Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Société

« Avec la Covid et 100 000 morts, nous sommes devenus une société nécrophage »

Publié le 16 avril 2021 par


Philosophe et historien de l’humanisme (CNRS), Stéphane Toussaint vient de publier Contre la pestilence (Piranha), une réflexion incisive sur ces nouvelles valeurs qui sous-tendent la mentalité moderne et sur ce qu’a révélé la crise de la Covid : sommes-nous encore humains ? Entretien.

Stéphane Toussaint, directeur de recherches au CNRS, italianiste et historien de l’humanisme. DR

Vous êtes un chercheur français qui résidez en Italie, comment s’est et se passe encore votre double confinement ?

Stéphane Toussaint : Au sens propre, ne résidant pas en Italie, je n’y ai pas été confiné très longtemps, mais j’y mène depuis toujours mes recherches sur la Renaissance et l’humanisme. L’année dernière, de l’autre côté des Alpes, le confinement, comme l’on sait, a commencé beaucoup plus tôt qu’en France. De retour d’une conférence en Espagne début mars, j’ai séjourné une semaine à Pise avant d’arriver à Paris par l’un des derniers vols disponibles, le 13 mars exactement. Aussi ai-je connu en France, pour ainsi dire, un confinement décalé. Décalé relativement à une Italie ayant adopté des mesures sanitaires très strictes dès le 8 mars 2020, je le rappelle. Décalé par rapport à une Italie qui, le 11 mars, a été clairement et résolument informée par son président du Conseil, Giuseppe Conte, sur la ligne politique suivie et sur les règles de conduite désormais en vigueur. J’y reviendrai. Mais aussi décalé, disais-je, du fait psychologique et surtout moral d’une forte différence d’état d’esprit, par conséquent d’attitude entre les deux pays. C’est là une leçon à retenir et à fixer dans nos mémoires, contre des intérêts économico-politiques pressés de très vite tourner la page.

C’est une sensation et plus qu’une sensation un choc de conscience que de passer ainsi, en une heure, d’un pays totalement immobile, cristallisé par un contrôle sanitaire, où des gens meurent en nombre, à un pays insouciant, où des gens vont aussi mourir en nombre, sans le savoir encore.

Donc, le 13 mars au départ de Pise, l’accès à la zone d’embarquement était rigoureusement filtré par la police, à laquelle il fallait exhiber une déclaration autocertifiée d’exigence de sortie du territoire italien et de motif d’entrée en France. Des voyageurs, d’après mon observation in situ, furent retenus ou peut-être refoulés. Le policier auprès duquel j’ai décliné mon identité, puis expliqué les motifs de mon voyage, m’a prévenu que, à son avis je serais recontrôlé sur le sol français, mon vol provenant d’Italie. Or, surprise, aucun contrôle d’aucune sorte à l’aéroport de Beauvais, et pour quelque provenance que ce soit, n’avait été mis en place, alors que l’Italie était déjà notoirement confinée car contagiée. Montrée du doigt, même.

C’est une sensation et plus qu’une sensation un choc de conscience que de passer ainsi, en une heure, d’un pays totalement immobile, cristallisé par un contrôle sanitaire, où des gens meurent en nombre, à un pays insouciant, où des gens vont aussi mourir en nombre, sans le savoir encore. Choc de conscience tant il était probable que dans ce car nocturne roulant vers Paris, bondé de voyageurs, parmi mes voisins de siège, tel ou tel finirait bientôt à l’hôpital, sur le ventre, intubé pendant deux semaines. Cela dans le meilleur des cas, puisque, en Lombardie, des « tris » thérapeutiques étaient officieusement pratiqués à défaut d’équipement ou par manque de personnel (comme plus tard en région parisienne et dans le Nord de notre pays). J’en savais quelque chose pour l’avoir vérifié auprès d’amis médecins ou scientifiques italiens prévoyant une contagion rapide et grave.

Cependant, passée la frontière, passée cette frontière que ne respecte pas le coronavirus selon notre ministre de la Santé, ma lucidité acquise s’est avérée existentiellement et sociologiquement inutile. Existentiellement, parce que je me suis trouvé pris au piège d’une inconscience collective, étonnante et terrifiante à la fois. Que de rires au milieu des éternuements dans ce car traversant la nuit vers la capitale ! Sociologiquement, car mon anticipation modeste mais réelle, a été battue en brèche par la doxa médiatique mise en place, que l’on a pu admirer à l’œuvre durant les jours suivants. Souvenez-vous de l’aplomb avec lequel un politologue très écouté, sans compétence médicale aucune, faisait accroire sur les plateaux de télé que la fameuse « méthode italienne » n’offrait nulle certitude et même que l’Italie « théâtralisait » sa contagion.

