Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#Société

Le robot Jules et Michel Foucault en visio

Publié le 7 avril 2022 par

L’idée : L’école du confinement, un révélateur de la société numérique ?

Par Julien Cueille, essayiste (La Classe à l’Epreuve du Distanciel, L’Harmattan, 2021)


Chez les « millenials » censés être fanatiques de l’écran, 15% seulement ont apprécié la visio-conférence durant le confinement. DR

Aucun spécialiste en sciences de l’éducation n’aurait pu l’imaginer, mais le virus l’a fait : tou-te-s les élèves de France –pour se limiter au seul cadre national !- privé-e-s d’école pendant plusieurs mois, qu’est-ce que cela donne ? Si, pendant cette période, tou-te-s les parents ou grand-parents ont pu mesurer les difficultés que pose l’organisation d’un travail scolaire à la maison,  il reste à en tirer toutes les conséquences pour repenser la forme scolaire, dans un « espace-temps pédagogique », mais plus généralement social, « en transformation »[1]. Expérience pédagogique en creux, la plus grande sans doute jamais menée, quoique bien involontairement, qui donne à voir ce qui pourrait faire « réassurance » dans une génération dont on souligne souvent, à juste titre, la très grande anxiété.

 Évidemment non préparé, advenu dans le traumatisme, et sur le mode du sauve-qui-peut général, le télé-enseignement pratiqué en mars-avril 2020 n’a pas satisfait grand monde : alors même que les adolescent-e-s, digital natives et grands consommateurs de contenus numériques, auraient dû en être ravi-e-s, c’est plutôt l’inverse qui semble avoir eu lieu. Persuadé, pour ma part, que mes élèves allaient adhérer avec enthousiasme à cette « virtualisation » de la classe, j’ai voulu le vérifier en effectuant une enquête auprès de plus d’environ 160 lycéen-ne-s, sur deux périodes. Or, chez ces « millenials » censé-e-s être des fanatiques de la tablette, seul-e-s 15% ont une vision positive du premier confinement sur le plan scolaire. Chez les enseignant-e-s, le diagnostic est plus sévère encore. L’énorme surprise de cette enquête (une cinquantaine de professeur-e-s ont été interrogé-e-s) consiste dans le rejet massif de cette expérience, non seulement sous sa forme radicale (le premier confinement), mais aussi concernant la période dite « hybride » (2021-2022) où la plupart des lycéen-ne-s venaient en classe seulement certains jours, alternant des périodes de « présentiel » et de « distanciel », suivant la terminologie aujourd’hui banalisée.

Comment comprendre ce refus ? En examinant de plus près les articles parus dans les organes de presse les plus lus durant la période du printemps 2020, on se rend compte du décalage énorme qui subsiste entre les représentations véhiculées par les médias (qui interrogent, à ce moment-là, de nombreux spécialistes du numérique, mais très peu de chercheurs en sciences de l’éducation) et les retours d’expérience des professionnel-le-s, que personne ou presque n’est allé interroger, et même des élèves, sur le terrain. La résistance souvent alléguée du « corps enseignant » (suivant la métaphore paulinienne) aux nouvelles technologies est, ironiquement, souvent mise sur le compte d’un certain retard de « formation », pour ne pas dire d’une difficulté d’adaptabilité. Or, les pratiques réelles d’enseignement ont, depuis fort longtemps, assez bien intégré ces outils, utilisés au quotidien de la classe. Et s’il s’agissait d’autre chose ? Le discours des « experts » en numérique, tout acquis aux valeurs (à tous les sens du terme) des Ed-techs, ces entreprises qui s’efforcent de monétiser le marché gigantesque du numérique éducatif, estimé à 500 milliards d’euros en 2025, et dont les investissements ont plus que doublé dans le monde en 2020[2], cache un débat d’une tout autre nature.

