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  2. Action exercée sur quelqu’un.
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Dissuasion : « À chaque fois, c’est la détermination des démocraties qui a évité la guerre nucléaire »

Publié le 1 mars 2022 par

L’Entretien : À quoi joue Poutine avec la bombe et qu’est ce qui vient de subitement changer en Europe ? Les éclairages de Dominique Mongin, historien de la dissuasion nucléaire.


L’historien Dominique Mongin, auteur de Histoire de la dissuasion nucléaire (Archipoche, octobre 2021). DR

#Ukraine #Poutine #Nucléaire

L’ illustration de la couverture du livre, il y a encore quelques jours, donnait un sentiment de pop culture et de war game lointain : des missiles balistiques nord-coréens aux couleurs psychédéliques. Depuis le 24 février, nous y sommes. Une guerre aux portes de l’Europe. Les potentialités d’un conflit nucléaire. Une agitation fantasmagorique destinée à terrifier les populations européennes. Précurseur de ce type de recherche (il a soutenu en 1991, la première thèse universitaire sur l’histoire de l’armement nucléaire français), Dominique Mongin, enseignant à l’Inalco et à l’ENS-Ulm (le Ciens – Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie), a publié une Histoire de la dissuasion nucléaire (Archipoche, 378 p., 12 €) en novembre dernier. Accessible, claire et tirant des fils passionnants, son étude déroule toutes les questions mais aussi les dilemmes politiques, stratégiques et philosophiques depuis l’avènement de ces armements. Un chapitre emblématique – et qui permet d’aspirer un peu d’air frais – est celui consacré au nucléaire militaire filtré par la culture. Romans, bandes dessinées, cinéma s’en sont saisis largement depuis la Guerre froide. Hasard du calendrier éditorial : Le Cherche-midi réédite en avril prochain, un roman prophétique de 1914, celui de l’écrivain britannique Herbert George Wells imaginant dans La Destruction libératrice la découverte de la radioactivité artificielle en 1933 (dans la réalité, ce fut 1934) qui déboucherait sur la construction d’une bombe atomique et son utilisation ravageuse lors d’un conflit européen en 1956. Il semblerait que l’un des pères du projet Manhattan, Léo Szilàrd, l’ayant lu, prit conscience des applications militaires possibles de l’énergie atomique, longtemps avant même d’être enrôlé dans ces recherches.

La culture remarque Dominique Mongin, a été sensible au risque de prolifération et de dissémination, faisant la part belle peu à peu à des engins nucléaires en possession de puissances non-étatiques exerçant d’odieux chantages. Ainsi l’organisation criminelle Spectre Vs James Bond, ou le visionnaire Secret de l’Espadon de la série Blake (directeur du M15) et Mortimer (spécialiste en physique nucléaire), son univers de missiles intercontinentaux et hypervéloces et l’ombre de l’officier Olrik. Or cette prolifération de petits maîtres-chanteurs nucléaires procéderait de la même façon qu’un Vladimir Poutine qui, face aux résistances de l’Ukraine et des occidentaux, brandit la menace suprême selon le principe de la « dissuasion offensive ». C’est-à-dire, faire plier les États et leurs opinions en les sidérant et les effrayant. L’étude de Dominique Mongin, à travers la course folle à la recherche puis à l’armement atomique durant la seconde guerre mondiale, les applications et les conséquences d’Hiroshima et de Nagasaki, la Guerre froide, mais aussi les années où l’on décréta la fin de l’Histoire, puis l’abandon à bas bruit mais spectaculaire de toute pensée académique et politique sur la dissuasion, décrit ce changement de statut de l’arme nucléaire. Étudiant les dizaines de crises qui se sont présentées au fil des décennies, l’historien montre le passage d’une arme dite « super-conventionnelle » à celui d’outil politique.


Malgré cette crise, la doctrine de la dissuasion reste efficiente

Avec l’Ukraine 2022, est-ce une page écornée ou une page décisive dans l’histoire de la dissuasion nucléaire qui s’écrit ? Entretien.

Les Influences : Ces derniers jours, n’a-t-on pas assisté à la démonstration des limites dissuasives de Poutine ?

Dominique Mongin : On est en fait dans une phase d’escalade (verbale) de la stratégie de « dissuasion » russe, qui est tout sauf une stratégie de dissuasion telle qu’on l’entend dans nos régimes démocratiques, à savoir une stratégie défensive. Dans le cas du régime autocratique russe, on a affaire à ce que j’ai appelé dans mon livre une stratégie de « dissuasion offensive ». Il s’agit pour le Président Poutine de faire pression sur les États démocratiques – et leurs populations – pour les inciter à céder, à se soumettre face à ses ultimatums et à ses diktats, en agitant la menace du recours possible à une guerre nucléaire. Qui plus est, dans la stratégie dite de « dissuasion » de la Russie, le spectre des moyens de pression susceptibles d’être utilisés sont très larges, ils vont de la guerre nucléaire à la guerre de l’information, en passant par les cyberattaques. Dans ces conditions, la désescalade (de-escalation) pourra intervenir non pas en se pliant aux injonctions du pouvoir russe, mais en faisant preuve d’un front uni et d’une très grande détermination, comme les Ukrainiens et les Occidentaux sont en train de le faire.

