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Raphaël Llorca, le goût du Neutre et le syndrome de Fregoli

Publié le 26 avril 2021 par

L’idée : Comment Emmanuel Macron dans l’exercice du pouvoir a perdu peu à peu ses fondamentaux qui avaient fait le succès de la sa marque politique en 2017 ? Un essai réactualise la théorie de Roland Barthes sur le Neutre.


Raphaël Llorca, Paris, 2018. © Olivier Roller.

Pour enrichir les sciences politiques, il y a eu les apports de la psychanalyse, des jeux de stratégie, de l’anthropologie, de la sociologie de la communication, des neurosciences, il faudrait compter désormais sur la sémiologie. Non pas celle d’un George Lakoff, grand spécialiste de la linguistique cognitive qui a eu son heure de gloire chez les démocrates, mais celle de Roland Barthes, concepteur du Neutre (1977).  Quarante-quatre ans plus tard, c’est la sensation du moment : expliquer la politique par le concept du Neutre. Le petit prince de cette théorie s’appelle Raphaël Llorca, médiaplanneur chez Havas et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès.

Un principe de départ machiavélien : « Gouverner c’est faire croire ». À ce jeu en 2017, lors de sa campagne présidentielle et dans ses tout premiers mois de l’exercice du pouvoir, Emmanuel Macron gagna haut la main. Formule chimique de sa cohérence : un niveau axiologique (valeurs) + un niveau narratif (récit) + un niveau discursif (codes visuels et discursifs). De cet assemblage, le futur président a conçu son arme politique du Neutre. Pour ce qui concerne le cœur nucléaire du dispositif, celui des valeurs, « le Neutre cherche à déplacer, à infléchir, à déborder la logique de l’opposition binaire : plutôt que d’être dans le registre de l’affrontement, du conflit ou de l’opposition, le Neutre correspond plutôt à la recherche du glissement, de la fuite, de la parade. » Très plastique, le Neutre est rendu vivant grâce à la narration : le « mythe Macron » s’est construit sur les figures de « l’entrepreneur politique » et du « personnage romanesque », attitudes mythiques induisant l’idée joyeuse de déverrouillage possible de la société française. Enfin, l’esthétique macronienne a été transcendée par le mana, soit l’émanation d’une puissance spirituelle qui selon Claude Lévi-Strauss, pourrait être notre « truc » et autre « machin », le sens du terme variant au gré des interlocuteurs : En marche !, vers où ? Peu importe. Perdez un seul de ces trois niveaux, et votre marque, en l’occurrence le Neutre, part en vrille. Il faut bien comprendre la règle du jeu de la marque en politique, avant de jouer : « Parler de marque politique, ce serait cautionner qu’une logique de marché régisse les enjeux de la Cité » prévient Raphaël Llorca, qui trouve le concept trop vulgaire et ne souhaite pas que l’on confonde marque et marketing.

Ce que l’on pourrait appeler le syndrome de Fregoli (du nom d’un célèbre illusionniste transformiste) a contaminé tous les présidentiables et présidents depuis François Mitterrand. Changer de lumière, fabriquer des saynètes médiatiques forcloses sur elles-mêmes, collectionner des vignettes Panini de représentations présidentielles variées : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande les ont accumulées et médiatisées, recyclant à chaque fois et jusqu’à plus soif une geste présidentielle passée, comme s’ils s’inscrivaient dans le continuum d’un grand récit. Emmanuel Macron de ce point de vue ne détonne pas de ses prédécesseurs : la traversée du Louvre le jour de son élection est un remake, celui de François Mitterrand, seul en majesté, lors de la cérémonie du Panthéon. La théâtrologie de la politique décrite avec acuité par l’anthropologue Marc Abélès et radicalité par le politiste Vincent Martigny, sans oublier le « nexus » (terme indiscutable et cristallisant émotions individuelles et collectives) par le psychologue social Michel-Louis Rouquette, recoupent en grande partie l’agencement des trois niveaux réactualisé par Raphaël Llorca. Inspiré de son mémoire à l’ESCP-Europe, destiné à Benoît Heilbrunn, spécialiste des marques, en attendant annonce-t-il une thèse pour l’EHESS, son essai s’emploie à décrire le Neutre en marche et comment il a raflé la mise en jouant de la transversalité.

