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Adrien Nonjon : « L’Ukraine est un grand laboratoire d’idées politiques »

Publié le 17 mai 2022 par

L’Entretien : Black metal et Bataillon Azov, éco-nationalisme, science-fiction et culture underground, troisième voie politique et concept de l’Intermarium… Adrien Nonjon, en thèse et rattaché à l’Inalco, explore l’imaginaire politique ukrainien post-soviétique.


Adrien Nonjon, spécialiste de l’Ukraine, à la sortie d’un concert black metal. DR

Tout cela, les thèmes de prédilection du chercheur de l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), c’est à cause du comité des fêtes de Simandre-sur-Suran. Les vaches du lieu-dit Les Brasses firent place durant trois jours de juillet à dix mille fans déferlant sur ces contreforts du Jura. Pour la circonstance, le bourg de 661 habitants s’était transformé en village viking. La bière Skoll se vendait en runes/euros. Nous sommes à l’été 2016 dans l’Ain, et le jeune passionné de musiques extrêmes Adrien Nonjon débarque au Ragnard Rock Festival, petite attraction qui disparaîtra après 2 éditions – leurs organisateurs s’étant éclipsés en léguant une grosse ardoise locale.

Il est venu, à côté des Belenos, Boisson Divine, et autres Sangdragon, Malepeste, et Percival, pour des groupes de l’Europe de l’Est. L’étudiant en géographie voit pour de vrai sur la scène dite Odin, les groupes ukrainiens pour lesquels il nourrit une « curiosité auditive », et ça l’électrise. Il y a Nokturnal Mortum, Khors et Kroda. Du caviar pour ses oreilles. Des sons industriels, et tout une forge contre-culturelle et païenne. Chaque groupe est rattaché à son oblast bien précis : black, death, pagan, viking, symphonique, acoustique, dépressif. Un halo de polémique vaporise aussi le Ragnard Rock fest : « Ce qui me vaut d’être tricard au Ragnard ? Avoir traité de la présence de musiciens étiquetés néonazis à l’affiche du festival ‘’pagan folk metal’’ », écrit le correspondant du Progrès. La veille, il avait signalé dans un autre papier que lors du concert de Graveland, un groupe polonais de black et viking métal, « certains spectateurs faisaient le salut nazi. Dans la journée, parmi la dizaine de milliers de festivaliers, nous avons également croisé des personnes au comportement ambigu et un festivalier portant un tee-shirt de la Wehrmacht – l’armée du IIIe Reich. Dommage pour un festival qui reste familial. » Mais les néonazis seront invisibles lors du concert de l’ukrainien Kroda, note encore le journaliste. Pourtant, dans l’extrême droite ukrainienne, des mouvements nationalistes aiment aussi malaxer l’imaginaire underground et fantastique – et inversement. L’étudiant Adrien, « choqué et intrigué » par ces polémiques, s’en souvient lorsqu’il propose son sujet de mémoire en géopolitique à Paris 8. La branche métallisée ukrainienne s’est aimantée à la légende noire du Bataillon paramilitaire Azov, et c’est par cette géopolitique contre-culturelle qu’il souhaiterait traiter l’extrême droite ukrainienne.

« Dénazifier l’Ukraine », clame Poutine. En quelques années, les nationalistes d’Azov, eux, sont devenus des patriotes.

