Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Thierry Wolton : Une grande contre-histoire du communisme

Publié le 5 janvier 2022 par

L’idée : Depuis les années 1970, il entreprend une impressionnante fresque mondiale du communisme, à travers ses bourreaux, ses victimes et ses complices. Pour en comprendre les ressorts puissants de séduction et le mécanisme implacable, il faudrait cesser de considérer cette idéologie comme une religion de salut terrestre . Entretien.

Le journaliste et écrivain Thierry Wolton par JF Paga/Grasset

À l’heure où l’association Memorial de défense des droits humains et qui s’attache à recenser les victimes du pouvoir communiste en URSS et dans l’actuelle Russie, et à faire connaître les figures des bourreaux, connaît de rudes déboires poutiniens, la lecture d’un Thierry Wolton est salutaire. Dans un remarquable et monumental triptyque de 3 500 pages, il s’attache à décortiquer les mécanismes du pouvoir communiste. Non seulement en Russie, mais dans l’ensemble du monde communiste, de la Chine à Cuba en passant par le Cambodge et l’Éthiopie. Ce n’est pas uniquement une somme incontournable sur la répression. La contribution du journaliste met aussi en perspective et souligne la bienveillante tolérance d’intellectuels organiques ou sympathisants, dans la foulée emblématique de Jean-Paul Sartre, dont ont bénéficié les régimes communistes. Aux thuriféraires du Rideau de fer, s’additionnent les apologues du petit livre rouge du président Mao et les louangeurs du paradis tropical de La Havane. Thierry Wolton rend un très bel hommage aux victimes de ce système de domination et d’oppression mondial, tout en soulignant sa complexité. Dans son dernier essai, Penser le communisme, l’auteur réfléchit sur cette idéologie comme système philosophique affichant la raison et qui aura surtout été une religion de salut terrestre, charriant passions et horreurs.

Une histoire mondiale du communisme (3 volumes : Les Bourreaux ; Les Victimes ; Les Complices. Respectivement 1456, 1376, et 1488 P.), nouvelle édition Perrin/Tempus, 17 € chaque tome. Novembre 2021.
Penser le communisme, Grasset, 288 p. 20, 90 €. Octobre 2021‌.

Votre triptyque, Une histoire mondiale du communisme, sous-titré « essai d’investigation historique », se réclame de l’héritage et rend un hommage à l’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne…

T.W : Oui, l’impact mondial qu’a eu la publication de L’Archipel du Goulag en 1973 suffit à mesurer la contribution de Soljenitsyne à l’Histoire, avec un grand H, celle qui concerne non seulement le sujet étudié – l’ampleur du système concentrationnaire soviétique –, mais qui porte également des enseignements fondamentaux pour l’ensemble de l’humanité. Les mécanismes de domination mis en place par le premier régime communiste, copié ensuite par tous les autres, ont valeur universelle. L’Archipel pose des questions fondamentales sur le bien et le mal, sur le rôle de l’idéologie dans la gouvernance, sur la bonne conscience des bourreaux, et même sur la passivité des victimes, entre autres. Ces questions sont souvent abordées par les historiens du nazisme, mais dans le cas de L’Archipel nous avons affaire à un système exterminateur de plus grande ampleur encore, et précurseur. Ce que l’œuvre de Soljenitsyne nous permet de ne pas oublier. Enfin, L’Archipel met en avant la seule mémoire que l’on doit avoir du communisme, celle dédiée aux victimes mortes deux fois, la première dans l’indifférence mondiale de leur souffrance par leurs contemporains, la seconde dans l’amnésie qui recouvre aujourd’hui ces crimes. Soljenitsyne a appelé son œuvre « essai d’investigation littéraire ». N’ayant en aucune manière son talent d’écrivain, je ne pouvais pas décemment me mettre dans sa roue, comme on dit en cyclisme. Mon investigation se situe sur le champ historique, non pas parce que j’ai la qualité d’historien – je n’en revendique pas le titre – mais par l’ampleur du champ investiguer, le monde entier puisque l’histoire du communisme se confond avec l’histoire du siècle passé en tant que matrice des tragédies qui l’ont ponctué, à partir de laquelle tous les autres événements terribles qu’a connus cette époque s’ordonnent.

