Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Microfrance ou la fabrication d’une idée de politique internationale

Publié le 1 mai 2021 par


« Quant à l’erreur que commet le roi de France, de ne point discipliner ses peuples à la guerre, il n’est pas un homme… qui ne convienne que ce vice existe dans cette monarchie, et que ce soit à une telle négligence qu’elle doive sa faiblesse. » Machiavel

Quelle idée se fait, vraiment, de la France un adversaire ou un partenaire ? Adversaire, ou partenaire : les termes sont strictement interchangeables, car leur position dépend uniquement de l’idée des relations entre États que se fait celui qui domine le jeu. Il n’existe pas en politique internationale d’adversaire ou de partenaire « héréditaire » comme on disait naguère. Y croire était naguère au mieux une illusion, au pire une négligence.

Adversariat et partenariat ont pour idée la puissance, mais comment ?

Ainsi, depuis 1789 quand la France s’était mise en tête de transformer le genre humain par la guerre et l’invasion de ses voisines, elle s’est inventée des « ennemis héréditaires » : ce fut l’Angleterre, des invasions révolutionnaires à l’Entente cordiale quand, soudain, l’« ennemie héréditaire » est devenue amie. Une nation partenaire, l’Angleterre, qui, en dépit de la répugnance britannique pour « the froggies », s’est tenue à nos côtés par deux fois, en 1914 et en 1939, sans temporiser (les États-Unis), tourner casaque (l’Italie), ou se coucher par terre (la Belgique). De même, suite à la première débâcle napoléonienne et l’occupation de Paris (1814) par l’armée du tsar entrant à la tête des alliés dans une capitale avec sa population laissées sans défense aux mains de l’ennemi, la Russie fut mal aimée, un temps – et puis il y eut l’alliance de revers franco-russe, célébrée par une célèbre crème et faite (l’alliance) pour nous protéger sur le flanc Est contre la Prusse. 

Sous l’Ancien Régime, les inimitiés géopolitiques étaient dynastiques et, par l’effet plus exacerbant qu’irénique des mariages croisés entre familles régnantes, d’autant plus violentes, comme dans toute querelle de famille. En Espagne, notre voisine au sud, Louis XIV eut la prudence de réussir à placer un prince français sur le trône des Habsbourg (quel coup de maître !), et il fallut attendre les dévastations napoléoniennes pour que les Espagnols se mettent à nous haïr (tout en restant attachés à leur race royale d’extraction française). Dans l’Italie de la Renaissance, Machiavel constatait le « dégoût » qu’inspirait l’agression française, qui voulut imposer des prétentions familiales dynastiques sur des territoires de la main gauche : il coûta à la France onze guerres, pour finalement repasser les Alpes, et une longue méfiance des Italiens envers nous. 

Bref, depuis 1789 on a donc eu des nations « ennemies héréditaires », qui ont parfois été des partenaires solides, et des nations « amies », qui ont attendu le moment opportun pour plier bagage, ou venir au secours, et même tenter d’imposer leur proconsulat (les États-Unis en 1944). 

La leçon à en tirer est simple : adversariat et partenariat sont des positions réversibles, mais nous manquons de rigueur, de « discipline », comme l’écrit Machiavel, pour les apprécier. De fait, la citation en tête de cet article a justement pour raison d’être ceci : « discipliner  un peuple à la guerre » à notre époque, ce serait discipliner sa classe dirigeante à l’idée de la réversibilité fonctionnelle de l’adversariat et du partenariat. Cette « discipline » va, évidemment, à l’encontre de l’idéologie gestionnaire dont se gave la classe politique, et dont elle gave le peuple, une rhétorique sans aucune subtilité, et surtout sans aucune prudence. 

La France ne devrait avoir ni alliée, ni ennemie, ni partenaire, ni adversaire de principe ou par principe parmi les nations, mais ajuster des fonctions variant selon le but à atteindre.

