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Nathalie Heinich : « Ce nouveau militantisme travesti en recherche »

Publié le 12 mars 2021 par

Depuis quelques années, la sociologue Nathalie Heinich est dans le collimateur d’une communauté de chercheurs. Passe son statut de chercheuse, ses travaux sur l’art contemporain et sur le féminisme. De son Bêtisier de la sociologie (Klincksieck) qui aura agacé plus d’un rentier du bourdivisme, à ses prises de position sur le Pacs, le mariage pour tous et l’islamisme, elle a déclenché les foudres de la woke culture à la française. Elle est montée au créneau avec Pierre-André Taguieff et le philosophe Jean-François Braunstein contre l’intrusion de l' »islamo-gauchisme » à l’université et d’une pratique de la recherche qui lui semble dévoyée et dégradée. Retour sur son analyse.


Nathalie Heinich, sociologue et essayiste. © Olivier Roller.

La polémique sur «  l’islamo-gauchisme »  a tourné en quelques jours à une polémique très communautariste intra-universitaire du coup sur la validité des études décoloniales, de genre et de race. Est-ce à dire qu’il est difficile de circonscrire scientifiquement l’impact de ce concept et son effectivité dans l’enceinte universitaire ?
Nathalie Heinich : Je ne dirais pas que cette polémique est « communautariste », car un grand nombre d’entre nous, attachés à la mouvance universaliste, laïque et républicaine de la gauche, sommes justement opposés au communautarisme de ces idéologies « identitaires », cet « identitarisme » qui est le point commun des différentes « studies » pseudo-scientifiques importées d’Amérique du Nord, qu’il s’agisse des études « décoloniales », des « études de genre » dans leur version néoféministe radicale, des « queer studies », etc. Cette polémique clive profondément l’Université, selon une ligne de fracture qui n’est pas, comme essaient de le faire croire les partisans de ce nouveau militantisme travesti en recherche, l’opposition entre la gauche, qu’ils incarneraient, et la droite, que nous incarnerions, mais une opposition entre un communautarisme victimaire et l’universalisme républicain.
Concernant le rapport à l’islam, l’identification exclusive de tout musulman à sa religion d’origine et de celle-ci à sa définition la plus rigoriste a pris la place de l’« islamo-gauchisme » tel que l’avait décrit il y a vingt ans Pierre-André Taguieff, avec la collusion entre une extrême gauche en quête de nouveaux « dominés » et un islam politique visant l’imposition à l’ensemble des musulmans d’une conception intégriste, fondamentaliste et, par ailleurs, sexiste, homophobe et antisémite de la religion.
Parler d’« islamo-gauchisme » à l’Université ne signifie pas, bien sûr, que certains de nos collègues feraient ouvertement la promotion du terrorisme islamiste, selon la vision caricaturée que tentent de donner de nous nos adversaires. Il s’agit d’un phénomène plus diffus, à la gauche de la gauche, de complaisance à l’égard de l’islamisme radical (comme « religion des opprimés ») et de légitimation du terrorisme (comme « dernier recours »). Il se traduit par des invitations de militants du PIR (Parti des Indigènes de la République) dans des séminaires universitaires, par des actes de censure contre des formations ou des colloques consacrés au terrorisme et à la radicalisation (ce fut le cas en 2019 à la Sorbonne et à Jussieu), voire contre des cours où il est question de l’islam (récemment à l’université d’Aix-Marseille et, cette semaine encore, à Sciences Po-Lyon). Cette complaisance et cette légitimation de l’islamisme, aux antipodes des conceptions universalistes et libératrices de la gauche, sont une des strates du terreau idéologique et militant sur lequel prolifèrent les assassins de Samuel Paty.

Le terme même d’ « islamophobie », largement exploité comme thème de recherche par certains sociologues, témoigne d’une consternante confusion entre la race – une réalité imposée aux individus – et la religion – qui, du moins en France, relève d’un choix

Cet islamo-gauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’ idéologie « décoloniale », qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité « dominée », de la « domination » la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un « racisme d’État », lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien comment les islamofascistes s’emparent de ces pseudo-analyses pour rameuter les faibles d’esprits et armer les plus radicaux.
Le terme même d’« islamophobie », largement exploité comme thème de recherche par certains sociologues, témoigne d’une consternante confusion entre la race – une réalité imposée aux individus – et la religion – qui, du moins en France, relève d’un choix ; et d’une tout aussi désolante confusion entre ce qui est illégal – l’expression publique du racisme – et ce qui est légal – l’expression publique de la critique de telle ou telle religion ou des religions en général. En fin de compte, ce terme est une arme de déligitimation de toute approche critique des conséquences sociales de l’islam traditionnel (notamment en ce qui concerne le statut des femmes) et des effets de l’islamisme radical, en Europe comme dans les mondes musulmans. Charlie-hebdo a fait suffisamment les frais de ce type de confusions pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire un dessin pour mettre en évidence le lien logique et surtout idéologique entre dénonciation de l’« islamophobie » et refus de toute critique de l’islamisme, menant à la complicité plus ou moins active avec celui-ci.