Vanité suicidaire dans l’exception française, on a voulu nous convaincre une fois de plus, mais une fois de trop, que la France c’était autre chose ! Voyez le splendide résultat qui excédera largement les 30 000 décès pour le seul coronavirus, étant donné que les morts collatérales par défaut de soins ne seront pas chiffrées. En prime, quel honteux mépris pour le peuple italien !

Durant cette crise, les limpides analyses de Deleuze sur l’information comme mot d’ordre, comme contrôle de l’opinion par les média – ces infos qu’il nous suffirait, au fond, de faire semblant de croire – sont apparues dans leur impérissable vérité.

Que vous a appris le confinement sur la France ?

S.T. : Beaucoup de choses sur les médias et le travail intellectuel. Durant ces longs jours de pré-confinement, où j’expliquais à quelques collègues parisiens, parfois sceptiques ou incrédules, qu’ils devaient motu proprio suspendre leurs séminaires et que les universités allaient bientôt fermer, un profond déphasage des consciences s’est dévoilé dans toute sa cruauté, puisqu’il y aurait manifestement eu des malades et des morts à la clef que l’on aurait pu éviter. Mais surtout, les limpides analyses de Deleuze sur l’information comme mot d’ordre, comme contrôle de l’opinion par les média – ces infos qu’il nous suffirait, au fond, de faire semblant de croire – sont apparues dans leur impérissable vérité. Croire et faire semblant de croire. Qu’est-ce que les Français ont donc fait d’autre ? Croire que ça ne serait pas si grave, qu’on s’en sortirait, que nos hôpitaux ne seraient pas submergés et que nos lits suffiraient, que notre gouvernement savait ce qu’il disait, ce qu’il faisait, enfin, que ces Italiens nous jouaient la comédie, comme toujours.

La chose frappante demeure que, n’étant plus en 1930, temps d’universelle propagande, ni même en 1980, mais en 2020, la morale fatale à tirer de tout ceci est que l’info dite « continue », parce qu’elle sévit continûment en France dans les média dominants, n’aura strictement servi à rien, pire même, aura permis d’égarer, de désinformer, de tergiverser. On savait que la télévision et qu’une grande partie des journaux, à de rares exceptions, fabriquent notre imbécillité et affaiblissent notre jugement : la France ne s’est pas pour rien classée brillamment au 34e rang du palmarès mondial de la liberté de la presse. Mais, en l’occurrence, un pouvoir criminel ou presque aura fait professer médiatiquement, par des médecins, que les masques nous étaient inutiles. Évidemment, nous n’en avions pas.

En tant que philosophe je me suis inquiété, naïvement sans aucun doute, d’une institution médiatique devenue tellement asservie que des correspondants français ont dû d’eux-mêmes prendre l’initiative d’alerter directement depuis l’Italie la population et le gouvernement sur tous les risques alors encourus. Vous m’objecterez que cela prouve le contraire de ma thèse : les journalistes nous ont informés. Nuance, nuance, dites plutôt que de vrais journalistes, il en existe encore, ont dû nous contre-informer ! Par-dessus les télés, les débats, les réseaux et autres, ils nous ont fait passer le message, d’ailleurs sans grand succès, que la France était en substance un pays d’aveugles et d’inconscients. Ils confirmaient les premières alertes, inentendues, lancées par nos services de réanimation. Ainsi n’étions-nous certainement pas au-dessus de l’Italie. Avec les brillantes conséquences constatées, où le chaos le disputait à l’incohérence.

Il aura donc fallu attendre le 27 mars – autant dire cent sept ans à l’échelle d’une pandémie si terrible et mondialement déclarée depuis des semaines – pour que le président de la République française se prononce, dans la presse italienne, en faveur de l’Italie et de sa politique sanitaire, preuve lampante qu’on la mettait encore en doute.