Ce but est la « puissance ». La puissance n’est pas un désir de domination ou d’hégémonie mais la capacité de pouvoir agir de soi-même. La puissance est atteinte par deux méthodes. Machiavel, encore : « On peut tirer cette règle générale […] que le prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine ; car cette puissance est produite ou par l’adresse ou par la force : or l’une et l’autre de ces deux causes rendent quiconque les emploie suspect à celui pour qui elles sont employées. » Il est clair que « le prince », bref l’État actuel, n’a ni adresse ni force, et donc est sans puissance ; qu’il n’a aucune idée stratégique, « prudente », de la puissance, qui est fondée sur la réversibilité tactique de l’adversariat et du partenariat, par la force et la ruse. Mais d’autres États, oui. 

D’autres ? De fait pour cerner comment se fabrique l’idée qu’un régime entretient de sa capacité à ne pas travailler « à sa propre ruine » dans les relations internationales, autant prendre un exemple de comment autrui vise à la puissance, et joue avec « adresse et force ». Exerce donc une véritable « discipline » sur ses agents.

Fabrication rhétorique d’une autre idée de la puissance 

Un article en première page de Foreign Affairs, revue qui donne le pouls de ce que la diplomatie américaine pense du monde et de la place que Washington estime devoir y tenir, porte le titre : « Le Microlatéralisme ».

Une image illustre le propos : dans une salle à dorures rococo de l’Élysée, un « sommet », convoqué par la Nouvelle-Zélande et la France en mai 2019. Thème : une alliance mondiale entre un certain nombre d’États de type démocratie occidentale et les géants commerciaux du numérique pour combattre le terrorisme. Là n’est pas l’intérêt de ce pacte de bons sentiments, dit l’Appel de Christchurch, dont les effets collatéraux toutefois commencent à se faire sentir là où ils n’étaient pas supposés être immédiatement effectifs, à savoir dans la montée de dispositions légales restrictives de la liberté d’expression et de la liberté d’opinion dans les pays de tradition libérale, et la censure pratiquée arbitrairement par les GAFA contre leurs usagers. 

Les deux auteurs appartiennent l’un au sanhédrin de la réflexion hégémonique américaine, le Council on Foreign Relations, l’autre au Center for a New American Security, un laboratoire d’idées qui fixa son influence sous Obama, et entretient des liens serrés avec l’appareil militaro-industriel. Bref, du lourd. Et de qui parlent ceux qui pèsent lourd à l’Ouest? De ceux qui pèsent moins, ou presque que rien. Car qui dit néologisme dit effet rhétorique (on frappe un mot comme on bat monnaie : pour créer de la ressource, et du besoin), et qui dit effet rhétorique dit projection d’une argumentation, et qui dit argumentation politique dit mise en circulation d’une idée. Rien n’est fait pour le plaisir. Surtout quand ce montage émane des autorités en question.

Et voici l’argumentaire, articulation par articulation :

– Repositionnement de l’Appel de Christchurch dans une prétendue politique d’ensemble de l’équipe Biden : avant Trump, tous les think tankde Washington, DC, n’avaient que le mot « doctrine » à la bouche ; depuis, la figure de discours est passée à la trappe, mais elle reviendra. Prémisse : « Biden et ses collaborateurs ratent rarement une occasion pour réaffirmer l’importance des alliances et de la coopération internationale. »

– Renforcement de la prémisse : 1) Par généralisation abstraite et moralisatrice : « Cela est généralement pour le bien commun. » 2) Par exemplification concrète : « Résoudre des défis communs augmente la légitimité et réduit les coûts. » On note le tour de passe-passe : « défis communs » et l’argument financier. Certes, mais quel défis, et communs à qui, et qui détermine et le défi et le partage du défi ? Bref les auteurs construisent une évidence qu’un lecteur rapide accepte sans y réfléchir. Cela paraît évident, mais justement ça ne l’est pas.

– Présentation de l’argument adverse : en rhétorique, il est prudent après une affirmation surtout péremptoire comme celle-là de proposer immédiatement un argument adverse. De cette manière on démontrer son ouverture d’esprit (la tactique du « dialogue », que les Américains appellent « conversation ») et préempter une critique : « Mais tout multiculturalisme n’est pas égal à un autre. » On note comment la réserve, l’objection possible, est subrepticement manipulée par une requalification : on est passé du partage en commun de défis au multiculturalisme. Pourquoi ?