Vos livres sont l’achèvement de longues recherches et réflexions entamées dès les années 1970, aux temps du gauchisme finissant et de l’influence des dissidents dans la prise de conscience de la réalité. En quoi la dissidence de l’Est a-t-elle joué un rôle important dans votre prise de conscience ?

Jeune journaliste [Libération; RFI; Le Point] dans ces années 1970, j’ai beaucoup bourlingué derrière le Rideau de fer, bien réel à l’époque, pour rencontrer des dissidents, des hommes et des femmes qui contestaient de l’intérieur le système, au péril de leur liberté, parfois même de leur vie. Leur courage faisait mon admiration. Ce fut une chance pour moi, car leur vécu, leurs connaissances, leurs analyses, leur contestation du système m’ont offert une compréhension globale de ce qu’était le socialisme réel, celui que l’on continuait à fantasmer dans nos démocraties ignorantes et aveuglées. Comme je le dis souvent, les dissidents m’ont décrit la voûte céleste du communisme comme l’emplacement de toutes les étoiles et leur évolution, en somme sa totalité. Sur ces bases intellectuelles inestimables j’ai approfondi par la suite mes connaissances.

Les dissidents de l’Est m’ont décrit la voûte céleste du communisme.

Dans votre premier tome, les Bourreaux, vous dressez un tableau des crimes à l’échelle planétaire dont est directement responsable le communisme. Dans chacun des pays où il a pris le pouvoir, il instaure un système totalitaire. Comment avez-vous élaboré cette analyse ?

L’intérêt de regarder l’histoire du communisme à l’échelle mondiale est de voir son uniformité, car quelle que soit la géographie, l’histoire, la culture, la religion des pays qui ont eu à connaître un régime de ce type, les mêmes recettes ont été appliquées avec les mêmes résultats. En ce sens, le communisme a répondu à sa prétendue universalité. Pour le comprendre il faut revenir à l’essence du système mis en place par Lénine dès octobre 1917. Rappelons que le fondateur du bolchevisme avait décidé de se passer du prolétariat – de moins en moins enclin à briser les chaînes de son exploitation – pour mener à bien la révolution attendue. Une poignée de révolutionnaires professionnels suffisait, selon lui, pour instaurer la dictature du prolétariat au nom du prolétariat. Ainsi n’y a-t-il jamais eu de révolution populaire communiste dans le monde : ce sont toujours une poignée d’activistes, les plus radicaux, qui ont mené la charge et instauré le socialisme. Minoritaires, ces révolutionnaires professionnels n’avaient pas d’autres choix que d’imposer par la force leur politique. Tous les régimes communistes ont mené une guerre civile permanente contre leur propre peuple pour gouverner. Cet aspect, cette guerre civile, est le seul apport, si l’on peut dire, du communisme à l’histoire puisqu’il s’agit d’un phénomène mortifère unique. De plus, l’idéologie marxiste a donné la recette de cette guerre en prétendant que la lutte des classes est le moteur de l’histoire. Autrement dit, pour avancer dans l’histoire, il faut de la lutte des classes, les classes en question étant désignées comme ennemi du régime en fonction des besoins du parti État : une fois les paysans, une autre fois le clergé, les bourgeois, les intellectuels, des membres du parti même, etc. Il a fallu sans cesse alimenter la roue rouge, comme Soljenitsyne a appelé son gigantesque récit sur les événements russes, cette roue rouge chargée d’écraser le peuple. En raison de la diversité de leurs victimes, on ne peut pas dire que les régimes communistes ont été génocidaires. Ils se sont livrés à un classicide, un meurtre de masse de classes, leur originalité, leur marque de fabrique dans l’histoire si l’on peut dire. De nos jours six régimes communistes pratiquent toujours le classicide de manière plus ou moins meurtrière : Chine, Corée du Nord, Vietnam, Laos, Cuba, Erythrée, tous encore au nom du marxisme-léninisme.

Une rescapée de la Grande famine organisée par Staline, puis fusillée par les nazis en 1941, traita avant de mourir les dirigeants communistes de « saccageurs de vie « . C’est bien de cela dont il s’agit.

Avec Les Victimes, vous soulignez la grande difficulté de rendre compte des modalités de l’asservissement. Vous insistez sur le bilan humain mais vous montrez aussi que l’oppression touche à tous les aspects de la vie quotidienne. Quels sont les principaux ressorts qui transforment les populations en victimes ?