Plus aisé pour l’essayiste à décrire est la mise à bas du Neutre par sa neutralisation, c’est-à-dire l’effacement progressif du fameux « En même temps », l’éloignement des notions émancipatrices de Paul Ricœur dont se prévalait le candidat flamboyant – et qui lui a valu les premières alertes de ses intellectuels les plus proches comme l’historien des idées François Dosse. « Là où le Neutre permettait, ouvrait et rendait possible, la neutralisation empêche, ferme et verrouille : c’est en cela qu’on peut parler d’une dégénérescence du Neutre », explique l’auteur. Le Président a été atteint du syndrome de Frégoli, mélangeant les images et les conceptions, d’autres modalités et d’autres fonctions. C’est le niveau esthétique qui s’est le premier désolidarisé, et « brutalement » de l’agencement, remarque Raphaël Llorca.

Là où le Neutre permettait, ouvrait et rendait possible, la neutralisation empêche, ferme et verrouille.

S’appuyant sur les thèses de l’expert en relations social Denis Maillard, il montre ainsi comment la marque Macron s’est retrouvée heurtée par la « contre-marque » Gilets jaunes qui est son exact miroir pour ce qui concerne les outils de communications et de représentation individuelle saisie par l’ubris numérique et performatif, jusqu’à en perdre sa propre cohérence. C’est ainsi qu’un Emmanuel Macron plus obscur s’est imposé, celui d’il n’y a pas d’alternative et on n’a pas le temps de délibérer ensemble, celui de l’autorité sans discuter et du Jupiter avec une foudre en carton-pâte. Ce que Raphaël Llorca appelle la « défaite culturelle du macronisme ». Car si Emmanuel Macron aujourd’hui délité a été une marque d’entrepreneur politique, il n’en est rien de sa start-up politique toujours à l’état d’ectoplasme.

Quelle marque pourrait sécréter et endosser désormais Emmanuel Macron ? Raphaël Llorca propose quatre scénarios : le Macron du care (je suis à l’écoute, en mode Jacinda Adern, la Première ministre compassionnelle de Nouvelle-Zélande ), le Macron open bar (c’est comme vous voulez vous), le Macron-logo (admirez-moi tel que je suis), ou le Macron coup de menton (type néo-gaullien).

Souvent passionnant dans ses intentions et même fulgurant dans ses formulations, l’essai est brillant. Un peu trop. Le design de la théorie n’est pas encore arrivé à son épure. L’auteur qui s’est inoculé lui-même, à escient, le principe du Neutre dont il est partisan, coupe trop sec son essai et surtout ne contextualise ni ne complexifie la marque Macron dans les interactions du pouvoir et de l’événement. L’essai enjambe cette longue période historique et inattendue de la pandémie qui a consommé la moitié du quinquennat. C’est la grande faiblesse de la démonstration qui si elle ne l’évite pas, survole franchement cette période riche d’effets et d’impacts encore mal évaluée. Voulant à tout prix planter son fanion théorique avant la présidentielle de 2022, l’essai lui aussi se voit décentrer de son Neutre revendiqué.

Qui serait le nouveau Neutre 2022 car il y a toujours un Neutre à côté du Neutre ? Pour l’instant, une seule grande théorie politique, certes rustique, témoigne de sa robustesse depuis 1992, celle dite de Bon-Burnier : Que le meilleur perde.

La Marque Macron. Désillusions du Neutre, Raphaël Llorca, L’Aube, 175 p., 17 €. Paru avril 2021.

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