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#Culture

Arnaud Viviant, splendeur et petite misère du criticakouatique

Publié le 16 septembre 2021 par

L’idée : Qu’est ce qu’une bonne critique littéraire en 2021, lorsqu’il faut rivaliser avec le Post-it du libraire et le blog de l’influenceuse ?


©Arnaud Viviant par Olivier Roller

Temps de lecture : c’est comme vous le sentez.

Dans un album de la délicieuse série Philémon, de Fred, (Le Voyage de l’incrédule, 1969), les «criticakouatiques» péroraient au milieu de l’océan, gentlemen en haut-de-forme, à la dérive sur leurs fauteuils flottants. Le critique avait encore le droit à une certaine ambivalence : certes faiseur de curée, tuant en meute, arbitrant le bon goût mais au moins, avec une certaine compétence, culture et audience. Historiquement, le critique s’est toujours mis en situation critique. « On ne sait plus grand-chose de Zoïle qui vécut au IVe siècle avant J.-C, sinon qu’il a été le premier à oser dire du mal d’Homère, sept siècles après Homère. Cela a produit un choc. Au point que son nom, de propre soit devenu sale et commun pour qualifier les critiques méchants, envieux, grammairiens et pinailleurs : des zoïles. Cela finira mal pour lui. On raconte que Zoïle a été crucifié pour parricide, rien de moins », nous apprend Arnaud Viviant dans son essai Cantique de la critique.

Aujourd’hui Zoïle le critique que l’on adore détester, le «criticakouatique» que l’on aimait craindre est devenu un petit rouage au service de l’industrie éditoriale : servir les plats de l’édition, et le plus souvent ceux qui sont les plus industriels ou les plus évidents à réchauffer. Une critique compressée de quelques lignes dans un journal en crise rivalise désormais avec le Post-it du libraire sur la couverture de l’ouvrage qu’il a adoré (le gros cœur et autres émoticônes sursignifiantes en témoignent), et les blogs des influenceuses et influenceurs. Le journaliste culturel Arnaud Viviant ( à l’occasion, contributeur de notre site) a troussé un essai vif comme un trait d’esprit, et méchamment brillant comme on parlerait des effets du papier de verre. C’est un précis de physiologie des critiques littéraires – mais aussi des lecteurs modernes. L’essayiste musarde de Charybde en Scylla, remue les piles de livres, en renverse quelques unes sur les mœurs de lecture, d’achalandise et de merchandising. Il examine son propre rôle social, la consommation professionnelle de la littérature au défi des réseaux sociaux et du temps désormais calculé de la lecture. Qu’est ce qu’une bonne critique ? « Pour ce livre, je me suis plongé assez longuement dans cette histoire de la critique française vieille maintenant de deux siècles, explique-t-il. Histoire passionnante, très mouvante. Rarement émouvante en revanche. Au contraire bien sèche et rigide. Un vrai bout de bois, la critique littéraire. Mais plutôt frigide qu’impuissante s’il faut vraiment la diagnostiquer et la catégoriser dans un genre.»

