Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

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Le Top chef des iconophages

Publié le 5 mai 2021 par


Manger des œuvres d’art, est-ce bien artistique ? Et comestible ? L’historien Jérémie Koering retrace dans un livre une imposante et extravagante histoire de l’ingestion des images.

Jeune garçon avec une crêpe visage (1660-1680), Godfried Schalken, Hamburger Kunnshalle, Hambourg.

Cette toile signée du portraitiste hollandais Godfried Schalken (1643-1706) est aussi la couverture d’un essai étonnant de Jérémie Koering, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université de Fribourg. Les Iconophages retrace l’histoire très ancienne et diverse de l’ingestion des images. Anecdotique ? Les origines sont puisées en abondance dans l’art religieux. On y lèche et pourlèche des fresques, on boit de l’eau qui a ruisselé sur des statues sacrées, on boit le sang du Christ et le lait de la Vierge, on mastique directement des papyrus pour métaboliser la connaissance, on dévore avec dévotion gaufres estampées, massepains figuratifs et autres images plus ou moins comestibles. À travers cette extravagance, l’essayiste défend, dans son étude compacte, une approche qui ne se limiterait pas à une seule approche exclusivement visuelle des images. « L’histoire, la phénoménologie et l’anthropologie nous apprennent que d’autres sens peuvent être engagés dans la perception d’une image, parmi lesquels le toucher ou le goût », rappelle-t-il. Et, à cette aune, depuis l’Antiquité et dans de nombreuses sociétés, les images ont provoqué une grande bouffe inspirante.

Dans cette histoire, Jérémie Koering distingue les actes relevant de l’ingestion constituante (visée curative ou protectrice) et de l’ingestion instituante (rituel et communautaire). On plonge dans la consommation de l’Égypte pharaonique (2045-1781 av. J.-C.), où culture magique et religieuse encourage à boire et manger des dieux : les stèles d’Horus sur les crocodiles et les statues guérisseuses permettaient au croyant de se désaltérer avec l’eau qui était déversée sur l’œuvre. Les peintures corporelles, datant du Moyen Empire, elles, « devaient être léchées pour dispenser leurs bienfaits ». Le rationalisme théologique du monde chrétien a connu également ses ingestions. Mal digérées par certains : les iconoclastes accusaient les iconodules d’ingérer les icônes mêlées au pain et au vin de l’Eucharistie. Des auteurs protestants dénoncèrent la relation « charnelle » qu’entretenaient les catholiques avec les images, forme de « cannibalisme dévotionnel ». L’imaginaire de l’ingestion des images s’apprête à toutes les sauces. « Penser reviendrait donc à accommoder le voir et l’avoir : découper, associer, cuire, déguster et digérer le visible comme le lisible », lance comme hypothèse Jérémie Koering.

Illustration (1919) : le petit Bonhomme en pain d’épice.

L’appétit religieux pour les images n’est pas le seul. Les frères Grimm avec leur fameuse maison comestible en pain d’épice se sont inspirés des nombreuses représentations du pays de Cocagne. Après les gaufres des deux siècles précédents, le pain d’épice figuratif a constitué une véritable vogue au cours du XIXe siècle, en attendant les gâteaux-lettres et les soupes de nouilles alphabet. Le futurisme italien eut son repas cannibale et le brésilien, son manifeste. Les surréalistes en ont beaucoup joué également. C’est le mangeur lui-même qui devient artiste : Denis Oppenheim s4est filmé en train de croquer des gingerbread men cookies, et puis de suivre l’évolution fécale de leur digestion. En 2012, puis en 2016, des archéologues de l’INREP menés par Jean-Paul Demoule ont exhumé les reliefs de ripailles performances (pieds de cochon, mamelles fumées, andouilles) de l’artiste Daniel Spoerri. Une dévoration artistique intitulée Le Déjeuner sous l’herbe dans le parc d’un château de Jouy-en-Josas en 1983 : les restes et objets de ce banquet avaient été enterrés par une pelleteuse, afin que les archéologues examinent, quelques années plus tard, ces traces et ces artéfacts d’un remake du Déjeuner sur l’herbe. Ils le firent avec tant de zèle et de méticulosité que l’artiste lui-même s’étonna de leur étude qu’il compara à une seconde performance. Jérémie Koering débutant son exploration retient une scène folle du film Red Dragon (2002) d’après le roman de Thomas Harris : « C’est en mangeant un chef d’œuvre de l’histoire de l’art occidental que le tueur en série interprété par Ralph Fiennes révèle toute l’ampleur de sa folie. » Parallèlement à la sphère religieuse, en 2021 c’est plutôt la culture marchande qui a pris le dessus : les ours en guimauve industriels concurrencent les hosties.

Les Iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Jérémie Koering, Actes sud, collection « Les Apparences », 352 p., 34 €. Paru 7 avril 2021.

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