Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

Filtré pour vous : L'actualité politique et intellectuelle

Moins de gestion, plus de philo !

Publié le 21 avril 2022 par

Des étudiants ont occupé la Sorbonne pendant l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, les 13 et 14 avril 2022.

Moins de gestion, plus de philo ! C’est le cri du cœur d’une jeunesse intelligente qui démontre enfin qu’elle n’est pas aussi décervelée par le Web, ou enrégimentée dans des cursus, ou terrorisée par le non-emploi et la retraite à 75 ans, qu’on puisse le penser. Elle s’ébroue, enfin. Elle s’éveille. L’oiseau de Minerve s’envole, pour une fois, à midi.

Évidemment l’occupation de la Sorbonne a été bénigne comparée à d’autres actions du temps jadis. On n’a pas consulté Cohen-Bendit. Il aurait fallu. Mais vu son « parcours », comme on dit en management, on se doute bien qu’il est une valeur « de prestige », mais dépréciée.

Depuis que l’auguste bâtiment de la Sorbonne est devenu, lui, un « lieu de prestige »,  ajouté à l’Hôtel de la Marine ou aux innombrables hôtels spoliés en 1789 et restaurés avec ors et falbalas par une République de managers post-gaulliste, parvenus frémissants de parures empruntées, la Sorbonne appartient à la gestion politique des apparences : colloques solennels et cérémonies en toge avec hermine et breloques, tout un fatras qui n’existait pas voilà trente ans. Cela donne aux puissants étrangers que la classe managériale au pouvoir courtise quand on y déroule le tapis rouge aux oligarques du mondialisme, la certitude que, effectivement, l’université française est bien gérée. Elle est « alignée », comme on dit dans leur jargon, sur les objectifs et « benchmarks » du système. Elle fabrique du retour culturel sur investissement (des impôts de la caissière).

C’est là que le bât blesse et les étudiants, assez polis pour s’être retenus d’arracher les pavés devant la chapelle, qui n’en est pas une : de fait ladite chapelle n’est pas consacrée, ce n’est qu’un autre « lieu de prestige » ou « de mémoire » (mais mémoire de quoi ? du fait qu’on n’y dit plus la messe ?). C’est un autre signe de l’illusionnisme gestionnaire, qui ravit les touristes et les invités chamarrés. Sans les pavés la rage ?

Cet illusionnisme managérial sévit en France depuis le gouvernement Giscard, et la faute en revient à De Gaulle et à sa passion, alors militaire et très techno-mécanique 1930, pour les « organisateurs » comme on disait alors.  On le sait mais autant le redire : la classe technocratique et managériale apparaît vers 1930, se met aux manettes sous Vichy, survit à l’Épuration et se retrouve dans les ministères, et dans les communautés européennes à partir des années 50. La fin sanglante de notre empire colonial faisait encore que les militaires et les vrais politiques tenaient le haut du pavé. Après 1961, commence l’ère des gestionnaires. Même le normalien Pompidou était un manager.

« On traite la politique, qui est la vie d’un peuple, comme si c’était là un objet pour indicateurs de rentabilité. »

Le plus grave pour la vie intellectuelle de la Nation aura été, depuis la réforme de l’université dans les années 70, le lent et inexorable transvasement de l’idéologie managériale dans la culture citoyenne. Inutile de faire un dessein : en politique nous ne sommes plus gouvernés mais gérés. Les citoyens sont traités comme des ressources humaines, c’est à dire une ressource, fragmentable et assignable, pour atteindre tel ou tel objectif. Or, du coup, l’élection est devenue une sorte d’audit qu’on tente, comme tous les audits, de trafiquer autant qu’on le peut. Une ressource, vous et moi dans ce cas-ci, ne s’use que si l’on s’en sert et ne sert que si l’on en abuse : un peuple de citoyens compris comme une ressource humaine n’a de sens que si elle sert aux gestionnaires. Ainsi, entre deux « échéances » (voyez comment la comptabilité, ancêtre de la gestion, dit les choses) électorales, on laisse la ressource se débrouiller comme elle peut. Arrive l’élection, soudain on active la ressource avec des « incentives », des cadeaux, et pas mal de rhétorique – des mots, encore des mots qui soudain vous parlent d’amour, de soin, de réciprocité, de souci, toute une éloquence illusionniste qui n’est qu’une pommade mise sur la dureté des méthodes managériales en politique. Et puis, si une ressource en a assez de n’être que ça, style Gilets Jaunes, on envoie la troupe. Et, passé le danger, comme une révolte de petits actionnaires, on repart. Mais un grand défaut de la classe managériale en politique est qu’elle gère à vue.

Car, contrairement au dirigisme à longue portée de De Gaulle, avec ses Plans qui ont créé l’infrastructure, et la richesse, de la France moderne, qu’on dépèce depuis, la conception gestionnaire de la politique qui a succédé est toujours à court terme. On traite la politique, qui est la vie d’un peuple, comme si c’était là un objet pour indicateurs de rentabilité. Bref, pour toute action, on calcule le coût. On examine le rendement. Et on adapte. Quand on gère des affaires et qu’il faut saisir les occasions du marché, et engranger des dividendes, c’est acceptable. Mais quand on est aux « affaires » (encore un terme de la finance passé en politique…), appliquer ces techniques c’est un acte de haute trahison, un crime de lèse-peuple.

« La philo a été phagocytée par des disciplines souvent embrigadées par la mode. »

Voilà ce que les étudiants, tous bien sur eux et polis en dépit de graffitis à la bombe sans aérosol nuisible à la planète, ont bien compris : il faut plus de philo. On note la justesse rhétorique de leurs slogans : aucun « Dan’l cul Manu », « j’te nique Marine ». Non, une syntaxe parfaite : « Moins de gestion, plus de philo ». C’est un vers classique de huit pieds, avec la virgule à l’hémistiche. Or la virgule, dans un tel cas, enseigne la poétique, remplace un « donc » logique : « Moins de gestion, donc plus de philo ». C’est un 20/20. 

Mais ce slogan elliptique dit beaucoup plus (c’est ça une ellipse) : car, dans « plus de philo », on affirme que la philo telle qu’on la pratique depuis les années 80 au lycée a été tirée vers le bas et dans tous les sens. On peut s’extasier chaque année sur les sujets du bac en philo, qui stupéfie les étrangers, surtout les Américains qui ont pour image de la culture philosophique Robin Williams se la jouant en « Professor ! » à nœud papillon. Mais la philo a été réduite à la portion congrue : quel élève de terminale lit encore, a maximis ad minima, Descartes en latin, vérifie, ein bisschen, Hegel en allemand ; et ne parlons pas d’Aristote en bilingue grec-français, ne serait-ce que pour bien comprendre le mot demokratia. Et quel élève de terminale scientifique a lu Poincaré ou Cournot ? La philo couronne le système d’éducation de la Nation mais à cette fin elle doit s’appuyer sur les lettres et les sciences, dont la gestion universitaire a scié précisément les branches. Pire : la philo a été phagocytée par des disciplines souvent embrigadées par la mode, comme les Studies (qui n’ont d’études que le mot). Il reste de la philo une vitrine, car même réduite et contrainte, la philo est un bien immatériel du prestige français, qui se vend bien. Elle est devenue un élément de la panoplie gestionnaire de la France. C’est la philo LVMH.

Il faut que cela cesse.

Ces étudiants, encore trop polis et trop sages, ont bien compris où le bât blesse et qu’il est temps qu’on ne traite plus la jeunesse française comme des ânes bâtés. Il y a donc une lueur d’espoir pour eux, et pour nous.

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