste. Monique a parfaitement résumé à la fois l’amorce de notre collaboration, qui était liée à un intérêt commun pour les mêmes populations, les mêmes dynamiques sociales qui nous paraissaient totalement sous-investies, sinon purement et simplement ignorées, et le déroulement de notre enquête en binôme, menée sur deux sites en parallèle. D’ailleurs, c’est amusant de constater que le duo Paris- Marseille recoupe assez bien notre partage des 20 % entre sous-élite, plus conformiste et prospère économiquement, et alter-élite, plus aventureuse et porteuse d’un mode de vie alternatif. En fait, Monique et moi avons accès par nos réseaux et milieux à tout l’éventail des 20 % : du consultant de la Défense au pigiste de Montreuil. Enfin, concernant les méthodes d’enquête et d’écriture, nous avons utilisé en plus des entretiens, de l’observation et du sondage, la narration d’inspiration plus journalistique pour faire parler les données et, quand il s’agissait d’incarner les phénomènes décrits par des portraits de personnalités, des observations de lieux emblématiques ou des mentions de fictions, films ou romans, qui abordaient notre objet d’étude.

« L’émancipation des femmes est beaucoup passée par leur large accès à l’enseignement supérieur. » Monique Dagnaud

Vous avez analysé et mis en scène une sorte de en chiens de faïence politico-culturels entre les tenants du libéralisme en l’occurrence macronien et ceux de l’écologie au sens très large. Mais n’y a t-il pas plutôt dans ces 20 % une forte majorité silencieuse qui, à l’instar de la société, « consomme » de la politique au jour le jour ?
M.D. : Oui, il y a une majorité silencieuse chez les 20 %, mais moins que dans d’autres catégories sociales. Ils votent tous, leur vote est réfléchi, pesé, car tous affirment croire en la démocratie représentative ; enfin, ils ont un peu plus d’engagement civique que les autres membres de leur classe d’âge. En fait ils sont un peu bons élèves en tout. Mais c’est surtout par leur façon de travailler, par les objets et projets auxquels ils s’attachent, par leurs choix de consommation – une consommation dans laquelle ils prétendent instiller une dimension éthique –, par leur vive implication personnelle dans la parentalité, qu’ils entendent avoir « un impact » social.

En quoi une professeure des écoles, un éducateur, un auto-entrepreneur culturel par obligation relèvent-ils d’une « alter-élite » ?
M.D. : Toutes ces professions ont à voir avec la transmission de savoirs, l’expérimentation de modèles et la production d’un imaginaire. Les alter-entrepreneurs et alterconsultants sont plus en pointe pour véhiculer des nouvelles façons de voir et de faire, mais les jeunes enseignants aussi sont assez souvent en décalage par rapport au reste des enseignants avec une plus vive sensibilité aux questions identitaires et certains se perçoivent  comme étant en  déclassement.

« Sur le plan politique, les diplômés sont surtout investis sur le front de l’écologie dans toutes ses dimensions : consommation, transport, modèle de réussite sociale, et avec un niveau d’engagement variable… » Jean-Laurent Cassely

En quoi la « woke culture » de ces générations qui infuse la recherche, l’université et les médias va-t-elle imposer ses standards ? Ne risque-t-elle pas justement de braquer et même de déclencher une importante bataille culturelle et politique des 80 % autres de cette génération et du reste de la société ?
J.-L.C. : Comme dit plus haut, il y a sur ces sujets une majorité silencieuse, peu politisée, y compris chez les diplômés. En France la woke culture a indéniablement voyagé par l’université et les médias, notamment les médias pure players qui embauchaient des journalistes plus jeunes, plus sensibilisés à ces questions liées à ce que les Américains nomment l’identity politics. Le répertoire de ce nouveau militantisme s’exprimant en VO, il faut en France un niveau culturel assez conséquent pour se plonger dans les controverses liées aux gender studies ou aux courants post-coloniaux et ce, même sans avoir d’avis tranché sur ces sujets. Je précise encore une fois que seuls une minorité de jeunes diplômés, plutôt bien représentés dans les IEP, dans les sciences sociales ou sur Twitter, sont actifs dans ces débats. En revanche, dans le monde de Linkedin, personne n’en parle ! L’étudiant d’école d’ingé ou de commerce est moins concerné, moins politisé, il ne faut donc pas associer automatiquement woke culture et hauts diplômés, même si c’est parmi certains membres de la classe diplômée que ces mouvements essaiment. Sur le plan politique, les diplômés sont surtout investis sur le front de l’écologie dans toutes ses dimensions : consommation, transport, modèle de réussite sociale, et avec un niveau d’engagement variable… C’est sur ce point que le divorce pourrait être prononcé avec leurs camarades moins titrés scolairement, qui restent souvent plus matérialistes sans être non plus indifférent à la cause climatique. 

La pandémie et ses conséquences vont-elles avoir un impact, des effets, sur la destinée de ces 20 % et quelle est, des trois catégories décrites, celle qui pour l’instant pourrait la mieux s’en sortir ?
M.D. : Difficile à dire. La sous-élite (la professional managerial class, les chercheurs, les professions d’expertise) sera nécessaire à la société pour redémarrer et retrouver des marges de manœuvre. Le destin de l’élite est lié à sa gestion de la crise dans sa dernière phase, sort-on rapidement ou non de la mise sous cloche de la société, la vaccination va-t-elle s’étendre rapidement, ou cette situation va-t-elle s’éterniser ? On peut très bien imaginer une révolte radicale plutôt populiste contre la technocratie et le monde dirigeant. L’alter-élite sera probablement envoyée au front pour colmater les plaies sociales.

À lire également sur notre site, un grand portrait-entretien de Jean-Laurent Cassely : Penseur de marques

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3 commentaires sur “Et vous, êtes-vous un 20 % ?

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