Arnaud Viviant (1963) est né un poil trop tard. Albert Thibaudet le saint-patron de la critique littéraire, Paul Valéry, Jean Paulhan ou Walter Benyamin ne critiquaient pas pas pour faire vendre des livres, mais parce qu’ils les avaient lus. Aujourd’hui, lui fait partie des petits maitres-nageurs qui surnagent comme ils le le peuvent dans la grande marée informationnelle des livres. Le confinement a souligné combien il s’agissait d’une industrie. La méga-usine à livres avec l’arrêt des librairies durant quelques mois s’est auto-polluée, sa surproduction engorgeant le système. Des centaines d’ouvrages ne sont pas encore écoulés un an et demi après. Le confinement a été une bénédiction pour des auteurs qui en temps normal, n’auraient jamais pu être repérés par les libraires et la critique littéraire : trop, trop vite. Dans ce contexte, en kamikaze un peu bravache un peu dépressif, Arnaud Viviant explique son rôle ingrat de lecteur professionnel sous la tyrannie de la vitesse et de la pensée simple : « S’il m’arrive de collaborer à des magazines spécialisés qui se font une idée plus précise mais pas forcément plus exacte du fait littéraire, le principal de mon activité consiste donc à évoquer brièvement, pour des centaines de milliers d’auditeurs du Masque et la plume sur France Inter, des livres qui font l’actualité et qui ne connaîtront pour la plupart qu’une existence brève. Selon les lois du marché éditorial, il faut normalement écouler 6 000 exemplaires d’un livre « grand format » pour espérer qu’il ressuscite en poche et connaisse une seconde vie parfois à peine moins fugace que la précédente. Dans la mesure où ils font l’actualité, soit parce qu’ils déclenchent une polémique et des jugements diamétralement opposés, soit parce qu’ils sont écrits par des écrivains bénéficiant déjà à tort ou à raison d’une certaine notoriété, la plupart des livres dont je parle connaîtront cette seconde vie, mais très peu d’entre eux resteront pour autant dans la mémoire d’une ou de plusieurs générations de lecteurs, sans même parler de l’immarcescible postérité. C’est pour quoi, pour décrire ma fonction, je préfère utiliser le terme de chroniqueur littéraire plutôt que celui de critique qui semble un manteau trop grand pour moi. A la différence du critique qui reste maître de ses choix et ne traite le plus souvent que d’un seul livre par semaine de façon plus analytique et approfondie, le chroniqueur ne décide pas des livres dont il doit parler, l’actualité les lui dictant, et doit évoquer un plus grand nombre d’ouvrages, dans des formats parlés ou écrits dont la brièveté peut sembler une insulte à l’idée même que l’on a pu se faire autrefois de la critique

©Les «criticakouatiques» imaginés par Fred : Le Voyage de l’incrédule, Série Philémon, Dargaud, 1974.

Le chroniqueur littéraire n’a jamais prétendu être un prescripteur, mais bel et bien toujours un postscripteur. Il arrive après l’œuvre.

Il n’en vendra pas des masses ricaneront quelques observateurs, mais on peut toujours comme s’exerce Viviant, s’amuser sérieusement, en réfléchissant, en distinguant un texte plutôt qu’en levant le pouce ou le baissant selon l’humeur : « le chroniqueur littéraire n’a jamais prétendu être un prescripteur, mais bel et bien toujours un postscripteur. Il arrive après l’œuvre, il la découvre, il la décrit, il la juge, la déguste ou bien la recrache. Il essaie de rendre commun et démocratique ce qui est, a priori, purement subjectif et aristocratique : ses goûts et ses dégoûts littéraires. Il a par ailleurs ses petites marottes et ses humbles combats : le langage qui, pour être culbuté et déménagé de temps à autre, doit néanmoins être respectée afin de ne pas sombrer dans le salmigondis, le pataquès, le charabia, le baragouin, tout en faisant néanmoins avancer la langue. Il s’attache également à ce que la littérature ne tombe ni dans l’information ni dans la communication puisqu’elle n’est ni l’une ni l’autre.» À côté du changement de mentalité observé ( même les élites se vantent aujourd’hui, ou en tout cas n’affichent pas de honte à ne pas lire), une autre transformation de la société du livre, elle, est encore plus impressionnante : si on ne lit plus vraiment, on écrit en revanche beaucoup, note l’essayiste. Comme jamais. La polygraphie s’est emparé de tout le monde. Les ateliers d’écriture font la nique à ceux du macramé et des cookies.

La parution du livre coïncide avec une polémique venue du côté de Pierre Assouline, autre condottiere de la République des lettres décidément adepte de l’économie circulaire : critique littéraire, journaliste d’enquête, mais aussi auteur de biographies et de romans, et jury Goncourt. Il s’en prend dans La Revue des médias (INA), à la critique inflationniste et somme toute médiocre, produite par les plateformes numériques. Sur le site Actualitté, Pïerre Fremeaux, grand agrégateur de Babelio (2,5 millions de critiques, 5 millions de lecteurs mensuels), lui répond, ainsi que par ricochet, à Arnaud Viviant : « C’est un peu l’exercice du Masque et la Plume, que de tirer à boulets rouges sur des romans, d’autant plus fortement que le livre est populaire et vendu. Cela explique probablement le décalage entre l’assentiment populaire et le rejet de la critique. Mais justifie aussi que les lecteurs aient besoin de boire à d’autres sources». Les « criticakouatiques» ne sont plus les seuls à se noyer dans le grand bain de la production littéraire. C’est océanique, c’est masse critique, c’est Titanic.

Cantique de la critique, Arnaud Viviant, La Fabrique, 184 pages, 13 €. Paru 17 septembre 2021.

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