« Ce n’est pas parce que l’on s’intéresse à ce genre de phénomène, que l’on est soi-même un néonazi ! se défend-il. La recherche n’est pas exactement un roman de Tolstoï, et je ne suis pas le prince André qui dit : « il faut se mettre à la place de chacun : tout comprendre, c’est tout pardonner [Guerre et paix, T.1]. » Avant de recevoir ses papiers universitaires attestant l’officialité de ses recherches, il effectue un premier voyage préparatoire en décembre 2016, et d’un festival l’autre, assiste à des concerts de métal en soutien au sulfureux Bataillon Azov. Il s’agit de son premier séjour en Ukraine. « Mon premier voyage en Russie était déjà une belle expérience mais  l’Ukraine, elle, m’a donné une belle claque. J’adore l’ambiance post-soviétique et l’énergie chaleureuse de Kiev dont je suis tombé rapidement amoureux », sourit-il à Paris, au-dessus de son café allongé, rêvassant en même temps que jetant des coups d’œil furtifs sur son fil info. Vingt-quatre ans, à peine moins âgé que l’indépendance ukrainienne, il sera l’observateur sur le terrain des effets politiques de la révolution de Maïdan qui a explosé quatre années auparavant. Du 18 au 22 février, la capitale vit s’affronter d’un côté les pro-Européens et les nationalistes ukrainiens, de l’autre le bloc des pro-Russes. De là s’engrena la chute du président Victor Ianoukovitch, petit employé modèle du Kremlin, puis les insurrections dans l’est de l’Ukraine, orchestrées par Poutine, et l’annexion russe le 18 mars de la Crimée.

« Lorsque je suis arrivé à Kiev, je n’en menais pas large car la diffusion en février de la même année sur Canal + d’un documentaire « Ukraine : les masques de la révolution » du journaliste Paul Moreira m’avait précédé. Or, ce sont des petits milieux qui lisent, écoutent, regardent tout ce qui les concerne. Et ce documentaire était très caricatural, et même à côté de la plaque dans ses conclusions – je ne suis pas le seul chez les spécialistes de l’Europe de l’Est à le penser », tranche-t-il. Finalement, le Français voit plutôt les portes grandes s’ouvrir et les politiciens Azov lui donner carte blanche pour enquêter en son sein. Sur le terrain, le jeune chercheur va sensiblement s’éloigner du bouillon métallique pour plonger dans les arcanes de cette organisation qui désormais, outre ses actions paramilitaires, a créé un parti politique. Fondée le 5 mai 2014, par un ancien hooligan du Kharkiv et aussi paramilitaire du groupe « Patriotes d’Ukraine », Andreï Biletsky, était jusqu’en 2014, un authentique militant racialiste (« L’Ukraine aux Ukrainiens, un point c’est tout. »). Sur place, Nonjon distingue rapidement deux extrêmes droites ukrainiennes, diamétralement opposées : l’une qu’il qualifie d’historique, « occidental » et « intraverti » est représentée par des partis comme Svoboda et Secteur droit. Ces partis traditionnels se voient concurrencés par les remuants néonationalistes d’Azov, plus « orientaux » et « extravertis » décrit l’historien des idées.

Andreï Biletsky à la tête d’une centaine de volontaires dit le «Corps noir» et bientôt Bataillon Azov, ont fait leur mue depuis la révolution de Maïdan en 2014, selon Adrien Nonjon et de nombreux autres spécialistes. DR

Durant la révolution de Maïdan, les « azoviens » nationalistes se trouvaient en prison, incarcérés depuis 2012 par l’ancien président,  mais en avril, encouragé par le nouveau gouvernement, comme d’autres combattants indépendants de l’armée, le bataillon d’une centaine de volontaires dit le « Corps noir » et conduit par Andreï Biletsky est parti affronter les prorusses du Donbass. Il a pris rapidement le nom de « Bataillon Azov », référence à la mer qui borde la Crimée et ce sud-est ukrainien. Des combattants du groupe arborent des tatouages de la SS ou des croix gammées claquant au vent, mais il s’agit de vieilles photos et vidéos. Même si l’écusson du soldat azovien lui paraît toujours aussi ambigu, figurant le Wolfsangel à l’envers de la 2e division SS « Das Reich ». L’héritage idéologique du noyau historique du Bataillon est désormais utilisé à fond par la propagande russe notamment sur l’argument de la « dénazification de l’Ukraine ». Néonazi, Azov ? Adrien Nonjon n’a de cesse d’être agacé par ce jugement des faits qu’il juge expéditif, simplement inexact et alimentant la guerre des propagandes. Dans une tribune publiée par La Croix, en date du 21 mars, il prévient avec un autre chercheur, Bertrand de Franqueville : « Saisir avec rigueur l’importance réelle de l’extrême droite ukrainienne ne peut se faire de manière improvisée, au risque de soutenir les actions inqualifiables de la Russie par une Reductio ad Hitlerum injustifiée. Faisons ainsi attention à ne pas fantasmer son rôle, et pensons à celles et ceux qui se font tuer au nom de la défense de la liberté et de la démocratie dans ce pays attaqué. »