Beaucoup d’enseignants insistent sur la dimension « incarnée », cet œil qui décèle les difficultés chez un élève en décrochage

L’expérience du télé-enseignement permet, selon un raisonnement ad absurdum, de dégager ce qui serait les invariants d’une école qui fonctionne : ce que le confinement a rendu difficile, sinon impossible, dans les relations entre les élèves et les enseignant-e-s, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que les visioconférences et autres échanges par chats, malgré toute la sophistication technologique, la magie des écrans et le confort du chez soi, ne peuvent réaliser ? Il me semble que cela renvoie à la notion de cadre. Cadre de la classe : des murs, des tables, une unité de temps, de lieu et d’action. Vision passéiste, dira-t-on : les établissements scolaires n’ont-ils pas été pensés, au XIXe siècle, sur le modèle panoptique des prisons et de l’hôpital ? Sans aucun doute, et Foucault, en son temps, a eu raison de le dénoncer. Aussi bien n’est-ce pas tant de ce cadre-là, que du cadre invisible, celui qui constitue la classe comme communauté apprenante, qu’il s’agit, même si, de toute évidence, le cadre au sens matériel, pris en bonne part, joue aussi un rôle dans la constitution du cadre invisible. Car rien n’oblige bien entendu à construire des écoles-casernes, et les établissements innovants, lycées de la nouvelle chance, micro-lycées, structures alternatives, dont il faut s’inspirer, en sont la preuve ; en revanche, l’absence de tout cadre, ce qui a été le cas pendant la période de « distanciel », a produit des effets négatifs dont il faut tirer les conséquences.

Dans une classe, l’acte pédagogique passe par toute une panoplie para-verbale de gestes, de regards, d’écoute, toute une phénoménologie du corps (enseignant) que les professionnel-lle-s eux-elles-mêmes méconnaissent parfois, mais dont le distanciel leur a, en négatif, fait prendre conscience. Dans les entretiens, beaucoup insistent sur cette dimension « incarnée » : l’œil exercé du-de la professeur-e qui repère tout de suite l’élève en train de décrocher, le ramène au groupe avec une inflexion de voix, ou en se rapprochant de lui-d’elle, l’oreille de chef d’orchestre qui donne la parole aux élèves en leur apprenant à s’écouter entre elles-eux, pour passer de la cacophonie à la polyphonie, le geste et le tact, essentiels avec des ados, qui font partie des relations entre humains, bref tous ces signaux infra verbaux qu’on ne peut plus avoir via l’écran. A moins de les numériser : mais c’est une autre approche, essentiellement cognitive et programmative, modélisée selon un schéma neuro-numérique : les experts ont déjà prévu des facial trackers reproduisant les mimiques du visage et « des systèmes haptiques permettent de se toucher à distance »[3]. C’est justement tout l’enjeu du clivage entre une version « incarnée », phénoménologique, de l’acte de parole, et un corps artificiel : œil de la caméra (que la quasi-totalité des élèves coupent, la jugeant, à raison peut-être, intrusive), voix du micro (mais lors des visios, les élèves ont bien du mal à prendre la parole et à s’entendre), geste devenu virtuel.

J’ai appris qu’il fallait attendre parfois plusieurs mois pour que le groupe soit prêt à accueillir la parole de l’autre

Le corps est la porte d’entrée de l’intelligence collective : quel enseignant-e n’a pas fait l’expérience du temps nécessaire pour constituer une classe, passer du « groupe de base » au « groupe de travail », pour reprendre les termes du célèbre psychanalyste Bion ? Pratiquant moi-même régulièrement des débats avec mes classes, sur des sujets aussi délicats, mais essentiels, que la radicalisation religieuse, le complotisme, le statut des migrants… j’ai appris qu’il fallait attendre parfois plusieurs mois pour que le groupe soit prêt à accueillir la parole de l’autre, sans rejet hystérique ou conflit inutile. La dimension conflictuelle n’est pourtant pas absente, et joue même un rôle primordial dans le processus éducatif, à condition qu’elle puisse être, justement, « cadrée » avec beaucoup de tact, et que la qualité des relations soit « suffisamment bonne » pour permettre une certaine sublimation de l’agressivité par l’échange argumentatif. Imagine-t-on un débat en visio sur la laïcité avec des ados de seize ans qui ne se voient pas, et s’ « entendent », au double sens du terme, mal ? L’apprentissage de la citoyenneté démocratique, dont on mesure de plus en plus les déficits et la nécessité urgente, se fait au prix d’une inscription dans l’espace et dans le temps moins fragile que la connexion de nos réseaux informatiques. La maturation du groupe, en « présence » dans le cadre de la classe, est parfois impressionnante. On comprend mieux la portée quasi psychanalytique du concept de « cadre », s’agissant des relations complexes, et parfois inconscientes, qui se nouent entre les différents membres du groupe-classe.

