Influences (n. fem. pluriel)
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  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Douguine ou Dugin ?

Publié le 29 août 2022 par

L’idée : Comment la Nouvelle Droite française et les suprémacistes américains perçoivent-ils la figure d’Alexandre Douguine, théoricien de leurasianisme, et qui aurait échappé à un attentat ? Lanalyse du philosophe Philippe-Joseph Salazar, auteur d’une enquête sur l’Internationale nationaliste blanche, Suprémacistes (Plon, 2021).


Alexandre Douguine. DR

Une Toyota Land Cruiser explosée non loin de la Roublovka, banlieue chic à l’ouest de Moscou, le dimanche 21 août, aurait tué par erreur semble-t-il Daria Douguina. Elle était la fille d’Alexandre Douguine, présenté comme le « Raspoutine de Poutine ». Or c’est le père qui aurait été visé dans cet attentat que certains attribuent aux services secrets ukrainiens et d’autres aux services secrets russes. Une émotion solidaire aurait saisi le vaste monde des ultranationalistes et des suprémacistes, mais rien n’est moins sûr. Quel est l’impact de ces théories russes dans l’imaginaire ultranationaliste européen et américain ? Je ne parlerai pas ici de la coqueluche de la Nouvelle Droite recrudescente qui entretient, de longue date, une connivence intellectuelle avec l’essayiste russe[1].  Le positionnement de Douguine  à son égard est intéressant (avant de passer à la version anglo-saxonne Dugin) : le contexte stratégique est que l’entreprise intellectuelle néodroitière a fait son deuil de la prise de pouvoir, au mépris même de Carl Schmitt, et s’est réfugiée dans l’activisme métapolitique – écrire, lire, converser, publier – en espérant que cet effort littéraire et narcissique aboutira, un jour, à une saisie réelle de la souveraineté. Or, justement, ce qu’offre Alexandre Douguine à cette idéologie hémiplégique est une convergence effective entre un imaginaire métapolitique (l’eurasianisme) et la réalité du pouvoir d’État (la Russie de Vladimir Poutine).

Les théories d’Alexandre Douguine proposent une convergence effective entre un imaginaire métapolitique (l’eurasianisme) et la réalité du pouvoir d’État (la Russie de Vladimir Poutine).

La Nouvelle Droite résurgente se retrouve dans la même situation que ceux dont elle est l’héritière presque un siècle plus tard : sous ses yeux, comme dans les années trente, une pensée exotique, imaginale, européaniste se croise avec un pouvoir d’État neuf et volontariste, réalisant ainsi l’inespéré : la fusion du métapolitique avec le politique pour un projet politique européen. Ce fut le scénario de l’attirance de nombre d’intellectuels pour le national-socialisme. Fini la métapolitique, enfin du politique. Enfin une pensée neuve et enracinée à propos de l’Europe. Chez les héritiers du marxisme, on trouve un cas analogue de convergence en Amérique du Sud entre une pensée forte  et une action décisive, celle Ernesto Laclau-Chantal Mouffe et du chavisme bolivarien.

Quittons Douguine pour Dugin, comme on l’écrit en anglais. Pourquoi ? Parce que le terrain fertile sur lequel la pensée de Dugin s’est propagée rapidement depuis une décennie, en touchant la jeune génération, hors du cénacle français ou d’influence française[2], ce sont les circuits et réseaux américains de la droite « nationaliste blanche », « réaliste raciale », « identitaire » ou simplement « suprémaciste ». Pourquoi les Américains lisent-ils Dugin ? Comme je l’ai décrit dans Suprémacistes[3], on le doit à une maison d’édition nordique, Arktos[4], qui s’est donné pour mission de traduire en anglais les textes clefs français, allemands, italiens, de la « Deep Right », la « droite profonde » – Ch. Maurras, D. Venner, J. Evola, G. Faye, A. de Benoist et, avec une vingtaine de livres déjà : Alexander Dugin.

