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Les Influences

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#Politique

Comment la Chine désoccidentalise la géopolitique

Publié le 22 octobre 2021 par

L’idée : En étudiant les relations anciennes entre la Chine et la civilisation islamique, mieux comprendre les grandes stratégies impérialistes à l’œuvre de Pékin, et son indifférence souveraine pour le droit international.


Chine et terres d’islam. Un millénaire de géopolitique, Emmanuel Lincot, PUF, 348 p., 23 €. Paru 6 octobre 2021.

Étonnante expérience de pensée  à laquelle l’ouvrage d’Emmanuel Lincot, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste des Routes de la soie, nous oblige. Il fait défiler sous nos yeux, sans volonté de  décoloniser la géopolitique ou de provincialiser l’Europe, donc sans intentions polémiques ou vindicatives, un monde dont le centre  est tel que l’Europe pour ainsi dire disparaît. Le présupposé est ici que la « grande divergence », décrite par Kenneth Pomeranz, n’est qu’une parenthèse de l’histoire et qu’il est donc possible de raconter une histoire globale millénaire sans pratiquement citer l’Europe.

Le livre  a ainsi de quoi fasciner (et inquiéter) le lecteur européen, qui se trouve relégué au statut de pur lecteur, voyageur, curieux certes mais observateur impuissant, loin, très loin des champs de force. La Chine, « le milieu du pays » (et non le pays du milieu comme on le dit trop souvent), se trouve ici envisagée dans ses relations historiques avec l’Islam, comme civilisation mais aussi comme  religion : les différences ici entre les deux termes s’estompent, loin des distinctions de la science occidentale. Et tout commence par un voyage dans le cœur de l’Asie centrale,  pour un émerveillement et un dépaysement  d’autant plus incroyables qu’il n’est presque plus possible de visiter ces merveilles : elles sont détruites, systématiquement, par la puissance chinoise, soucieuse  de réaliser son projet de Nouvelles Routes de la soie.

L’islam était la menace occidentale par excellence de la Chine, avant que ne surgissent les occidentaux.

Plongée dans le passé : le monde médiéval est reconstitué,  avec ses empires et ses marchands, et surtout la constitution de civilisations. À l’est, celle de la Chine, à l’ouest celle de l’islam, influencée par la Grèce et les monothéismes qui le précèdent. Les deux civilisations ne semblent pas faites pour se rencontrer, et pourtant leurs marges indiquent de riches fécondations que l’auteur nous montre dans l’art.  Et ici l’islam n’est plus oriental, mais occidental, représentant, pour la Chine, empire continental, la menace par excellence, jusqu’à ce que l’arrivée des Occidentaux, par la mer, fasse surgir, au sud-est, une menace inattendue, à laquelle elle ne s’est pas préparée. Cette irruption qui touche en même temps l’Islam et la Chine provoque çà et là le même type de déstabilisation, décrite ici dans des phrases qui désorientent le lecteur, par la juxtaposition des répercussions qu’elle implique. La Nahda, ou réveil  islamique, a son équivalent en Chine, et c’est tout un bouillonnement qui combine une réflexion sur la tradition et son dépassement, ainsi que l’évaluation de la modernité avec la perspective d’une modernité non occidentale. Emmanuel Lincot évoque tout un arc de réactions aux nouveautés apportées par l’Occident, dans un vécu commun d’impérialisme. Et les réflexes protecteurs des uns et des autres conduiront les États à se méfier des modernités démocratiques.

Il est impossible de résumer ici un livre qui  permet de parcourir sur de nouveaux frais l’histoire du 20e siècle chinois, dans  ses continuités et ruptures, dans son rapport à ses voisins, notamment sur ce chemin où il croise l’islam. De ces multiples rencontres et destins,  le Xinjiang, pays des Ouïgours,  est devenu à la fois un champ de force, au croisement des cultures de l’Asie centrale, de l’islam et de la Russie, et le « le tombeau du droit international », et plus personne, pas même les Turcs, ne  risque, pour défendre une population musulmane, de compromettre ses relations avec la Chine,  qui applique une conception impériale fondée sur de multiples ressorts, dont le sharp power (« pouvoir piquant », diplomatie manipulatrice).  

