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Prophète, mal-vus et malentendus

Publié le 14 avril 2021 par


Comment les images ont-elles acquis une telle puissance, au point d’être plus fortes que des idées et de déclencher morts et conflits ? L’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar réfléchit sur nos réactions émotionnelles devant les représentations et les caricatures religieuses. Rencontre.

Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’histoire de l’art et essayiste. Paris, 22 mars 2021, © par Olivier Roller pour Les Influences.

Je réfléchissais depuis pas mal de temps sur le sujet, mais la décapitation du professeur Samuel Paty m’a sidéré puis m’a imposé l’urgence d’écrire. » Rédigé en deux mois après l’attentat du 16 octobre, Les Dessins de la colère, essai signé Bruno Nassim Aboudrar, est une réflexion sur l’image, ses interprétations et ses manipulations. « Le sort de ces images soude des communautés et en désolidarise d’autres. Jamais auparavant les images n’avaient été investies d’un tel pouvoir à une telle échelle : pouvoir de bouleverser et de provoquer jusqu’à des meurtres à l’échelle planétaire », écrit-il dans son introduction.

Jusqu’ici, ce professeur d’histoire de l’art (né en 1964), également spécialiste de la médiation culturelle à l’université Sorbonne nouvelle, avait réfléchi sur le voile dans l’art et ses effets esthétiques, l’observation des visages de la folie, les images honteuses, l’incrédulité de saint Thomas, l’expression des passions, les figures du Christ après la Résurrection et, encore, les accidents de peinture, les ciels, les représentations de fissures et de cicatrices – sans oublier un roman, Ici-bas (prix Senghor du premier roman 2010) dans lequel il s’ingénie à rendre plausibles des souvenirs inventés. C’est un spécialiste des temps anciens où l’image revêtait une puissance sacrée. « J’aime l’inactuel, ce temps très long qui met la distance nécessaire avec notre excitation perpétuelle et des positions intellectuelles trop définitives » explique-t-il après la séance photo qui l’a vu sous le jeu des LED, aussi inquiétant d’ombres que fugacement lumineux.

Restaurer avec finesse les sens oubliés de l’iconoclasme et du vandalisme.

Ses lunettes qui dissimulent une voix timide et affable semblent capter tout le visible du monde mais aussi la trame de ses pentimento : « Il y a la sociologie, la psychologie mais il y a aussi ce qu’instruit et analyse l’histoire de l’art sur l’utilisation des images. Or de cette science-là, on n’en parle pas beaucoup et on s’appuie encore moins sur elle pour penser les images et ses effets. Aujourd’hui, les théoriciens de l’art sont aussi invisibles qu’inaudibles. » Son livre lui ressemble : érudit, sobre mais aussi percutant, comme une synthèse de classicisme et de dynamitage des visions toutes faites. Avec cet essai, lui-même s’est retrouvé sur la crête fine de la compréhension, pouvant déclencher, dans son déséquilibre rhétorique, le feu nucléaire des passions. Dans une démarche non idolâtre, cet « athée respectueux du fait religieux » s’emploie à restaurer avec finesse les sens oubliés de l’iconoclasme et du vandalisme (paternité du terme revendiquée par l’abbé Grégoire contre les insurgés dévastant les églises), deux notions majeures selon lui pour comprendre ce qui se passe au XXIe siècle avec les images. Il suit le fil des origines de la caricature (portraits exagérés de la Renaissance italienne), mais également les représentations de Jésus (romanisées ou hellénisées après une longue période paléochrétienne où l’on privilégiait plutôt les pictogrammes tau, chrisme et croix) et celles, plus rares mais bien visibles, de Mahomet. Il rappelle aussi les guerres d’images qui montrèrent en abondance des luthériens animalisés en cochons ou en singes, un pape avec une tête d’âne (Cranach) ou des catholiques semblables à des boucs et des chiens. Il expose volontiers son ambivalence de jugement : fustigeant ainsi l’héritage colonial mais plébiscitant son esprit de curiosité et un esthétisme qui l’ont lui même formé.

