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Épicure, au bon plaisir des philosophes

Publié le 23 avril 2021 par

L’idée : Les auteurs du Moyen Âge ou Dante ont cherché à sauver le philosophe de ses disciples épicuriens considérés, eux, comme hérétiques, explique dans un essai érudit et original le spécialiste de philosophie médiévale Aurélien Robert.


En ces temps de confinement et de restrictions sanitaires, l’idée de prendre du plaisir semble presque incongrue. Les lieux de culture, les cinémas, les théâtres, les bibliothèques sont fermés, tout comme les restaurants, les bars et les salles de sport ; les relations sociales sont drastiquement réduites. Rien cependant n’interdit (encore ?) de réfléchir sur le plaisir et c’est précisément ce que propose Aurélien Robert, directeur de recherches au CNRS et spécialiste de philosophie médiévale (né en 1977), à travers son livre Épicure aux Enfers, hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge. C’est à un long voyage philosophique que le chercheur nous convie puisqu’il ne s’agit pas seulement de caractériser un système philosophique qui remonte à l’Antiquité mais aussi de comprendre sa réception, depuis son apparition jusqu’à la Renaissance. L’ouvrage s’inscrit d’emblée dans une perspective de temps long, telle que Fernand Braudel l’a définie et c’est là un de ses aspects majeurs : personne auparavant n’avait relevé une telle gageure. Le livre d’Aurélien Robert vient donc combler une lacune philosophique et historiographique.

Épicure est discuté par de nombreux auteurs, mais les épicuriens, eux, sont voués au 6e cercle de l’Enfer de Dante.

Dans son introduction, à travers une plongée dans L’Enfer de Dante, le philosophe pose les jalons de sa problématique : pourquoi, parmi les nombreux penseurs grecs ou romains, les épicuriens sont-ils les seuls à être envoyés dans le sixième cercle de l’Enfer ? Pourquoi Épicure a-t-il été perçu comme un hérétique ? Comment un philosophe qui a vécu quatre siècles avant Jésus-Christ a-t-il pu devenir l’archétype de l’ennemi de la foi chrétienne au Moyen Âge ? Et, finalement, la Renaissance a-t-elle vraiment été le moment de la redécouverte du philosophe grec ?

La première partie est consacrée à l’Antiquité. Après une mise au point synthétique de la philosophie du maître, où l’on rappelle que, contrairement à certaines idées reçues, l’épicurisme n’a pas grand-chose à voir ni avec l’athéisme ni avec l’hédonisme, Aurélien Robert explique que ce courant philosophique a subi des attaques et des procès en immoralité dès son apparition. Puis il enquête sur la dissémination des idées épicuriennes sur les bords de Méditerranée, en Grèce, bien entendu, mais aussi en Égypte, en Syrie et dans le sud de l’Italie. Il montre que c’est finalement en Orient que les écoles épicuriennes ont le plus perduré, jusqu’à leur disparition, encore inexpliquée, au cours du IIIe siècle après J.-C. On suit alors les luttes entre les différentes communautés religieuses, juives, chrétiennes et païennes, sous l’Empire romain. L’accent est mis sur la rivalité potentielle entre les communautés épicuriennes et chrétiennes implantées dans les mêmes régions. L’auteur montre comment les auteurs chrétiens, aux prises avec les païens, d’une part, et les hérétiques, de l’autre, ont eu tendance à les amalgamer. S’ensuivent plusieurs pages passionnantes sur Justin de Naplouse ou Hippolyte de Rome et leurs efforts pour assimiler païens et hérétiques. L’auteur en conclut que l’hérésie épicurienne est définitivement figée au cours du Ve siècle après J.-C., c’est-à-dire à une époque où les écoles épicuriennes n’existent plus depuis longtemps. Il n’empêche : comme le soulignait Jean-Claude Schmitt dans son célèbre livre, Mort d’une hérésie (EHESS, 1978), les catégories hérésiologiques définies à la fin de l’Antiquité par les Pères de l’Église ont été acceptées telles quelles, tout au long du Moyen Âge (Mouton éditeur, 1978).