Il se tient sur la même ligne d’analyse nuancée que l’historien ukrainien Viatcheslav Likhatchev qui estime que le néonazisme n’est pas le seul ingrédient constitutif de ce mouvement, beaucoup plus bigarré qu’on ne l’imagine. Et depuis qu’il a été versé dans l’armée ukrainienne, ce bataillon se serait franchement normalisé. Reste qu’il demeure un symbole puissant de la résistance farouche. Originaire de Marioupol (la ville cible totalement ravagée par les bombardements russes depuis le mois de mars), le bataillon estimé par le chercheur à quelque 3 500 combattants met un point d’honneur à lutter dans la place et à tenir la dragée haute à un autre symbole noir, et sans doute encore plus effrayant, celui que représentent les Tchétchènes supplétifs de l’armée russe.

« Les néonationalistes ukrainiens souhaitent, à travers l’idée d’Intermarium (union Baltique-Mer Noire), raviver et réenraciner l’idée d’identité et de civilisation européennes.»

Adrien Nonjon

Depuis 2014, ce hooliganisme politique et culturel de l’avant-Maïdan s’est disloqué, s’agglomérant à d’autres références et fusionnant pour obtenir un nouvel objet politique : « Les nationalistes d’Azov sont devenus des patriotes, résume Adrien Nonjon. Ils cultivent une troisième voie politique qui a son influence dans la société ukrainienne, celle de se tenir à distance de l’Europe mais également de l’Eurasie. »

La voie politique n’a pas vraiment réussi aux militants nationalistes d’Azov. En 2019, le député Andreï Biletsky « le sauveur de Marioupol » n’a pas été réélu. Cette même année, l’extrême droite du parti Svoboda, elle, n’a rassemblé que 1,62 % des voix… « L’Ukraine, et plus largement l’Europe de l’Est post-soviétique, constitue une magnifique terre de science-fiction et un vaste laboratoire d’idées politiques », sourit avec gourmandise le chercheur. L’extrême droite européenne, nettement pro-russe, y a vu son eldorado suprémaciste, à l’instar d’un Guillaume Faye (1949-2019), théoricien à succès de l’archéo-futurisme (combinaison de techno-sciences et valeurs ancestrales) et d’une Euro-Sibérie (les Blancs, de l’Oural au Pacifique). Lui a plongé de bon cœur dans des concepts ukrainiens tels le néopaganisme et moins connu, l’éco-nationalisme. Le recours doctrinaire à l’écologie était comparable au mouvement völkish allemand des années 1930 : « Le nationalisme ukrainien a vu dans la défense de l’environnement, le sens premier de la nation étatique, c’est-à-dire une synthèse territoriale et politique », explique Adrien Nonjon.