Pour résumer, les données récoltées lors des entretiens font émerger l’hypothèse des quatre invariants suivants, qui caractérisent bien, selon moi, la fonction du cadre pédagogique : la stabilité symbolique: ritualisation structurante, comme dans les rites de passage traditionnels, dont les anthropologues ont souligné maintes fois l’apport en termes de construction de la personnalité ; il s’agit de former, dans un environnement protecteur, un cadre psychique à la fois rassurant et perméable aux échanges ; l’élaboration psychique collective, grâce au soutien du groupe: la socio-construction des savoirs et des problèmes passe par une coopération qui doit être construite ; l’accompagnement, le “soin” au sens de souci, mutuels, permettant à chacun-e se sentir reconnu de façon « suffisamment bonne » aux yeux des autres ; enfin le conflit, au sens de conflit socio-cognitif, qui est une étape extrêmement précieuse du développement, qu’on ne peut évidemment pas imposer mais qui doit être néanmoins rendue possible de façon sécurisée. Ceci dans le contexte d’une culture « hypermoderne », celle des sociétés dites « liquides », où l’accélération générale du temps social, l’hyper-complexité des nouvelles normes sociales, et les injonctions souvent paradoxales perçues par des sujets souvent insuffisamment autonomes, mais sommés de l’être de plus en plus tôt, produisent des effets de clivage que la clinique contemporaine observe fréquemment.

La fausse impression de bien-être qu’offre la société des écrans cache souvent un grand désarroi, qu’il s’agisse des phénomènes d’addiction parfois très précoces déjà bien repérés par les psychologues, de l’impact globalement inégal mais, sur certains points comme la capacité d’attention, inquiétants des écrans sur le développement cognitif, ou, de façon plus générale, de la culture de l’apparence qu’induisent les réseaux. Composante essentielle de l’apprentissage et outil incontournable de notre paysage socio-technique, le numérique ne doit pas être fétichisé : l’expérience du distanciel en constitue, de ce point de vue, une démonstration précieuse. Loin de sombrer dans le binarisme des débats médiatiques « pour » ou « contre » le numérique, ce qui n’a guère de sens, sachons discerner avec recul en quoi les écrans peuvent nous être utiles et ce qu’ils ne pourront jamais apporter, quitte à décevoir les promoteurs de « Jules », l’assistant robot désormais préposé à l’aide aux devoirs, « utilisé par 65 000 élèves et près de 10 000 enseignants »[4].


[1] Dossier de presse des Etats Généraux du Numérique pour l’Education, https://www.education.gouv.fr/dossier-de-presse-etats-generaux-du-numerique-pour-l-education-307101, p. 12.

[2] LEVET, Marie-Christine (2021)  « l’Ecole doit passer à l’ère numérique », Les Echos, 19 février 2021

[3] Selon La Fondation Lenovo, qui semble être à l‘origine de ce publireportagepublié dans Le Monde du 9 novembre 2021.

[4] « Note d’étape/ Mission de suivi et d’observation de la mise en oeuvre des réformes en cours « Devoirs Faits », Rapport de l’Inspection Générale au Ministre de l’Education Nationale, août 2020, education.gouv.fr/media/72223/download, p. 7. Selon le site education.gouv, la présentation insiste sur le fait que « grâce à l’intelligence artificielle, Jules améliorera son service au fil de ses utilisations »[4]. Il s’agit d’une « base de connaissances évolutive », qui se nourrit des interactions, probablement aussi d’un certain nombre de données émanant des enseignant-e-s eux-mêmes, un peu à la façon dont les véhicules autonomes « apprennent » en utilisant les innombrables data issues d’expériences réelles de conduite humaine.

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