Par contraste, dès le 11 mars le président du Conseil italien adressait ce sobre et digne message à sa nation, que je traduis volontiers à vos lecteurs : « Toute l’Europe regarde l’Italie comme un pays en difficulté… le plus durement touché par le coronavirus, mais nous sommes aussi ceux qui réagissent avec le plus de force et de précaution et qui sommes en train de devenir, jour après jour, un modèle pour tous les autres. Demain, non seulement on va nous regarder encore, mais on va nous admirer aussi. » Avec cette grande affaire, le véritable succès d’une politique se mesurera très rapidement, très simplement à son taux d’admiration suscité dans chaque nation prise en particulier.

Mais ces périodes de confinement ne sont-elles pas finalement propices selon vous à l’otium que vous évoquez dans votre précédent essai, La Liberté d’esprit, ou est-ce un trompe-l’œil ?

S.T. : Vous faites référence à mon éloge de l’otium, de l’oisiveté intellectuelle – en réalité d’un vrai travail de l’esprit – qui a éveillé un certain agacement ou une commisération certaine chez quelques recenseurs de cet essai. D’aucuns ont réduit dérisoirement ce principe aux bourses d’études de la Villa Médicis, d’autres n’y ont vu, avec la mesquinerie dont ils sont le modèle, qu’un droit universitaire d’être payé à ne rien faire. Ô haine anti-intellectuelle, quand tu les tiens !

En vérité, l’otium correspond à ce travail impondérable, irréductible au temps calculé de l’économie, dont parlait Alfred Weber en 1922 dans sa défense des travailleurs de l’esprit et dont le mathématicien Poincaré, de son côté, tentait d’expliquer l’importance fondamentale pour l’invention scientifique. Depuis des temps antiques, depuis Aristote et Plotin, il s’agit du principe de la réflexion libérée de l’implication pratique, affranchie de l’action quotidienne, jamais inutile pour autant. Mais aussi, c’est la perception intuitive d’un itinéraire invisible qui, tout en vous détournant parfois, vous reconduit mystérieusement à bon port. En somme, l’opposé du chemin qui ne mène nulle part, de mémoire heideggerienne… Et, par dessus tout, le contraire des travaux nationaux dirigés, des caps fixés par le pouvoir, des défis dits « sociétaux »lancés par pur souci de propagande.

En quoi la pandémie a accentué le recroquevillement intellectuel que vous dénoncez dans Contre la pestilence ?

S.T. : Durant le premier confinement, comme tous les enseignants-chercheurs de ce monde, j’ai été affligé de fréquents messages administratifs pleins de bonnes intentions, assurément, sur la meilleure façon de chercher et d’enseigner ; un peu comme l’on conseillerait un mathématicien sur la meilleure façon de compter, un ténor sur la meilleure façon de chanter. L’infantilisation des scientifiques et des savants en est arrivée au point qu’on saisit l’occasion d’une quarantaine sanitaire afin de les informer qu’ils peuvent en profiter pour réfléchir et leur dire, de surcroît, comment y parvenir. N’y-a-t-il pas dans ces recommandations une forme cachée, larvée si l’on préfère, d’aveu d’impuissance à maîtriser l’accélération et la numérisation de la vie intellectuelle, décentrée de sa fonction, de son axe propre ? En l’espèce, pour paraphraser un peu Hegel, ce réel « sociétal » n’est pas le rationnel. Par exemple, ce que les études savantes d’un Alain Supiot, en France, et d’un Hartmut Rosa, en Allemagne, nous révèlent depuis des années a pris l’aspect d’un rapt de la pensée par la performance et la gouvernance. Plusieurs s’en réjouissent, j’en mesure les dégâts dans les sciences humaines. Penser par soi-même y deviendra un combat ; auprès de quoi les censures moralistes et communautaristes, à l’américaine, seront presque du folklore dans l’Université. À la limite, des lois nous protègent contre ces dernières. Mais quand la loi elle-même instaure la précarité, la rentabilité, la marchandisation du savoir – je songe à la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) – on doit bien dire de la liberté scientifique que ses jours sont comptés.

Alors si trompe-l’œil il y a, quel œil trompe-t-il ? Celui des administrateurs de la recherche et des managers du savoir. Et si tromperie il y a, c’est surtout dans la conviction que l’otium puisse se gouverner, se diriger par voie hiérarchique. Soit l’intellectuel est libre de penser, soit il ne l’est pas. S’il ne trouve ou ne retrouve pas cette liberté d’instinct, de lui-même et en lui-même, c’est qu’il n’est pas un intellectuel, mais autre chose, un cortex programmé, un cerveau serviteur, une cervelle esclave, ce que l’on voudra, certes pas un travailleur de l’esprit. Par anecdote, savez-vous où le grand savant allemand Ludwig Mohler a réfléchi sur le cardinal Bessarion, l’humaniste byzantin, père du platonisme en Europe au XVe siècle ? Sous les obus, dans les tranchées de 14-18.