– Deuxième proposition : afin d’exclure de la recherche du bien commun une culture en particulier, la Chine. Et c’est la charge : « Elle sape l’efficacité d’organisations internationales clefs (OMS par exemple), les accords multilatéraux de commerce qui du coup manquent de soutien politique local. » Les auteurs procèdent par agrégation d’affirmations non démontrées car : 1) Est-ce que l’OMS est effectivement « efficace » ?, 2) Est-ce que l’accord du Partenariat Transpacifique dit Global et Progressiste (2016) ne fonctionne pas par manque de soutien « local » ou à cause du fait qu’il est à l’origine une initiative commerciale, hégémonique, américaine, et un ramas de pays sans intérêt commun politique évident, allant de Brunei au Pérou en passant par le Vietnam ? 

– Sur ce, les auteurs tirent une conclusion : « Le manque de mécanismes effectifs de coordination pour l’action internationale est à l’évidence un obstacle majeur pour le gouvernement Biden et a suscité un “clutch” de propositions en vue de configurations neuves. » Là, une pause dans cet amphigouri : « clutch » c’est un embrayage … on verra si le terme, « le cleutch » prendra en français gestionnaire, comme « cluster ». En fait « clutch » répète « mécanismes ». Pourquoi ? Parce que la pensée managériale est mécanique : l’efficacité d’une machine est dans l’ajustement des rouages. L’efficacité d’une politique, essentiellement commerciale, est dans l’ajustement des fameux « mécanismes financiers ». Tout cela, cet empilement d’affirmations gratuites, se conclut comme une évidence. On doit donc exemplifier pour illustrer comment « ça marche ». On apprend en technique rhétorique deux choses : ajoutez des affirmations les unes aux autres, sur un mode abstrait et docte, et vous produisez un effet d’enchaînement logique, car l’association produit une impression de lien de cause à effet ; puis illustrezpour faire croire que les affirmations générales fonctionnent comme des principes d’où découlent donc des cas concrets. Une illustration rend vivace un exemple, elle donne du « lustre » à une affirmation gratuite. C’est une brosse à reluire qui fait passer du skaï pour du cuir.

– Démonstration par l’exemple qui illustre la conclusion (sophistique) précédente, en fait ici par un enchaînement d’exemples, pour renforcer l’effet de vérité : 1) « Un T-12 qui réunit les “techni-démocraties”. » T-12 ? Les auteurs font référence à un autre article de fond deForeign Affairs où on nous explique qu’il est temps que les démocraties s’unissent contre « Cuba, l’Iran, la Corée du Nord, la Russie, le Venezuela, qui ont emboîté le pas à la Chine dans un usage “illibéral” de la technologie numérique ». Bref T-12 comme on dit G-7. Le T-12 n’existe pas, mais la manière dont les auteurs déclare sa nécessité le fait passer pour une évidence incontournable. 2) « Un D-10 qui unirait les puissances démocratiques leaders » : même truc rhétorique, car le D-10 est en fait une initiative du Département d’État américain promue à travers le Conseil Atlantique qui est lui-même, depuis 1961, un think tankaméricain qui travaille, de facto, avec l’OTAN en vue d’un alignement politique de l’Europe sur les États-Unis. 3) « Un Quad-Plus », réunissant des pays du Sud-Est asiatique en dialogue avec les quatre pays du D-10 et l’Inde, bref la zone Pacifique (la France, qui est une puissance de la zone, semble mise de côté). Derechef, la formule fait comme si la chose existe. 4) Un sommet du climat qui « galvanise une action mondiale ». Et 5) Une nouvelle coalition contre les pandémies.  

Rien de scandaleux à cela : il s’agit du travail de la puissance, mais le D-10, et le reste, sont en réalité un appareil idéologique monté avec patience pour servir les intérêts américains présentés comme la seule interprétation du bien commun international.

Mais aucun des exemples données n’est une réalité effective : en rhétorique on nomme parfois ce genre de procédure un « plasma », c’est-à-dire une affirmation qui n’est pas un mensonge, mais une affirmation dont on peut modifier le sens comme on le veut, qu’on peut modeler en racontant une histoire –une affirmation « plastique ». Imaginez de la pâte à modeler : voici le D-10, on travaille la pâte, voici le Quad-Plus. Mais à quelle fin ? Car toute manipulation argumentative, surtout dans une revue comme FO, a un but stratégique déterminé.