Aujourd’hui, les théories de l’extrême droite ukrainienne se cristalliseraient dans les textes d’une philosophe, Olena Semenyaka. Ce qu’étudie Adrien Noyon dans sa thèse en cours. Son étude académique veut décortiquer un puissant concept géopolitique qui est au cœur de l’ambition poutinienne actuelle et de la résistance ukrainienne farouche : l’histoire de « Intermarium » (Union Baltique-mer Noire) et de ses différentes doctrines paneuropéenne. « Même si la référence et l’imaginaire de l’espace Baltique-mer ne sont pas que l’apanage des Ukrainiens, c’est bien l’Ukraine qui en est au final, l’ancrage géographique et culturel », estime Adrien Nonjon. C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement Azov et Marioupol représentent le berceau du mal pour les Russes. Depuis 2014, une nouvelle droite ukrainienne se forme autour de ce concept. Un club métapolitique, Plomin, est animé par la philosophe trentenaire et proche d’Azov, Olena Semenyaka. « Les néonationalistes ukrainiens souhaitent, à travers l’idée d’Intermarium, raviver et réenraciner l’idée d’identité et de civilisation européennes. Autrefois périphérique à l’Europe et en marge du débat d’idées, l’extrême droite ukrainienne tente de devenir le nouveau point de convergence et de départ d’une révolution nationale paneuropéenne », analyse Adrien Nonjon dans une analyse mise en ligne sur le site The Conversation.

Le groupe de black metal ukrainien 1914. Source : Heretik-magazine.fr

Aujourd’hui, l’historien des idées a quelque peu dérivé de son point d’arrivée qu’était le black metal ukrainien dans les mouvements nationalistes. Mais celui-ci fait la bande-son de l’histoire en cours. En Russie, le groupe metal Slaugher to prevail a protesté contre cette guerre, dès le 26 février. Côté Ukraine, l’un des groupes black/death metal préférés d’Adrien Nonjon, 1914 et « ses accents austro-hongrois » a renoncé à sa tournée française prévue en mars. Dans leur communiqué : « Nous promettons que lorsque la guerre sera terminée, nous partirons à nouveau en tournée en Europe et nous rencontrerons nos amis, nous boirons le meilleur alcool de contrebande et nous célébrerons la vie une fois de plus ! Mais pour l’instant, nous avons beaucoup à faire et nos pensées sont ici. » Ivan Kozakevych, chanteur, et Eugene Abdukhanov, bassiste, du groupe Sectorial (Death metal atmospheric) ont été suivis par Rolling Stones dans leur poste militaire près de Kiev. Un rocker populaire et ancien député, un temps concurrent de l’actuel président Volodymyr Zelensky, Sviatoslav Vakartchouk, dit Slava, lui aussi a rejoint la défense territoriale à Lviv. La boucle est bouclée : l’armée ukrainienne, selon une enquête de The Economist, se sert du black metal pour brouiller les communications des militaires russes.


Profil / Adrien Nonjon, entre deux mers

@AdrienNonjon

Il y a encore quelques semaines, les médias seraient passés à côté de ces spécialistes des mondes post-soviétiques. Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences et spécialiste de l’opinion russe, Céline Vaissié, professeure en études russes et autrice de Les Réseaux du Kremlin en France (Les Petits matins), ou encore Catherine Poujol, codirectrice de l’Observatoire des mondes post-soviétiques ont ainsi été mises en lumière.

« Il y eut l’époque dorée des soviétologues et autres kremlinologues, aujourd’hui la tendance des chercheurs est plutôt les études régionales et très spécialisées, comme le montre par exemple, l’éventail des sujets que l’on commente dans le cadre du séminaire doctoral sur l’Ukraine, auquel je participe depuis 2018 », commente Adrien Nonjon qui, lui non plus, n’a pas échappé à la mobilisation médiatique. Diplômé de l’Institut français de géopolitique et de l’Université Paris I Sorbonne en géopolitique et sciences politiques, il s’intéresse à l’illibéralisme et aux courants de l’extrême droite. Doctorant au Centre de recherche Europe(s)-Eurasie (CREE) de l’Inalco à Paris, sa thèse en préparation et codirigée par les historiens Étienne Boisserie et Marlène Laruelle, porte sur le concept géopolitique d « Intermarium ».

À lire : « Les deux visages de l’extrême droite ukrainienne », Adrien Nonjon, The Conversation.com, 8 juin 2021.


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