Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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De Carnot à Jean-Pierre Dupuy, l’ingénieur-philosophe, une particularité française à réhabiliter

Publié le 15 juin 2022 par

La chronique philo-pol



Nous savons ce que la Révolution française doit aux philosophes : Tocqueville rappelait que les Jacobins n’étaient rien d’autre que des cartésiens sortis des écoles et descendus dans la rue. Quant au Contrat social de Rousseau, il était dans la poche de tous les membres du Comité de salut public. Les Lumières, en général, et pas seulement françaises, seront clairement annonciatrices de temps nouveaux. On insiste moins, en revanche, sur le fait que nombre de grandes figures de la Révolution étaient d’éminents scientifiques : Lazare Carnot (inventeur de la topologie), Lavoisier (chimiste), Monge (géomètre), Condorcet (statisticien), Bailly (astronome), Berthollet (chimiste), Laplace (mathématicien et physicien), Lagrange (mécanicien et astronome), etc. Sans parler de la démonstration supposée d’un problème de géométrie dit « Problème de Napoléon », par un futur empereur. Le progrès est conçu comme émancipation par la connaissance scientifique et l’éducation philosophique. Les faits démentent heureusement la stupide saillie de Jean-Baptiste Coffinhal, juge du Tribunal révolutionnaire: « La République n’a pas besoin de savants, ni de chimistes… »
Cette conjonction des sciences et de la philosophie, sur fond de rupture politique et sociale, a fait naître en France, une tradition de pensée originale, qui à notre connaissance n’a pas d’équivalent ailleurs. Celle des « ingénieurs-philosophes » (ou « philosophes-ingénieurs ») tout droit sortis de l’école Polytechnique, fondée par La Convention en septembre 1794. Une famille certes hétérogène, mais à l’insigne fertilité théorique. De Prosper Enfantin, saint-simonien de la première heure, à Olivier Rey, philosophe des sciences et des techniques, en passant par Auguste Comte, Frédéric Le Play, Victor Considérant, Jules Lequier, Charles Renouvier, Georges Sorel, Abellio, Thierry Gaudin ou Jean-Pierre Dupuy… Des penseurs singuliers unis par un même souci du bien commun, une même volonté de travailler à l’amélioration des conditions d’existence du plus grand nombre, une même vocation universaliste.

Ces penseurs originaux n’ont pas simplement cherché à renouer un dialogue entre science et philosophie, fût-ce à nouveaux frais, ce qui serait assez banal, mais ont voulu « habiter » ce qui sépare la science et la philosophie.


On pourrait résumer d’un mot ce qui les rapproche intellectuellement : ils illustrent, selon leur style propre, ce que François Jullien nomme et pense sous le concept de « décoïncidence ». Dé-coïncider c’est créer un écart. Que ce soit à l’égard des institutions savantes, la plupart d’entre eux ne feront pas carrière à l’université ; pas davantage dans l’industrie ou dans la politique. À l’égard des disciplines compartimentées, ils se plairont à brouiller les démarcations. À l’égard de l’opposition canonique entre la théorie et la pratique, tous seront à la fois savants et citoyens agissants. À l’égard de la science et de la philosophie enfin. Sur ce dernier point, il peut paraître étrange de parler de dé-coïncidence, alors que le destin de ces disciplines n’a cessé de diverger depuis la fin du XVIIe s.. Une autonomie dont se réjouissait Kant. Ces penseurs originaux n’ont pas simplement cherché à renouer un dialogue, fût-ce à nouveaux frais, ce qui serait assez banal, mais ont voulu « habiter » ce qui sépare la science et la philosophie, l’entre en quelque sorte, pour qu’elles se réfléchissent réciproquement. Il s’agit moins de chercher à articuler des savoirs dispersés, ce à quoi s’emploiera ultérieurement la « pensée complexe » (Edgar Morin), que de provoquer une tension féconde entre les disciplines.
Auguste Comte illustre bien cette démarche. Son système philosophique comprend une classification des savoirs (des sciences en particulier) qui ne les enferme pas sur eux-mêmes, qui ne se résume pas en la construction de passerelles, mais qui, par une mise en tension, ouvre sur ce qu’un écart fait naître, en l’occurrence, une nouvelle discipline, la « physique sociale », qu’il nommera « sociologie », qui inclut une morale et une politique. Une discipline englobante et non totalisante.
Il est remarquable qu’à la différence de leurs collègues, philosophes ou scientifiques, ces penseurs ne chercheront pas à se démarquer de ceux qui les ont précédés, ni à se situer dans une lignée ou d’innover pour innover, mais de rouvrir de nouveaux possibles dans la pensée. D’où leur singularité. D’où une certaine solitude parfois. Ils seront conduits à fissurer les savoirs installés, à ébranler les citadelles réputées imprenables, à défaire les coïncidences idéologiques qui enlisent l’esprit. S’ils ont créé du nouveau, ce n’est pas en termes de rupture ou de bifurcation, ce n’est pas par des oppositions frontales, mais par des biais, théoriques et pratiques. En explorant et exploitant des ressources disponibles, mais inaperçues. Victor Considérant, par exemple, en fouriériste convaincu, verra dans le phalanstère non un modèle à suivre, mais une expérience de pensée, une
amorce de réforme intellectuelle et morale. En même temps qu’une nouvelle aventure humaine.
Thierry Gaudin, Jean-Pierre Dupuy ou Olivier Rey, quelles que soient par ailleurs leurs différences, ont en commun une liberté de ton et de références, qui est une caractéristique de cette mouvance. Faisant fi des spécialisations, des précautions académiques, des légitimités conférées, ils font, comme le disait Montaigne, leur « miel de mille fleurs ». Ce qui n’aboutit pas à un syncrétisme contestable ni à des promesses confuses d’avenir meilleur, mais à vivifier l’intelligence. À la rendre capable de porter sur le présent un regard nouveau, débarrassé de toutes sortes de pesanteurs,
ouvrant sur des possibilités inédites.


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