Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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La pensée de Bruno Latour éclairée par la philosophie et le Covid-19

Publié le 14 février 2022 par

L’idée : Patrice Maniglier dans un essai remarquable, instruit sur la pensée féconde d’un théoricien de l’écologie à l’épreuve d’un événement global comme la pandémie.


Le sociologue et anthropologue Bruno Latour. Source : Assemblée nationale, à l’invitation de la Commission des affaires étrangères, juin 2020.

Être collé à son ordinateur, jusqu’à la dépendance, et, en même temps, être profondément attaché à l’habitant de la forêt qu’il a fallu raser pour fabriquer la machine… La représentation tragique de notre impuissance politique contemporaine, ici imputée à nos attachements ambivalents tels que l’illustre l’exemple ci-dessus, affleure à toutes les pages  de cet essai brillant signé du philosophe Patrice Maniglier, qui déploie une pensée  rationnelle et constructive, tout en invoquant les émotions et la sensibilité. À ces attachements ambivalents, nous devons nous sensibiliser, pour ne pas choisir le camp de la barbarie. Curieusement, alors que l’appel à la repolitisation nécessaire, donc au choix que chacun fera de la classe dans laquelle il luttera, au sens marxiste du terme, est ici posé entre territorialisation et barbarie, l’élaboration d’un nouvel humanisme est à l’horizon de ce livre, comme dépassement définitif de l’opposition entre nature et culture, au sein même de la «terrestrialité» qui est notre condition. L’humanité est en effet redéfinie, loin de toute « identité », comme le sujet qui se constitue en réponse à la dégradation irréversible de l’environnement et au processus d’épuisement de la terre.

Patrice Maniglier part d’une lecture et interprétation de l’œuvre de Bruno Latour, toujours  in progress, qu’il explicite et approfondit, sans alourdir son propre ouvrage de notes de bas de page. Cette méthode, qui oblige le lecteur à lui faire confiance et qui se déploie, sinon comme un exercice d’admiration, du moins comme un pari sur la fécondité d’une pensée pour aujourd’hui et pour demain, retient l’attention, car elle invente presque un genre d’essai. Et cela va avec le mouvement général de la démonstration, qui invite à se rassembler avec ses alliés pour forger un futur, si toutefois cela est encore possible. La dramatisation n’est jamais absente, en filigrane, et la présentation d’un Bruno Latour comme une figure prophétique ne manque pas d’apparaître. L’exploit de l’auteur ici est de garder ce registre comme un horizon, de ne jamais pencher vers le gourou et de travailler les concepts, dans l’urgence d’« atterrir ».

La pandémie de Covid-19, perçue comme un moment charnière, donnait à l’humanité l’occasion unique de se ressaisir

J’en fais ici une lecture à l’envers, car, à l’inverse de mon impatience, l’ouvrage commence par un effort remarquable de synthèse de la pensée de Latour, restituée sans jargon, pour un public général auquel le livre est entièrement accessible. L’axe pour saisir cette pensée est la pandémie du Covid-19, conçue comme un moment charnière dans l’histoire, dont elle est peut-être le premier événement qui soit global : le Covid permet de prendre conscience soudain de la pertinence de l’analyse que Latour a menée tout au long de ses ouvrages, puisque c’est un agent non humain qui a soudain recomposé l’ensemble des relations entre les humains, et cela au niveau du globe – fin du mythe donc d’un domaine proprement humain du politique : il donne aussi à l’humanité une occasion unique de se ressaisir.

L’occasion cependant n’a pas été saisie, et les gouvernements  ont mis en place une action « conservatrice », voire « restauratrice par anticipation », quand elle ne prône pas, en fin de compte, le « travail famille patrie ». Et ils s’emploient à globaliser encore plus vite. Si le covid n’a pas permis une révolution géopolitique, la pandémie et ce qu’elle révèle, y compris sous des formes confuses n’en ont pas moins une dimension morale, qui lui donne une ampleur équivalente à ce que fut en son temps la Révolution française – et du reste c’est bien un Cahier de Doléances qu’a constitué Latour. Dans ce sens, il est juste de ne pas écouter seulement les scientifiques ou les politiques, mais également l’ensemble  des réactions, même les plus désordonnées et protestataires, pour mesurer l’intensité des enjeux à la fois politiques, culturels, économiques, tournant autour de l’essentiel et de l’inessentiel.