Pouvoir de l’opinion, pouvoir du marché, pouvoir de la croyance, pouvoir de la société, pouvoir de l’État, tous ces pouvoirs sont progressivement devenus des entraves pour notre raison humaine, humanisante et humaniste.

Vous fustigez la recherche « rentabiliste » , mais quelles sont les ressources d’une recherche humaniste, pour nous aider à mieux comprendre cette crise ?

S.T. : La rentabilisation des sciences humaines et leur usage, leur façonnage, leur pliage à la fabrique du consensus, doivent nous inciter systématiquement à la dérentabilisation et à l’anticonformisme. L’opposition, la résistance aux pouvoirs de tous types sont aux fondements du travail intellectuel depuis la Renaissance au moins, si l’on ne veut remonter à Socrate. Au Quattrocento, dans une prosopopée merveilleuse, Leon Battista Alberti faisait dire aux livres de sa bibliothèque qu’ils n’ont rien à vendre ni aucune puissance à procurer aux lettrés.

Pouvoir de l’opinion, pouvoir du marché, pouvoir de la croyance, pouvoir de la société, pouvoir de l’État, tous ces pouvoirs sont progressivement devenus des entraves pour notre raison humaine, humanisante et humaniste. Ce sont d’abord des idoles et des tabous à abattre en nous quotidiennement, devant nous à tout moment, parce que de malins génies les redressent lorsque nous nous endormons dans la nuit de l’esprit.

Étonnons-nous du fait que les gens puissent s’estimer libres sans ce labeur, sans lutter de toutes leurs forces contre de tels obstacles, plutôt que de nous émerveiller qu’il y ait encore quelques intellectuels, peu il est vrai, pour rappeler à chaque génération prenant la relève dans le travail de la pensée, qu’il nous faudra résister toujours plus pour réfléchir, en reconstruisant chaque jour notre liberté intérieure.

La pandémie met probablement à nu ce dont traite mon dernier essai, intitulé pour ce motif Contre la pestilence. Plus généralement, cette pandémie a confirmé les méfaits qu’analysent les critiques humanistes de la rentabilité contemporaine, auxquels je me targue d’appartenir. Aussi permettez-moi, pour souligner les désastres et les deuils dont le décompte me semble loin d’être clos, de terminer par une autocitation brève : « Sans conteste, la pandémie a brutalement brisé l’équation entre quantité de richesse et qualité de civilisation. La conviction que plus une démocratie s’enrichit, plus ses entreprises rapportent et plus elle se montre humainement évoluée, vient de subir un cinglant démenti. Cette peste moderne administre aux plus riches une mémorable leçon. Un grand pays ne se mesure plus à la solidité de son crédit. » 

De quelle façon la pestilence culturelle pèserait désormais sur nos vies et nos sensibilités ?

S.T. : Parmi ce qui m’a particulièrement consterné depuis un an pour la dignité humaine, c’est une émission d’Arte. Une journaliste demandait à un expert s’il approuvait le « tri » hospitalier des malades âgés et s’il jugeait prioritaire le salut des jeunes. Devant l’alternative, l’expert partageait l’avis de ne pas sauver les vieux, la jeunesse représentant notre avenir. Superbe « matter-of-factness » diraient les Anglais. Pour le journalisme bas de gamme, qui finira par tout engloutir, cela se nomme aussi : « casse sanitaire ».

C’est un fait. Avec la Covid et 100 000 morts en ce mois d’avril, nous sommes devenus des monstres anodins. La sèche séquence médiatique en avait donné la preuve indiscutable. Ni la souriante journaliste ni le grave expert ne se sont seulement demandé s’il était non pas moral (n’en demandons pas tant) mais normal qu’en France, grande puissance européenne, nous en soyons tranquillement réduits à trier les humains selon leur capital vital et leur potentiel social. Bernanos et Deleuze, l’un chrétien et l’autre matérialiste, s’accorderaient aujourd’hui pour dire que nous évoluons enfin à l’aise dans une société ouvertement nécrophage.

Contre la pestilence, Stéphane Toussaint, collection Banc d’essais, Piranha, 144 p., 16 €. Paru 18 mars 2021.

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