Quelle a donc été la réaction des réseaux intellectuels de la droite identitaire américaine, actifs et influents, mais revenus à une stratégie métapolitique discrète après le tapage médiatique de leur « branche jeunesse action », l’alt right[5] ? La gamme de réactions est surprenante et permet de comprendre comment Dugin passe, ou ne passe pas, et à quel degré, et comment, dans le vivier américain de l’internationale blanche. J’en choisis deux exemples.

La néodroite d’outre-Atlantique est donc loin d’approuver Dugin, et même de compatir. Et ce n’est pas une sorte d’antirussisme primaire américain qui joue ici. La clef est donnée : Dugin n’est pas un nationaliste blanc, pis, il n’adhère pas au respect de l’ethnonationalisme.

Première pièce, un article de Greg Johnson, le rédacteur en chef de la revue d’idées de la  New Right américaine, Counter-Currents, concernant Dugin, juste après l’assassinat de la fille de ce dernier – une nécrologie en forme de mise au point catégorique avec le père[6]. Counter-Currents représente le « nationalisme blanc ».

Johnson argumente en trois points :

– « Je suis un White Nationalist. Dugin est anti-white et anti-nationaliste. Il se fait l’avocat du revanchisme impérial russe et le propagandiste de l’invasion d l’Ukraine par la Russie. J’y suis opposé au nom de l’ethnonationalisme. »

– « Je doute de l’influence réelle de Dugin et je suspecte qu’elle est de sa propre fabrication, portée par des plateformes et des éditeurs à sa dévotion. »

– « Il n’existe aucune preuve solide qu’il exerce une influence quelconque au Kremlin. Sa vision géopolitique est banale. Son véritable patron est Konstantin Malofeev. »

Et Johnson, qui a une parfaite maîtrise des sources et des réseaux, ajoute, coup de grâce : « Il est probable qu’il a été visé et sa fille tuée à cause même de la réputation de maître à penser qu’il s’est patiemment fabriquée. »

Et cette question, essentielle à la mouvance White Nationalist : « Comment notre mouvement doit-il se positionner face à cet assassinat ? Je comprends ceux qui préfèrent garder leur pitié pour les Ukrainiens. »

La néodroite d’outre-Atlantique est donc loin d’approuver Dugin, et même de compatir. Et ce n’est pas une sorte d’anti-russisme primaire américain qui joue ici. La clef est donnée : Dugin n’est pas un nationaliste blanc, pis, il n’adhère pas au respect de l’ethnonationalisme, à chaque peuple sa terre, et son sang, et sa  patrie.

En outre Johnson et sa mouvance, qui est forte, sont des séparatistes blancs européens mais également anti-chrétiens.  En parallèle à la mise au point nécrologique, Counter-Currents fait paraître un compte rendu acerbe, et érudit, sur le christianisme primitif, analysé comme une opération de propagande psychologique ( « Psy-Op ») à grande échelle[7]. Cela sert de mise en garde adressée aux jeunes radicaux américains contre la tentation d’un « retour à la foi ». Or cette « foi », un pivot de l’eurasianisme, est traitée comme une dangereuse illusion. Mieux : l’orthodoxie exotique fascine, mais c’est un piège. Pire : une distraction du but à atteindre, l’émancipation des Blancs.

On est donc loin d’un ralliement, à l’occasion d’un deuil politique, autour de l’inventeur d’une vision métapolitique qui justifie sa validité philosophique « occidentale » à partir par exemple de Heidegger, duquel Johnson accuse Dugin de tirer, à force de « complications ésotériques », des conclusions diamétralement opposées aux impératifs du nationalisme blanc.

Deuxième pièce au dossier, un article écrit au contraire par un auteur catholique intégriste (et sédévacantiste), E. Michael Jones, rédacteur du magazine Culture Wars et invité régulier de programmes en ligne tenus par la jeune génération. Il est influent par ses positions qu’on aurait dit jadis, en bon français, réactionnaires.