Olena Teliba, une rescapée de la grande famine organisée par Staline au début des années 1930, avant d’être fusillée par les nazis à Babi Yar en 1941, traita les dirigeants communistes de « saccageurs de la vie ». C’est bien de cela dont il s’agit. Le bilan communiste ce n’est pas seulement des dizaines de millions de morts, ce sont des centaines de millions de vies saccagées : surveillance généralisée, culture soumise à l’idéologie, abêtissement des esprits par la propagande, pénuries permanentes, exploitation du travail – on l’ignore souvent, mais la plupart des pays communistes usaient de la rémunération aux pièces, une pratique disparue dans les démocraties capitalistes depuis la fin du XIXe siècle – et par-dessus tout cela la peur comme mode de gouvernement. Au-delà du terrible bilan des morts, il est rageant de constater que cette réalité du communisme, celle que j’ai moi-même pu observer dans les années 1970 (et encore l’époque était au totalitarisme de basse intensité qui a succédé à celui de haute intensité de type lénino-stalinen bien plus tragique), soit ignorée. Beaucoup de nos contemporains pensent encore que le communisme peut-être un bon système, mais qu’il a été jusqu’à présent dévoyé. Répétons-le, la vérité de l’utopie a tenu dans son déroulement. Le reste n’est que mensonge.

Le troisième opus, Les Complices, propose une double analyse de cette complicité avec un système, celle de la révolution mondiale, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Margaret Buber-Neuman, incarnée par le système communiste international et, celle des collaborations intellectuelles – compagnons de route et autres « idiots utiles » (sans oublier le « cynisme » de la real politique). Malgré tous les témoignages et révélations, le « charme d’octobre » a fonctionné pendant près de 70 ans et sa mémoire l’enjolive encore. Pourquoi ?

Le réel a toujours du mal à pénétrer le monde de la croyance. La religion séculière communiste, comme l’a qualifiée Raymond Aron, a subjugué les hommes pour de multiples raisons : le tropisme égalitaire, l’universalité de la doctrine, l’espérance comme perspective. Le communisme ne promet-il pas un monde où nous seront tous égaux, où le genre humain ne connaîtra ni distinction, ni discrimination, ou chacun vivra selon ses besoins, c’est-à-dire sans autre souci que d’être. N’est-ce pas merveilleux ? Ce rêve ne pouvait pas, ne devait pas devenir un cauchemar. Alors tel l’anneau de Gygès qui rendait invisible son héros, le communisme une fois mis en pratique a pu commettre tous les crimes possibles contre l’humanité dans l’invisibilité de la croyance. Ou si vous préférez une autre métaphore, le communisme a eu le même effet sur une grande part de l’humanité que le joueur de flûte de Hamelin qui a ensorcelé les rats pour les mener à la mort. Mais contre tout espoir, pour reprendre le titre du bouleversant témoignage de Nadejda Mandelstam, le communisme s’est réalisé comme il était prévu. Au regard de la tragédie engendrée, il est plus apaisant pour la conscience, aujourd’hui encore, de tenter de le justifier par quelques circonstances atténuantes ou par le caractère singulier de tel ou tel dirigeant. Admettre qu’il s’est passé ce qui devait se passer parce que c’était écrit est autrement plus difficile à accepter. Le philosophe Alexandre Koyré a parlé de « conspiration en plein jour » : la catastrophe a été annoncée en toutes lettres pour ceux qui voulaient bien y prêter attention. Les zélateurs de l’utopie ont appliqué la table de leurs lois, la vérité de leur prophétie a tenu dans son déroulement.

 » Le communisme, c’est zéro pour toi et zéro pour lui « , disait un cadre des Khmers rouges cambodgiens.

Vos trois livres sur l’histoire mondiale sont complétés par un quatrième, Penser le communisme, qui à la manière de François Furet et de son Penser la Révolution française, cherche à donner un sens aux rapports que les hommes entretiennent avec l’utopie. La recherche du bonheur terrestre et la foi séculière sont-elles les principaux et uniques ressorts ?