Une conscience de classe écologique doit émerger

Si les propos rationnels se déploient sur un horizon tragique qu’il s’agit d’ordonner, l’auteur poursuit aussi un objectif révolutionnaire majeur : il s’agit de reconstituer une conflictualité marxiste, mais selon des coordonnées renouvelées. Il ne s’agit plus de penser à partir de l’économie mais de l’éthonomie,  ni en termes de centre et de périphérie comme dans le capitalisme et son dépassement marxiste classique, mais selon l’inscription « platement » terrestre des activités, immanente et finie. Il faudrait  aujourd’hui, pour sortir de l’impasse qui sinon conduira irrémédiablement à des conséquences catastrophiques pour les « terrestres »,  former  de nouvelles entités politiques que celles qui sont issues des cadres institutionnels de la modernité. Une conscience de classe écologique doit émerger, capable d’orchestrer, au niveau global, une lutte des classes correspondant à la lutte territoriale (car les territoires sont en lutte), qui s’organise entre d’un côté les capitalistes et leurs alliés (c’est-à-dire ceux qui persistaient d’un régime de double localisation ou de disjonction du monde dont on vit et du monde où l’on vit), et de l’autre les « ravaudeurs » (ceux qui sont pour un « réencastrement » dans la terre de l’homme et de ses activités et la  confection volontariste de solidarités qui, sinon, existent, mais seulement par la force des choses et n’ont pas la capacité d’entrer en lutte).

Pour amorcer cette nouvelle lutte des classes, la première étape est la conscientisation, et tel est l’objectif de ce livre. Le commentaire de l’œuvre de Latour par le philosophe explore les différentes dimensions (épistémologie, ontologie, eschatologie, cosmologie, géopolitique), visant a démontrer que la terre était la condition humaine : le fait d’être confinés ensemble. Ainsi le virus met-il fin au projet moderne  qui, essentiellement aveugle  à la terrestrialité de l’homme, peut se résumer comme le fait de vouloir maintenir à distance les conséquences de nos actions et constituer une lignée d’existants qui se détachent de tous les autres existants.   Pour que chacun mesure à quel point les terrestres et leurs événements sont des  « embrouilles enchevêtrées » en un inextricable réseau, défini  par la continuité, finitude et totalité, Patrice Maniglier propose même, toujours suivant Latour, d’organiser des « pratiques spéculatives pour nous rendre sensibles à ce qui nous importerait si nous le percevions », soit des  ateliers favorisant cette prise de conscience, par la conception de trois listes (de subsistance, d’attachement et de lutte). Il en ressort aussi des « graphes d’attachement », tels que chacun sera amené à voir ses attachements qualitatifs et se rendra compte  à quelle point il est branché sur d’autres territoires – le territoire, dans le meilleur des cas, ne doit plus être seulement ce dont on a besoin pour subsister (la terre étant vue comme un contexte, un ensemble de ressources à disposition), mais également ce qu’on est capable d’expliciter  ou de visualiser et ce qu’on est prêt à défendre.

Le philosophe Patrice Maniglier. DR

Cette perspective générale se construit sur l’hypothèse de Gaïa, non pas  dans son interprétation New Age, dans le sens d’une quelconque transcendance ou dans une acception qui conduirait à la conclusion que la terre dépolitise l’existence, mais comme une réalité démontrée  sur la base d’arguments scientifiques, que rappelle le covid (ou l’antibiorésistance) comme irruption du terrestre, quand la terre redevient un « actant ». Gaïa, c’est la démonstration que c’est l’habitant qui a créé la terre comme son habitat,  faisant des effets des causes, construisant à partir de la « pollution », dont le retournement est « l’essence de l’existence terrestre ».  La terre  à chaque grande ère parvient à un équilibre, mais de l’anthropocène l’équilibre n’est pas trouvé : le virus expose ce déséquilibre, favorisant les zoonoses et tous les franchissements. On ne peut pas séparer les données naturelles et les  décisions humaines, car les relations  sont circulaires et impliquées, définitivement il y a des interactions entre des entités hétérogènes, ce que symbolisent les « variants » du virus.

De là la nécessité d’une refondation politique, à partir du réveil des consciences, et en rouvrant le champ de la conflictualité.

Le philosophe, la terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, Patrice Maniglier, Les Liens qui libèrent, 272 p., 19 €. Paru 27 octobre 2021.

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