Son article, « Qui a tué Daria Dugina ? » est sorti dans Unz Review, un média alternatif, informé, argumenté, très couru, qui agrège les essais de nombreux phares de l’alt right et de la droite radicale dans toutes ses variantes[8]. Le plus lu cette semaine-là parmi des douzaines, et par des auteurs suivis. Jones centre sa nécrologie sur une mise au point complètement décalée. 

Il rappelle que Dugin, dans un article du cercle d’études russe Katehon[9], avait célébré la décision de la Cour suprême américaine de rendre aux États de la Fédération le droit de légiférer sur l’avortement. Selon Dugin, ce jugement est un  « renversement de la stratégie tyrannique et totalitaire des élites néolibérales mondialistes qui agissent – presque comme les bolcheviques en Russie – au nom de l’avenir… Bravo ! Ceci est une révolution de la pratique, une révolution conservatrice à l’américaine ». Bref, « la guerre civile des philosophies a atteint son point critique » [10].

Comment  Jones interprète-t-il ce « point critique » ? Réponse : « Par cette affirmation Dugin a brisé le tabou juif. » Selon Jones, Dugin établit un lien qui reste sinon « incompréhensible entre l’avortement et les guerres en soutien à Israël ». Quel est ce lien ? « Si une mère a le droit de tuer son enfant, le gouvernement a le droit d’assassiner quiconque s’oppose au droit que les oligarques se sont donné d’interpréter la fameuse phrase dite “du mystère” du juge Kennedy, “Au centre de la liberté est le droit à définir son propre concept de l’existence…” et du mystère de la vie humaine »[11].

Conclusion sur l’assassinat: « Dugin ayant brisé le tabou, il devenait clair qu’il n’était pas un libéral et que, en conséquence, il perdait le droit à la vie. »

Le raisonnement de Jones peut surprendre mais, du point de vue d’une mouvance (très suivie) de la droite radicale, religieuse, américaine, il existe un lien « compréhensible » entre l’oligarchie financière libérale et la volonté de détruire la race blanche d’extraction européenne sur deux fronts simultanés : la destruction de la Russie, revenue à Dieu et à sa Tradition (autre clef du système Dugin), et la destruction de la race blanche (à laquelle les Juifs n’appartiennent pas). Guerres au Moyen-Orient, pour protéger l’État d’Israël et guerre civile par le biais, entre autres, de l’avortement, vont de pair. On constate donc que l’impact et la lecture attentive de Dugin dans les réseaux néodroitiers américains ne va pas de soi. Il y a bien un Douguine français et un Dugin américain.


[1] Voir des analyses historiographiques sur le site Fragments sur les temps présents.

[2] Notablement le plus francophile des néodroitiers de la revue austro-allemande Sezession, Martin Lichtmesz, qui a le plus et le mieux écrit sur Dugin.

[3] Suprémacistes. Enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire, Paris, Plon, 2021.

[4] Catalogue automne-hiver 2020.

[5] Voir mon livre Suprémacistes et « Suprémacistes blancs : séparés mais égaux », Causeur, 19 février 2021.

[6]  Greg Johnson, « The Dugin Assassination », Counter-Currents, 24 août 2022.

[7] James J. O’Meara, «  Better Call Saul : Christian Romanism as the First Psy-Op », Counter-Currents, 25 août 2022.

[8] E. Michael Jones, « Who Killed Daria Dugina ? », The Unz Review, 22 août 2022.

[9] Groupe d’influence nommé indirectement par Johnson comme étant l’arme de propagande de Dugin, dirigé par l’homme d’affaires Konstantin Malofeev.

[10] Alexander Dugin, « The United States Court against the ideology of progress », Katehon, 28 février 2022. Ma traduction.

[11] Jones, et référence au  Jugement de la Cour suprême de 1992 réaffirmant la décision Roe v. Wade de 1973, annulée par la même cour en 2022. Ma traduction.


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