Depuis votre première tribune dite des 100, Frédérique Vidal a embrayé et repris votre idée de mener une enquête sur  l’évaluation de ce risque. Vous suggérez une instance indépendante, le HCÉRES. Quels seraient les protocoles  de ces « bœufs-carottes » U ?
N.H. : La ministre a en effet entendu notre appel de début novembre à prendre au sérieux, après Jean-Michel Blanquer, les dangers de l’idéologie qui a conduit à la décapitation de Samuel Paty, et les complaisances dont elle bénéficie chez certains de nos collègues. Nos adversaires ont feint de voir dans notre demande un appel à la mise au pas de la recherche par le politique, mais il s’agissait au contraire de constituer un dispositif d’alerte interne à l’Université, afin de ne pas contrevenir à l’autonomie, garante des libertés académiques.
La récente déclaration de Frédérique Vidal arrive avec trois mois de retard, car l’actualité aujourd’hui est moins celle de l’islamo-gauchisme universitaire que, plus généralement, celle des ravages d’un militantisme dévoyé qui tend à transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement et les publications en tracts. Et elle a également le tort de proposer une solution bancale, car le CNRS n’a pas pour mission d’évaluer ni d’amender le travail des universités – c’est le rôle institutionnel du Haut comité d’évaluation de la recherche et de l’Enseignement supérieur (HCÉRES).
La question aujourd’hui est de  faire en sorte qu’il fasse correctement son travail d’évaluation, d’accréditation et de sanction des programmes, maquettes pédagogiques, etc., alors qu’il n’a pas été capable jusqu’à maintenant d’endiguer la vague de ce que notre collègue Didier Lapeyronnie avait opportunément nommé, il y a vingt ans, « l’académisme radical », c’est-à-dire la contamination de certains universitaires par un radicalisme qui, bien sûr, est du meilleur effet sur des étudiants naïfs et peu informés. On connaît les ravages qu’a produit par le passé la subordination du savoir à l’idéologie, récurrente dans les régimes totalitaires au XXe siècle. C’est à nous, enseignants-chercheurs, d’obtenir que le HCÉRES s’empare du problème et en fasse une mission prioritaire – dispositif dans lequel il ne serait d’ailleurs pas absurde que les académies aient aussi leur rôle à jouer.

Quel sens cela a-t-il de voir fleurir sur tout le territoire les même « études de genre », alors que l’activité de recherche est censée découvrir ce qu’on ignorait plutôt que rabâcher ce qui est devenu un topos ?

Et leurs effets concrets ? La réduction des moyens, des budgets ?
N.H. : La première mission serait de vérifier, au niveau national, l’équilibre de l’offre de formation, ainsi que le respect d’un minimum de diversité dans les cooptations et les attributions de crédits. Quel sens cela a-t-il de voir fleurir sur tout le territoire les même « études de genre », alors que l’activité de recherche est censée découvrir ce qu’on ignorait plutôt que rabâcher ce qui est devenu un topos, et se donner comme objectif l’accumulation de connaissances et non pas la transformation du monde – celle-ci ayant bien sûr sa légitimité mais dans ses arènes dédiées que sont les associations, les syndicats, les partis, le Parlement? Aujourd’hui les meilleurs islamologues peinent à accéder aux crédits de recherche et aux bourses, qui sont trustés par de proliférantes études sur « l’islamophobie », tant au niveau national qu’international. Lutter contre cet appauvrissement, par une réorientation des accréditations et des affectations de crédits, devrait être une mission prioritaire du HCÉRES. Sans compter le suivi des carrières de nombre de nos collègues qui, très occupés par leurs activités académico-militantes, en oublient de publier dans des revues scientifiques dignes de ce nom, se contentant d’articles répétitifs dans de micro-revues aux comités de rédaction complaisants. Il y a du travail à faire, assurément, pour faire en sorte que la formation de la nouvelle génération d’étudiants ne soit pas abandonnée à la médiocrité, à la démagogie et à l’entre-soi.