Le philosophe fait de nouveau preuve d’originalité dans la deuxième partie de son étude, en opérant un décentrement peu commun, témoignant d’une solide érudition. S’il se plonge dans la réception chrétienne d’Épicure, il interroge également les traditions juives et islamiques de l’Antiquité tardive. Ce sont d’abord les gloses bibliques qui retiennent son attention : elles se montrent globalement, de Jérôme et Lactance jusqu’à Pierre de Jean Olivi, très hostiles à Épicure et leur influence se fait sentir jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dans la tradition rabbinique, c’est le terme d’apikoros, un des mots hébreux qui désigne l’hérésie, qui fait l’objet d’une analyse minutieuse. À n’en pas douter, les apikorsim de la Mishna évoquent par certains traits les philosophes épicuriens. On retrouve d’ailleurs cette image de l’hérétique épicurien au Moyen Âge chez des auteurs comme Maïmonide ou Isaac Albalag. Aurélien Robert s’intéresse enfin à la tradition islamique, notamment à al-Ghazali, juriste du XIe siècle, et à Averroès, puis il interroge le concept de dahriyya, qui désigne généralement une catégorie d’infidèles. Or les sources ont tendance à assimiler ces infidèles à des matérialistes, comme les poètes préislamiques des Muʿallaquāt, et par extension à des épicuriens. Les trois monothéismes convergent et on s’aperçoit que « l’épicurien des chrétiens était devenu le symbole de toutes les hérésies philosophiques acceptant des formes de cosmologie sans dieux […] » (p. 124). En dépit donc de la disparition des communautés épicuriennes, on constate la persistance de ce que l’auteur nomme une « hérésie fantôme », que l’Église n’a pourtant cessé de dénoncer.

La troisième partie aborde la diabolisation médiévale d’Épicure. Aurélien Robert rappelle que, en dehors du fameux procès d’Orléans qui, en 1022, envoya au bûcher douze chanoines de la cathédrale, on n’a aucun autre exemple de condamnation pour épicurisme. Plus que le bûcher, ce sont les flammes de l’enfer que doit craindre le pécheur épicurien. De manière un peu rapide, l’auteur affirme que la figure de l’épicurien est destinée à faire peur et n’existe finalement que dans la prédication. C’est peut-être là un relatif manque de l’ouvrage : on aimerait savoir si cette résurrection de l’hérétique épicurien n’est pas une conséquence de la volonté de reprise en main de l’Église et de la répression afférente, telle que Robert I. Moore l’a décrite (Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval, Belin, Paris, 2012 ). D’autre part, une mise en perspective de l’hérésie épicurienne par rapport aux autres hérésies, notamment vaudoise ou cathare, aurait été appréciable mais sans doute est-ce là le sujet d’un autre livre.

Dante a cherché à distinguer l’épicurien hérétique et voué aux châtiments de l’enfer du philosophe et de sa théorie.

Quoi qu’il en soit, le philosophe passe alors en revue les principales sources de l’argumentaire médiéval contre les épicuriens, Les Reconnaissances du Pseudo-Clément de Rome, Les Confessions d’Augustin, ou encore les sermons de Julien de Vézelay. À la manière des Détectives sauvages de Roberto Bolaño, qui scrutent, dans le désert de la Sonora, les traces d’écrivains surréalistes disparus, Aurélien Robert se met en quête des fantômes d’Épicure au XIIIe siècle. Il étudie tout d’abord un traité anonyme qui dénonce la bestialité et l’impiété des épicuriens, puis il fait le lien entre ce traité et les œuvres de Guibert de Tournai et d’Engelbert d’Admont, ce qui nous montre « comment l’épicurien du XIIIe siècle, personnage fictif dont on ne cesse de dire qu’il est déjà là ou sur le point d’arriver, était une construction théorique au croisement de l’exégèse, de la théologie et de la philosophie » (p. 157). Il termine cette partie par une analyse précise de la figure d’Épicure chez Dante qui aboutit à une intéressante conclusion : le Florentin semble en effet faire la différence entre l’hérétique épicurien, qui subit les châtiments infernaux, et le personnage d’Épicure, philosophe dont les thèses peuvent être discutées.