– Or le but est fixé à l’avance, et tout ce qui précède est une construction visant seulement à faire accroire que le but, qu’on va maintenant énoncer, délivre une leçon rationnelle (logique sur la base de données prouvées), raisonnable (adaptée à la réalité de terrain, sans excès) et nécessaire (sans l’appliquer on va à la catastrophe). Précisons : une « idée » politique peut être rationnelle et raisonnable, mais pas nécessaire. On peut fabriquer une argumentation qui démontre que, rationnellement, la pêche à l’esturgeon n’est pas bio, qu’il serait raisonnable de l’autoriser dans tel département et pas tel autre, mais est-ce nécessaire ? 

La nécessité d’une idée politique dépend du bénéfice de pouvoir qu’on veut tirer de l’idée qui a été propulsée par la construction des arguments. 

Microlatéralisme, l’idée maîtresse et la boîte à outils américaine

Foreign Affairs : quel est le but ? Qu’est-ce qui va être déduit de cet échafaudage comme étant une idée de politique internationale neuve et bonne pour toutes les démocraties, qui soit donc rationnelle, raisonnable et nécessaire ?

Ceci, en forme de conclusion générale et prospective de ce qui précède: « Washington doit s’intéresser de près au potentiel de leadership des petits pays. » Pourquoi ? Réponse : « Ils sont souvent mieux équipés pour piloter de nouveaux programmes et mieux positionnés pour jouer le rôle d’intermédiaires honnêtes sur des questions épineuses. » Conclusion qui accélère la conclusion précédente : « Cette combinaison de leadership par petits pays avec la participation de grands États, c’est-à-dire le “microlatéralisme”, s’impose comme l’instrument clef dans la boîte à outils américaine d’une action collective. » Charabia, qui en américain passe bien mieux grâce à la technique rhétorique des mots-valises (« small-country leadership… large-state participation… United States’ collective-action toolkit »). Mais le charabia possède un but bien précis : par une suite de formules impérieuses et marquées du sceau du dialecte managérial, il s’agit de ramasser l’idée développée jusqu’ici pièce à pièce, par les stratégies qu’on a décortiquées, en une idée politique claire et simple qui est du coup  propulsée comme une évidence incontournable – rationnelle, raisonnable, nécessaire. 

Et quelle est cette idée ? Celle-ci : la France est réduite à un élément du « microlatéralisme ». Elle est un micro État, réduit, grâce son positionnement, à résoudre des questions « épineuses » que le « large State », les États-Unis, ne doit employer que comme un « instrument » dans sa boîte à outils – on laisse à la France le djihadisme au Sahel.  Comme on lui avait donné la Lybie (2011), avec les conséquences que l’on connaît. Le terme même de « start-up » est utilisé par les auteurs… 

Tocqueville, le voilà !

Or, comme dans toute prose politique américaine qui se veut de « policy » (disons, de hauteur politique), il est nécessaire de citer celui qui est supposé avoir été le Père fondateur de la théorie démocratique américaine, une référence obligée, surgit Tocqueville. Citation prise dans De la démocratie en Amériquepar nos deux auteurs : « Partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le gouvernement, et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association. »

La boucle est bouclée : réduire, par le biais du microlatéralisme, les autres pays au rôle d’entremetteurs en positionnement local, c’est être fidèle alors à l’essence de l’idée américaine, appliquée aux relations entre États – la puissance inhérente à l’association des intérêts, américains.

On comprend alors pourquoi les auteurs ont illustré leur programme de policyinternational pour le gouvernement Biden avec un cliché de la réunion à l’Élysée en 2019 – une illustration fonctionne comme un exemple, et un exemple comme une preuve subliminaire : à la même table Jacinda Ardern et Emmanuel Macron, deux instruments du partenariat associatif renommé « microlatéralisme » dans la boîte à outils du « large State » américain, qui détient donc cette nouvelle idée de la puissance.

On verra où ira cette idée, si savamment argumentée. Ce qui est certain est que l’idée est lancée. Il se peut qu’on ne la cite pas. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas mise en action. Pour revenir à Machiavel, cité au début de ce texte : sommes-nous « négligents » et sans « discipline », donc « faibles » ?

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