À quelle crise de l’histoire de la dissuasion nucléaire, celle-ci vous paraît-elle approchante ?

Il est trop tôt pour dire si cette crise nucléaire – car cela en est bien une – va durer ou non.  Dans l’histoire du nucléaire militaire on a déjà connu plusieurs dizaines de crises nucléaires, dont trois stratégiques particulièrement graves. L’une a été de courte durée, il s’agit de la crise des missiles de Cuba d’octobre 1962, c’est la plus connue. Mais il y en a deux autres, qui sont quant à elles de longue durée, qui ont atteint un seuil de gravité comparable ; il s’agit d’une part de la seconde crise de Berlin (1958-1961) et d’autre part de la crise des Euromissiles (1979-1987). Dans les trois cas, les tensions ont été très fortes, avec lors de la crise de Cuba un niveau d’alerte nucléaire jamais atteint jusque-là du côté américain (DEFCON 2) et jamais réédité depuis. Mais, à chaque fois, c’est la détermination de la réponse des démocraties qui a évité que ces crises ne dégénèrent en guerre nucléaire. Et cette détermination politique a pu s’appuyer sur une capacité nucléaire de seconde frappe (susceptible d’être utilisée en riposte à une attaque), dont la crédibilité technique garantissait la manœuvre dissuasive ; c’est cela qui a assuré in fine le retour à la stabilité stratégique.

Les démocraties se sont désintéressées des questions de défense depuis des années, comme si leurs valeurs n’avaient plus besoin d’être protégées

Dans votre essai, vous pointez les effets d’une cancel culture qui aurait peu à peu sapé l’importance de la dissuasion nucléaire. N’assiste-t-on pas à un spectaculaire revirement, ou est-ce un trompe l’œil ?

Dans ce livre, j’ai mis en exergue la tendance de certains travaux académiques – que l’on observe uniquement dans les régimes démocratiques – cherchant à décrédibiliser l’instrument de la dissuasion nucléaire et par là même l’un des fondements majeurs de la politique de défense du monde occidental face aux États autoritaires. Parallèlement, j’ai souligné à quel point ces démocraties avaient connu depuis la fin de la Guerre froide un état de démobilisation sur les questions de défense, un désintérêt pour ces questions, comme si nos valeurs démocratiques n’avaient pas besoin d’être protégées, avec notamment les fameux « dividendes de la paix » des années 1990… Ces deux facteurs combinés constituent un substrat idéal sur le continent européen pour un État agresseur tel que la Russie. On assiste aujourd’hui à des mouvements de mobilisation en faveur de l’Ukraine agressée, à une mobilisation exceptionnelle pour protéger les acquis démocratiques. Toutefois, ne nous voilons pas la face : aux yeux de Poutine que pèse l’Union européenne sur le plan militaire ? Il n’y a qu’un seul État qui fait le poids – la France – tout particulièrement grâce à sa force de dissuasion nucléaire. L’Allemagne semble sortir des limbes du pacifisme, il était temps qu’elle en prenne conscience, mais il y a urgence de se remobiliser sur le plan militaire face à la menace russe.

Jusque-là, nos partenaires européens avaient peu d’intérêt pour la dissuasion nucléaire française

Quels enseignements tirez-vous de la dissuasion nucléaire française dans le contexte européen ?

Dans un discours à l’École militaire il y a tout juste deux ans, le Président Macron a donné une nouvelle impulsion à une évolution doctrinale déjà existante en matière de « dissuasion européenne ». C’est ainsi qu’il a déclaré que les forces nucléaires françaises jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe et qu’elles renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même. Mais il a ajouté que les forces nucléaires françaises ont une dimension authentiquement européenne et que nos « intérêts vitaux » – un concept au cœur de notre stratégie de dissuasion –  ont désormais une dimension européenne. Du côté français, on ne parle pas de dissuasion nucléaire élargie comme le ferait l’allié américain, mais de dimension européenne des intérêts vitaux, dimension qui a tendance à s’accroître au regard du processus de construction européenne. Le problème, jusque-là, est que cette évolution doctrinale n’a suscité que peu d’intérêt de la part de nos partenaires européens, alors que la France a lancé à plusieurs reprises une offre de dialogue stratégique à leur attention. La crise stratégique provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine est susceptible, là aussi, de faire bouger les lignes…

Et de l’efficience de la dissuasion nucléaire au XXIe siècle ?

La crise nucléaire que nous vivons actuellement souligne à quel point la doctrine de dissuasion nucléaire est efficiente et un facteur déterminant de stabilité stratégique. Face aux menaces d’intimidation nucléaire du Kremlin, le ministre des Affaires étrangères a eu les mots justes en déclarant que l’Alliance atlantique est une alliance nucléaire. Tout est dit en quelques mots et avec détermination, c’est en cela que la dissuasion nucléaire est opérante dans un contexte de crise… ou de guerre.

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