Fort de ce constat, l’auteur démontre, dans une quatrième partie, que, avant Dante, de nombreux auteurs médiévaux ont cherché, somme toute, à sauver Épicure de l’hérésie épicurienne, c’est-à-dire à condamner la volupté et le matérialisme tout en préservant la figure historique du philosophe. Ces idées germent chez Abélard mais se retrouvent également chez Guillaume de Malmesbury ou Jean de Salisbury. Ainsi, tout au long du Moyen Âge, on distingue clairement des efforts de distinction entre une figure populaire de l’épicurien et celle d’Épicure lui-même. L’auteur considère ensuite le genre littéraire des vies de philosophe et montre, en s’appuyant sur Pétrarque et Giovanni Colonna, que, contrairement aux idées reçues, la figure d’Épicure est de nouveau l’objet de fortes condamnations à la Renaissance.

C’est de fait à travers l’analyse épicurienne du désir que l’on va assister à une véritable réhabilitation d’Épicure, ce qui est l’objet d’une cinquième et dernière partie. On y trouve d’abord une comparaison précise entre les systèmes épicurien et aristotélicien et leurs points de convergences puis des éléments sur la réception d’Épicure à Byzance. Puis un chapitre est consacré à sa vision du plaisir sexuel et aux critiques qui lui ont été faites, depuis Galien jusqu’à Pietro d’Abano. Aurélien Robert consacre un dernier chapitre à la réception, à la Renaissance, du philosophe grec dont il questionne la « redécouverte ». Comme il l’a démontré tout au long du livre, le travail d’évaluation de l’épicurisme avait été accompli, bien avant que par Poggio Bracciolini ne découvre le De Natura Rerum de Lucrèce, en 1417. En outre, le chercheur prouve que les auteurs de la Renaissance ont été bien moins sensibles à l’épicurisme qu’on ne le pense, tant ils étaient rebutés par son matérialisme.

Au terme de ce cheminement dans la tradition épicurienne, l’auteur aboutit à des conclusions remarquables : non seulement la redécouverte d’Épicure à la Renaissance est une légende, mais surtout le Moyen Âge n’a pas occulté le philosophe grec, bien au contraire. Certes, l’image fantasmatique de l’hérétique épicurien, héritée de l’Antiquité, a été considérablement véhiculée par la prédication, mais le personnage d’Épicure et certains éléments de son éthique ont toujours suscité l’admiration. Outre le fait qu’il a comblé un incroyable vide historiographique, Aurélien Robert, à travers sa critique de Stephen Greenblatt (Quattrocento, Flammarion, 2013), remet en question ce qu’il nomme « le mythe de la révolution humaniste de la Renaissance ». Ce faisant, il s’inscrit, aux côtés d’autres, comme Martin Aurell dans son livre Des chrétiens contre les croisades (Fayard, 2013), dans une entreprise de relecture d’un Moyen Âge bien plus ouvert et plus multiple qu’on ne le croit généralement. Ce ne sont pas là les seuls mérites de cet ouvrage. Il ouvre en effet des perspectives nouvelles. On attend notamment avec impatience une recherche comparée du philosophe et de Mahomet. En effet, on constate aisément dans la description de l’hérétique épicurien des convergences avec la légende noire du prophète, lui aussi caractérisé par sa bestialité et son impiété. On note cependant immédiatement des différences : certains auteurs médiévaux n’hésitent pas à faire appel à l’islam pour mieux critiquer le matérialisme épicurien. Dans cette période semble-t-il, ce « pourceau d’Épicure » inquiète bien plus que le « chien d’infidèle ».

Épicure aux Enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Age, Aurélien Robert, Fayard, 360 p., 24 €. Paru 24 février 2021.


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