Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Que fait un écrivain quand les bombardements ont tout détruit ?

Publié le 7 avril 2022 par

Il écrit.

Mais avant d’écrire il se tient là, debout, au milieu d’une dévastation militaire : des corps calcinés. Des ruines. Les soldats ont fait leur travail. Lui est un civil « innocent » – est-ce que ça implique que les militaires sont coupables ? Qui sait. Il ne sait pas. Il regarde et il sait qu’il va écrire.

Est-ce Oradour ?

Ce n’est pas Oradour mais c’est Hambourg. Entre deux vagues d’assaut par l’aviation anglo-américaine au cours de l’opération de huit jours et sept nuits dite Gomorrhe (les Anglo-Saxons sont obsédés par la Bible), un écrivain revient dans les ruines de son quartier – lors d’un répit suivi cette nuit-là du 27 juillet 1943 par une « tempête de feu » qui engouffra 19 000 morts – un holocauste au sens strict.

Voici la scène, qu’il rapporte dans un carnet (Hans Erich Nossack, Der Untergang, 1948, composé en novembre 1943 ; ma traduction) :

« Au moins on aurait pu sauver les chaussures et les draps. Tel ou tel souvenir. Mais au moins les journaux intimes… Oui, les journaux, qui désormais n’existent plus. J’ai tenu un journal pendant vingt-cinq ans. “Journal” n’est pas le mot juste puisque je n’y consignai aucun événement, seulement les pensées suscitées par eux. Non, même pas des pensées, mais plutôt ma façon d’y arriver. En fait je n’aurais jamais jeté un autre œil à ces carnets. Ils me révulsaient. Pourquoi donc ai-je continué de les noircir, irrégulièrement mais pendant vingt-cinq ans ? De fait, pourquoi est-ce que j’écris ces mots ? »

Que fait-il là ? Que va-t-il écrire ? Qu’est-ce qui le rend différent des autres survivants ? Il a des mots pour le dire. Déjà, là, au charnier, il se démarque.

Dommage que la scène ne soit pas à Oradour, qu’Oradour n’ait pas eu son grand écrivain issu du lieu-même – en dépit du poème incantatoire, mais distant comme une liturgie, de Jean Tardieu (« Oradour », 1944, repris dans Jours pétrifiés, 1947).

La langue primordiale

Nossack a intitulé son carnet Untergang. Pourquoi ? Et qu’est-ce que cela nous apprend d’un écrivain qui a des mots pour dire ?

« Untergang », le mot ne va pas de soi. On peut le rendre en langage de tous les jours par « chute », « déclin », « perte », « naufrage ». Mais un écrivain ne parle pas le langage commun. Il fait semblant. Et encore moins un grand styliste de la langue allemande qui doit parler en outre dans l’au-delà de tous ses carnets incinérés.

Nossack le dit : tenir un carnet permet non pas de mémoriser des banalités ou de recenser des pensées ; c’est une balise de cheminement. Or marcher, aller de l’avant  se dit en allemand « gehen ». Et « unter-gehen », d’où « Untergang »,  ce serait peut-être aller dessous, dans ces caves où les populations bombardées se réfugient avant de prendre la fuite et d’aller, « gehen », en « gangs » (au sens exact de groupes) qui prennent la route (qui se dit par exemple « Gasse »). Le français fait écho à cette suite de mots avec « grade, gradin », qui disent qu’on passe d’un état à un autre, d’un lieu à un autre, de marche en marche. La chaîne de mots cités s’ancre à une racine primordiale, vieille de six mille ans : g̑hē- ; un de ces mots-racines incompressibles par les modes, les dictionnaires et le charabia, formant un langage sous-jacent que d’instinct ou de culture un écrivain entrevoit à disposition.

Les hardes de mots

Évidemment une instinctive réaction est de rejeter ces plongées du langage et de s’en tenir au mot, là, maintenant. Et de dire, style blog : « De un, c’est le titre du livre, de deux ça veut dire que l’Allemagne était déjà fichue, et de trois pourquoi chercher midi à quatorze heures ! »

À ce compte-là, et combien de commentaires de lecteurs de magazines émargent à ce compte-là, autant revenir se mettre à quatre pattes et aller voter dans cette position. On ne peut pas se plaindre que France-Info « c’est du pipeau » ou affirmer que « CNews c’est vraiment limite parfois », bref juger des mots qu’on y entend si, d’un même souffle, on juge que les mots d’un écrivain et la langue qu’il parle et par quoi il évoque plus que les breaking news, « c’est trop compliqué, c’est pas du réel tout ça ». À la limite on ne mérite même pas d’ouvrir sa gueule.

Dans une guerre, maintenant comme naguère pour échapper à l’Untergang, les gens normaux ramassent quelques affaires et fuient dans le désordre et la peur, le dépit et la colère aussi. Mais, de nos jours, en Europe, ils sont encadrés par les « humanitaires » ou les troupes chargées de leur protection – sauf quand l’armée, venue améliorer leur sort, hors d’Europe, plie bagages à la sauvette avec pertes (pour les gens) et profits ( pour les marchands d’armes). Mais, plus grave, les gens normaux emportent avec eux des hardes de mots.

En outre, de nos jours, un écrivain n’a pas à se suicider comme naguère à la vue d’une patrouille : il a souvent la chance d’être cosmopolite et de jouir d’appuis divers grâce à la mondialisation du soft power culturel ; il n’a plus à se jeter à plat ventre dans la boue des fossés ou trébucher dans d’effrayantes ruines. Il peut désormais trouver un refuge dans les réseaux aménagés par ses éditeurs et traducteurs. Mais surtout il n’a pas à se soucier de la perte de ses écrits puisque le Web reste (pour le moment) ignifuge.  À une autre époque, pris dans la dérive folle des charrettes de réfugiés, un écrivain n’avait pour radeau de fortune que ça : écrire, penser à écrire, se demander sur quoi écrire, ou comment cacher des feuilles éparses dans une étable ou en les serrant dans la poche d’une infirmière de la Croix-Rouge.