Mahomet : le flou historique et le flouté contemporain

« Les dessins blessent mais ne tuent pas, il ne faut les voir que comme des images, et non les idolâtrer comme l’époque les consomme » veut instruire Bruno Nassim Aboudrar. Le XXIe siècle n’est pas un décalque des guerres de l’icône. Nous ne sommes pas exactement entre 726 et 843, dans un Empire byzantin qui vit l’affrontement à mort des iconodules et des iconoclastes. Ces derniers exclurent des églises toute représentation divine. Mais une mentalité nouvelle a fait jour : pourquoi donc une image fait-elle désormais plus scandale qu’une idée émise ? « Samuel Paty aurait énoncé une opinion, s’inscrivant dans la tradition des Lumières, plutôt que de montrer un dessin, il serait encore en vie », affirme-t-il. Les images blessent et si elles ne tuent pas directement, c’est leur mésusage ou leur détournement qui provoqueraient les catastrophes et les meurtres. L’historien avait commencé à agacer cette question du mal-voir dans Qui veut la peau de Vénus ? (Flammarion), récit analysant un double scandale, le premier suscité par un tableau de Vélasquez lui-même, La Vénus au miroir, et le second par le vandalisme, en 1914, de l’œuvre dû à une suffragette, Mary Richardson.

La Venus del espejo (Vénus au miroir) de Diego Vélaquez (National Gallery, Londres).

Bruno Nassim Aboudrar nous explique que l’histoire de l’art, elle, n’est pas un album à colorier où les frontières culturelles seraient nettes, et où les croyances ne dépasseraient pas les limites assignées. « Il y a des constantes certes, mais par exemple, la préférence païenne ou chrétienne pour les images est loin d’être unanime. Les musulmans eux-mêmes hésitent face aux représentations » remarque-t-il. Majoritaires, les « aconiques » sunnites ferraillent avec d’autres écoles coraniques qui elles au contraire s’appuient volontiers sur des représentations. Mahomet a été dessiné, représenté, vu. À la Bibliothèque de l’université d’Édimbourg, on peut l’apercevoir au centre d’une enluminure dite du « dernier sermon » dans un manuscrit de 1307, La Chronologie des nations anciennes, du savant perse Abu Rayhan al-Biruni. Idem à la Bibliothèque nationale de France.

Le « dernier sermon » dans la Chronologie des nations anciennes, Bibliothèque de l’université d’Édimbourg.

L’introduction de la photographie en 1880 par les chrétiens a fissuré quelques préceptes également. La sphère musulmane sait tout à fait fabriquer ses très visibles « images de combat » et ce, à grande échelle, à l’instar de la guerre entre laïcards et catholiques ou de ces derniers contre les protestants : des caricatures antijuives ou antichrétiennes, tout comme des présidents occidentaux diabolisés ou animalisés.

Retraçant la généalogie des caricatures danoises de Mahomet publiées par le Jylland-Posten en 2005, par qui la controverse, la colère, le meurtre sont arrivés, le spécialiste remarque, au prologue du scandale, l’incapacité ou l’autocensure de dessinateurs à représenter Mahomet. Un journaliste et écrivain, Kâre Bluitgen, souhaitait écrire une vie de Mahomet illustré, et cela ne fut pas possible. L’historien rappelle aussi que l’éditeur français Belin publiant un manuel d’histoire-géographie pour les classes de 5e ne fit pas mieux en 2007. Ne souhaitant pas meurtrir la sensibilité des croyants musulmans et partant du principe (erroné) que l’islam souffrirait d’aucune représentation, il flouta le supposé Mahomet représenté dans le « Dernier sermon ».  Un floutage comme on le fait aujourd’hui pour le criminel présumé, ou sa petite victime. Or cette délicatesse de prévention, cette sensibilité  n’est pas celle du Moyen Âge, où « une très ancienne tradition érafle, biffe ou macule, sur un tableau ou une statue, les personnages infâmes », pointe Bruno Nassim Aboudrar. De Mahomet, c’est plutôt la caricature de l’arabe qu’aurait réalisé l’iconographie d’un Occident aujourd’hui  comme « déshérité » de sa substance religieuse.