Quels sont les leviers possibles pour garantir une pluralité des recherches au sein des universités ?
N.H. : Avant de garantir la « pluralité », nous aimerions que soit garantie la qualité scientifique, la rigueur épistémique des publications et des enseignements. Si la « pluralité » signifie faire de la place à de la pseudo-science où à de pseudo-concepts servant de cache-misère à de pseudo-avancées théoriques, alors faisons l’économie de cette pluralité-là !
Quant aux moyens concrets, ils existent en théorie, via les instances universitaires chargées d’organiser la cooptation et le contrôle par les pairs. Le problème est qu’elles ne jouent pas correctement leur rôle, comme en témoigne notamment le maintien du recrutement local, qui devrait être interdit comme dans tous les pays avancés ; ou comme une gouvernance des universités aux règles calamiteuses, qui favorisent automatiquement les alliances douteuses, les conflits d’intérêt et l’immobilisme. Il y aurait tant à faire, en matière législative, pour permettre aux universités et aux instituts de recherche de faire correctement ce pour quoi la collectivité les finance : à savoir organiser, encadrer et garantir la production et la transmission des connaissances. Et malheureusement ce ne sont pas les récentes réformes imposées par le ministère qui nous rapprochent de cet objectif…

Dans votre tribune du Monde, vous dénoncez « le dévoiement militant » et souhaitez protection scientifique de l’université pour assurer la pluralité des recherches. Des marxistes orthodoxes à la Gauche prolétarienne, en passant par les maoïstes, et les potes de Pol Pot, liste non exhaustive, n’y a-t-il pas comme une tradition du « dévoiement » ? Quelles différences fondamentales voyez-vous avec les décennies précédentes ?
N.H. : Nous espérions en avoir fini avec la contamination de la recherche par le militantisme, cette subordination de la mission épistémique – produire et transmettre du savoir – à la mission politique – faire advenir un « monde nouveau », souvent terrifiant – qui a conduit aux pires excès totalitaires. Eh bien non : dans une splendide ignorance des calamités d’un passé pourtant récent, nos « universitaires engagés » – trouvant sans doute que voter, manifester, militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics pour eux – essaient de remettre le couvert. Les causes ont certes changé : la classe sociale a cédé le pas à la race et au sexe, comme l’ont récemment déploré Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, et la religion est passée, chez certains, du statut d’opium du peuple à celui d’étendard des opprimés. Mais le fond est le même : grave déficit de curiosité intellectuelle, radicalisme borné, lâcheté individuelle dissimulée sous la meute, jouissance perverse du pouvoir exercé par la culpabilisation, par la menace ou par la force.

Tâchons donc de replacer le débat sur le terrain des idées et des valeurs, et non pas des âges – comme le voudrait la gérontophobie de nos adversaires.

Dans ses recherches, le doctorant Pierre-François Mansour (Les Territoires conquis de l’islamisme) travaillant sur l’impact des études décoloniales à l’université note l’émergence d’une « nouvelle génération de chercheurs décoloniaux français, souvent formés aux États-Unis ». N’assiste-t-on pas à une bataille entre générations de chercheurs, de lutte d’influences et de places ?
N.H. : En effet, le phénomène est en grande partie générationnel (même si beaucoup de nos jeunes collègues nous soutiennent mais évitent de le faire publiquement pour ne pas ruiner leur carrière), et l’idéologie se mêle aux enjeux professionnels et carriéristes : là non plus, d’ailleurs, ce n’est pas une nouveauté puisque c’était déjà le cas dans les régimes totalitaires. Mais ce n’est pas parce qu’une génération est nouvelle qu’elle est forcément du côté du bien : les fascistes italiens, les nazis en Allemagne, les miliciens sous l’Occupation étaient souvent des jeunes. Et ce n’est pas parce qu’une génération a eu le temps, pendant plusieurs décennies, de lire, de s’informer, de réfléchir, de mûrir ses valeurs, qu’elle mérite d’être reléguée à l’asile de vieillards – bien au contraire. Tâchons donc de replacer le débat sur le terrain des idées et des valeurs, et non pas des âges – comme le voudrait la gérontophobie de nos adversaires – ni, surtout, des positions politiques : car c’est le vrai progressisme que nous défendons à travers le souci politique et moral de l’universalisme et celui, scientifique, de la pensée rigoureuse, contre la régression communautariste, identitariste et clanique que l’on prétend nous opposer au nom des droits des plus faibles.

Islamo-gauchisme, décolonialisme, genre, race… Tout le long de l’année, Les Influences consacrent de longs entretiens sur ces concepts. Lire sur notre site, les entretiens avec Pierre André Taguieff, Nedjib Sidi Moussa.

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