Les deux langages de la catastrophe

Alors, que se passe-t-il dans le champ de ruines de Hambourg ? Et c’eût pu se dérouler à Oradour.

Revenons à « Untergang » puisqu’un écrivain n’est pas un individu normal et que ses mots ne sont pas des hardes ? Son équivalent en grec ancien, donc en français, c’est « catastrophe ».

Mais que veut dire le langage normal par « catastrophe » ? Ce n’est pas tant l’inattendu, par exemple, d’une catastrophe naturelle qui étonne, et donne à penser et à s’exprimer, que ses conséquences désastreuses. On sait bien, par devers soi, que, si on n’est pas un sismologue, on ne sait pas ce qu’est une éruption volcanique. Mais on en subit les conséquences, ce qui nous donne l’illusion de savoir ce que c’est. On la perçoit, grâce à la télé, aux nouvelles, aux rumeurs Internet, et aux opinions des people ; mais on ne la conçoit pas. Par contre on juge des conséquences et on en attribue des responsabilités : « Ils auraient pu prévoir en faisant x, y, z. »

Transposée en politique une « catastrophe » est un phénomène de langage pervers : comme il n’existe pas de science politique exacte, personne ne se ressent ignare, et tout le monde peut établir les faits, tirer des leçons, accuser, défendre. Le Web a élevé cette pratique au rang d’un savoir du monde. 

De fait la ligne de démarcation entre savoir qu’on ne sait pas, et croire qu’on sait devient extrêmement floue dans le domaine politique. Et cette ligne a un nom : faire porter des responsabilités. Ukraine : Poutine ? L’OTAN ? Les néo-nazis ? Chacun a son explication et, dans les pays de l’EU sous censure, il ne peut exister qu’une explication, même si en Asie, en Amérique latine, en Afrique, on a accès à une diversité d’explications publiques. Bref, ici et là, on juge des causes et chacun « sait », à partir d’effets catastrophiques (réfugiés, morts, destructions, inflation). Ce serait comme dire : « Le bateau a coulé à l’horizon, trois morts » (conséquence catastrophique). « Pas étonnant, la terre est plate, donc arrivé au bout, il est tombé, le bateau » (cause). On peut rire mais certains croient que notre monde est plat. Économie : qui connaît exactement le quantitative easing, faire marcher la planche à billets ? Personne dans le public qui va aller voter, et pourtant les conséquences sont catastrophiques : une fois qu’elles seront évidentes, le public dira : « Quelle catastrophe ! Ils auraient dû, ils auraient pu, regardez comme les prix grimpent ! »

Mais le langage n’est pas ignare : un écrivain y prête attention.

Que voit-il dans cette « catastrophe »  politique? La mort bien sûr : « Untergang » se traduit aussi en grec ancien, chez Homère et dans la Bible, par « mort » (τελευτή). Mais avant la mort il existe un processus qu’« Untergang » également pointe, « corruption » : ce qui se corrompt, va de manque en manque, et meurt éventuellement. Dans la racine g̑hē-, on trouve donc « le vide, le manque ». Les philologues affirment même que c’est le sens premier de la fameuse racine, du temps des peuplades chevauchant les steppes affleurant les mers Noire et d’Azov où notre langue originelle se forma. Pourquoi « manque, vide » ? Car « aller », « gehen », c’est « laisser », c’est à dire créer un vide derrière soi, mais c’est aussi prendre possession par le pas en avant d’un vide que l’on comble. Si la destruction fait le vide, il s’agit maintenant de le combler, en « y allant ». Logique et richesse de la langue primordiale.

L’écrivain tire sa ligne de démarcation

L’écrivain s’en saisit de cette langue : il va laisser le vide fumant de l’holocauste, fin d’un processus de corruption et de mort,  et il se charge de le combler par l’écrit. Il trace ainsi une ligne de démarcation entre le langage donné, celui du « racontar » de la catastrophe, et le langage qui offre plus que lui.

Être au milieu des ruines de votre pays (car Hambourg n’était pas une simple grande ville, mais un véritable « pays », différent du reste de l’Allemagne) vous met en état de penser si vous avez, outre la maîtrise des mots du quotidien – qui fait qu’on vous lit –, le savoir-écrire. Les mots des réfugiés ou des survivants sont des demandes de protection. Ce sont des mots de demandes matérielles, nécessaires pour survivre. Ce sont ces mots-là que les reporters relaient. Mais ce sont des mots qui ne pensent pas. Les mots d’écrivain eux font plus : ils sont pour la politique, dans les époques de catastrophe, l’équivalent du savoir d’un vulcanologue.

Ce sont des mots qui « savent » car ils voient plus loin, en avant,  en se tournant du même fait vers les racines du langage.

Le langage de l’écrivain face à une catastrophe majeure est donc un « Untergang », un déclin au sens où le soleil « décline » sur l’horizon, et disparaît pour accomplir son destin, qui est de revenir et de combler le vide du jour qui sans lui ne serait pas le jour.

Il n’y a rien de mystique ou d’allégorique ou de poétique dans ce tableau : on indique que l’écrivain tire une ligne de démarcation entre la pauvreté perverse du langage quotidien, qui est celui de la politique, et la difficulté qu’ont les politiciens à user de ce qu’ils réduisent à des instruments pour tenter, paradoxalement, d’en dire plus. Les plus forts moments du politique surgissent quand le langage de la survie (« points d’indice », « aide », « ticket essence ») fait place nette devant le langage « littéraire ».

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