Performance talibane

Figures du Prophète, Bouddhas de Bamiyan, site saccagé de Palmyre… Dans ses chapitres courts et précis, le chercheur met en parallèle l’iconoclaste (ou plutôt les iconoclastes) et le vandale à l’ère moderne. Il en décrit leurs ressorts d’action contre l’image : « l’iconoclasme avec son assise religieuse, le vandalisme et son substrat politique ». Le vandale, lui, est aussi de retour gagnant, avec des actions directes boostées, démultipliées par une diffusion numérique mondialisée. L’essayiste a particulièrement suivi les effets et les émotions de la destruction à l’explosif des bouddhas par les vandales talibans. En live. C’est la « performance » du mollah Omar, fabricant d’images de terreur de masse, qui a recouvert l’œuvre patrimoniale, revendiquée depuis 1992 seulement par les chiites Hazara, mais jusqu’alors inconnue d’une large part des Terriens avant qu’on l’attente. La démolition des immenses sculptures suscita une forte émotion planétaire, celle d’un même destin face au désastre irrémédiable d’artefacts totalement inconnus, mais conduisant au sentiment d’une perte commune. Désormais, les vandales ont imposé dans la vaste médiathèque numérique leur propre image de la destruction plutôt que celles d’œuvres très mal connues. Certes, Bruno Nassim Aboudrar ne cache pas son émotion devant cette disparition, mais il ne se sent pas pour autant lié par une fidélité à toute épreuve au principe de conservation : « Ce ne sont que des images que nous consommons et digérons plus ou moins bien. Par exemple, je ne suis pas choqué par le déboulonnage de statues : au nom de quoi faudrait-il s’arc-bouter sur la préservation d’une œuvre hideuse et moralement suspecte ? Nos villes sont emplies de statues mochissimes, d’histoires oubliées ou évacuant toute complexité et de musées aux artefacts détérritorialisés. »

Le site des Bouddhas de Bamiyan.

Parfois l’affabilité du professeur éclate sur des pointes de silex instransigeantes : « Si j’étais Jean-Michel Blanquer, j’enquêterais sur ceux qui ont conçu, rue de Grenelle, la leçon sur la liberté d’expression et qui a coûté la vie à Samuel Paty ! Charlie Hebdo soit… Mais avez-vous vu cette leçon telle qu’on la dispense dans les collèges ? Le dessin de Coco appelé Mahomet : une étoile est née qui aurait été présenté aux collégiens est assez dégueulasse. Pourtant, dans le système du journal lui-même, ce dessin défendait plutôt les musulmans. Il ne voulait pas se moquer du Prophète, mais d’un film « islamophobique ». Du coup, le dessin manie des matériaux racistes et, sorti de son contexte, ceux-ci se mettent à signifier tout seuls en quelque sorte. Mais on peut manier des matériaux racistes sans le savoir », débraie-t-il dans une analyse décoloniale.

Le dessin de Coco appelé « Mahomet : une étoile est née » qui aurait été présenté aux collégiens est assez dégueulasse. Pourtant, dans le système du journal lui-même, ce dessin défendait plutôt les musulmans.

 Dissiper un « mal-vu » comme on le ferait d’un malentendu semble une gageure tant le débit industriel et mondialisé des images emporte la raison et le savoir sur son passage. C’est peut-être le point aveugle de l’essayiste pris, comme tout le monde, dans le flux et qui, pour une image expliquée, en laisse passer des milliers : à côté de la culture marchande qui charrie ses icônes en logo, en picto et en t-shirt, la diffusion mondiale des images arrache celles-ci à leur contexte pour les projeter inexorablement dans une zone d’interprétations visuelles et de mirages cognitifs de tous les dangers. Un clic, un selfie, une reproduction en réseau peuvent être désormais comme les battements d’ailes d’un papillon au-devant des catastrophes.

Et lui-même, le savant vulcanisé à la mésinterprétation, a-t-il un jour été défait par une image ? « Des tas ! Mais toutes images confondues, je retiens ce qui s’est passé avec ma fille aînée au Louvre. Très jeune, elle avait été terrorisée, effrayée par les peintures de crucifixion, au point qu’il nous a fallu partir au plus vite. Pas besoin d’aller sur Internet pour être blessé à domicile ou près de chez soi. » L’idolâtrie contemporaine pour les images n’est pas toujours aveugle.

Les Dessins de la colère, Bruno Nassim Aboudrar, Flammarion, 192 p., 18 €. Paru 17 mars 2021.


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