Le message communiste est porteur d’une espérance égalitaire qui parle à tous. Dans son principe, il est difficile de ne pas y adhérer puisqu’il renvoie au moment fondateur de la modernité politique qu’a été la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Sauf qu’on oublie volontiers qu’il s’agit dans cette Déclaration d’une égalité en droit, ce qui va de soi, et non d’une égalité de fait puisque le genre humain est aussi divers que ceux qui le composent. Croire en cette égalité-là revient à prôner une uniformité universelle, un cauchemar pour chacun, niant toute individualité. Le communisme repose sur des ressorts puissants que sont l’envie, la jalousie, la haine envers tous ceux qui ont plus que nous. Ces sentiments sont aussi vieux que la guerre du feu, l’un des premiers biens convoités. L’idéologie communiste a capté ces ressorts en prétendant les satisfaire, notamment par l’absence de propriété privée et la promotion du collectivisme. « Le communisme, c’est zéro pour toi et zéro pour lui », disait un cadre des Khmers rouges cambodgiens, soit un nivellement par le bas. Voilà de quoi satisfaire le tropisme égalitaire ! Il y a pis. Le communisme libère les hommes d’une morale judéo-chrétienne qui a régi les sociétés occidentales depuis des siècles, entravant certains de nos instincts. Le « Tu ne tueras point, ne convoiteras pas les biens d’autrui », etc., ces règles des Dix commandements, sont inversées par le communisme : tu tueras, tu confisqueras avec bonne conscience puisqu’il s’agit d’éliminer les ennemis de classe, ceux-là mêmes rendus coupables d’entraver la quête égalitaire. Ces mécanismes ne sont pas toujours conscients, ils n’en sont pas moins efficaces. Pour les intellectuels, que leur culture aurait dû rendre plus lucides, le communisme leur a offert la possibilité de réaliser un vieux rêve, depuis Platon : celui de montrer la voie au peuple pour son bien. Les révolutionnaires communistes qui ont pris le pouvoir un peu partout dans le monde étaient, pour la plupart, des intellectuels petits-bourgeois qui ont réalisé ce rêve de gouvernance en imposant à la population leur doctrine, ce qui les a obligés à mener la guerre civile permanente évoquée. Après avoir fait le récit du communisme dans mon Histoire mondiale, cette réflexion se veut la grammaire du système. J’ai essayé de répondre à quelques questions d’importance selon moi : d’où est né le communisme (d’où vient-il si vous préférez) ? Comment a-t-il pu si facilement se répandre (à quoi il correspond chez l’être humain) ? Pourquoi il est si difficile de nos jours d’en faire le deuil en dépit de son bilan dramatique, et que reste-t-il aujourd’hui de cette utopie, quels en sont les héritiers ? J’espère avoir réussi à cerner le problème.

Dans l’introduction de l’histoire mondiale du communisme vous soulignez que pour le comprendre, il faut avoir une approche laïque – voire athée – du phénomène communiste. C’est-à-dire ?

Je ne sais pas si j’ai écrit une histoire laïque, en tout cas elle est sûrement débarrassée de l’afféterie des divers clichés qui la protègent encore trop souvent. En cela, mon Histoire est une contre-histoire qui se veut morale, au sens fort du thème, de celle qui transcende les hommes et leurs croyances. Mais comme l’utopie continue d’exercer son attrait pour les raisons évoquées, s’afficher contre est toujours mal perçu. Il s’agit là, justement, d’un héritage du communisme qui a réussi à faire entrer dans les têtes ce fameux slogan : « qui n’est pas avec nous est contre nous ». Cette dichotomie de la pensée, ajoutée à la préemption des communistes sur le Bien – préemption illégitime et scandaleuse au regard de la réalité du système –, conduit à l’abêtissement intellectuel dans lequel le communisme a pu si longtemps se mouvoir. Le monde qui nous entoure ne se résume pas au rouge et au noir, il a de multiples nuances qui font sa richesse et son intérêt. Il faut se débarrasser de cette pensée duale, mais pour ce faire il faut encore du temps. Je suis optimiste sur le long terme, mais pessimiste pour les années à venir. Pour que le communisme trouve sa vraie place dans l’histoire de l’humanité, il va falloir que tous les témoins de cette époque dramatique disparaissent, et qu’il n’y ait plus aucun régime communiste dans le monde. La réprobation à venir sera alors assurément morale, au même titre que celle portée sur les autres idéologies mortifères qui ont ponctué la longue marche des civilisations. Pareille condamnation est la seule qui vaille pour la communauté humaine, la seule qui nous soit utile.

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