La dernière partie  nous conduit donc au cœur de la géopolitique contemporaine : Chine, Russie, Inde et États-Unis en sont les acteurs principaux. Mais il ne s’agit pas, y compris avec le projet des Nouvelles routes de la soie que l’auteur décrit copieusement à la fois comme désir d’affirmation de puissance et comme volonté de sécuriser des approvisionnements alimentaires ou énergétiques,  de renouer avec la situation de l’an Mille. En effet, on ne saurait sans cécité renoncer à prendre en compte l’histoire récente, la présence hégémonique des États-Unis, renforcée après la chute de l’URSS, et sa capacité à mobiliser ses alliés.

L’Europe et son modèle démocratique très isolé est comme une vision tragique dans cette nouvelle géopolitique, tandis que les pays musulmans ne s’opposent aucunement à la répression de l’impérialisme chinois

La description de la puissance  de la Chine, dans ses points forts et dans ses limites, met en évidence qu’elle est loin d’être au niveau de son rival. Elle déploie cependant des stratégies aussi souples que  solides. Son indifférence au droit international se voit en particulier dans son traitement discriminatoire (et le mot est faible) vis-à-vis des minorités musulmanes, mais argument en sa faveur, elle compose avec des pays islamiques, Pakistan, Iran, et d’autres, qui se targuent d’avoir des États forts. Car la recomposition du monde, après les interventions et ingérences des États-Unis dans le sillage du 11-septembre qui produit la rupture entre le monde occidental et le monde islamique, et après la pandémie du Covid-19 qui précipite les tensions avec le monde confucéen, ne pousse pas les États à privilégier les développements démocratiques, mais bien plutôt à écraser dans l’œuf toutes tendances centrifuges. La Chine qui s’était faite la championne de la revendication de liberté des nations non alignées, à l’époque de Bandoeng et de sa  rivalité avec l’URSS, tend aujourd’hui  à soutenir les nations défiantes vis-à-vis des États-Unis, qui surveillent avec intérêt l’évolution économique mondiale et le détrônement de la super-puissance ; les États-Unis ont cependant les moyens, dans le Pacifique, de constituer une stratégie de revers, et d’endiguement de fait.   

Le tableau général du livre est celui d’une désoccidentalisation générale des relations internationales et une réfutation à la fois de la thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire et de celle de Huntington sur les aires culturelles.  Malgré des éléments extrêmement critiques, il ne présente pas la Chine sous un aspect  uniquement négatif, mais sous l’angle de sa volonté de gagner des  marchés et des alliés, en Asie, en Afrique (curieusement l’Amérique latine n’est presque jamais mentionnée) pour éviter un monde monopolaire, et montre au contraire comment la qualité de sa médiation et sa forme (pragmatique)  est précieuse dans le processus d’apaisement de certains conflits ; elle manifeste aussi une capacité à vaincre sans combattre ; en outre  le développement en termes d’infrastructures et peut-être de biens publics qu’elle propose pour des régions stratégiques est indéniable.

Dans ce sens, son impérialisme est plus fécond que celui des puissances coloniales européennes ; il est aussi marqué par une évidente prudence, car les conflits par exemple du Proche-Orient  dépassent largement les capacités de la puissance chinoise. Reste que la politique d’éradiquer toute dissidence, menée  sans scrupule, ne suscite pas d’opposition par exemple parmi les pays musulmans, neutralisés. L’isolement de l’Europe  et du modèle démocratique est comme une vision tragique dans cette nouvelle géopolitique, avec une Chine qui, par ses emplois totalitaires des nouvelles technologies de l’information, et les nouveaux affrontements, à la fois identitaires, religieux, économiques  et sociaux, qu’elle engage, ignore souverainement le droit international.  

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