Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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Geneviève Fraisse : «La malédiction qui pesait sur le mot féminisme est enfin levée»

Publié le 7 septembre 2022 par

L’Entretien. La philosophe de la pensée féministe et directrice émérite de recherche au CNRS Geneviève Fraisse réédite en cette rentrée de septembre deux ouvrages, accompagnés d’avant-propos inédits.

Geneviève Fraisse, philosophe du féminisme. DR


La Fabrique du Féminisme. 40 ans d’histoire et d’actualité féministes (Le Passager Clandestin) retrace l’évolution du travail philosophique de Geneviève Fraisse sous forme d’un recueil d’articles, parus entre 1975 et 2011, et qui forme utilement l’épaisseur d’une pensée en construction. Du Consentement (Points), lui, tisse une réflexion sur « l’un des enjeux majeurs du féminisme contemporain ». Deux parutions qui résonnent aussi comme une sonnette d’alarme, à l’heure où la révocation du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis souligne cette ex-déléguée interministérielle aux droits des femmes (1997-1998) « l’éternelle réversibilité » des acquis en faveur de l’égalité des sexes. Ce sévère revers d’Outre-Atlantique n’entache pourtant pas l’enthousiasme de l’intellectuelle de 73 ans face à la « fascinante mutation » d’un féminisme devenu « de plus en plus concret » entre les années 1970 et aujourd’hui. Rencontre avec une infatigable optimiste. 

Les Influences : Lors d’un entretien réalisé en 2007, vous aviez cette sentence : « Le féminisme est un mot maudit, pour toujours ». Quinze ans plus tard, la maintenez-vous ?

Geneviève Fraisse : La « malédiction » du mot féminisme, je l’ai rencontrée jusqu’à très récemment. D’abord parce que j’ai travaillé sur l’histoire de la pensée féministe, et que cette investigation était extrêmement solitaire, souvent jalonnée par de rudes traversées du désert. Comme si ce champ de recherche était frappé d’un sceau d’illégitimité ; on trouvait ma démarche curieuse, « sympathique », tout au plus. De manière générale, le terme « féminisme » était employé avec ironie – voire mépris, y compris par des femmes. Sa perception n’a changé de nature qu’avec l’avènement du mouvement #MeToo. Soudain des personnes qui refusaient de se dire féministes ont osé se présenter ainsi dans les milieux intellectuels et médiatiques. Longtemps objet de moquerie, le terme a aussi été brusquement mobilisé dans l’espace publicitaire – au risque d’être parfois galvaudé, évidemment. Ainsi le féminisme est devenu à la fois une source de fierté, et un enjeu de communication. On observe bel et bien une « mode » du féminisme. Il suffit de voir les montagnes de livres dédiés au sujet en librairie pour s’en rendre compte. En cela on peut affirmer que la malédiction qui pesait sur le mot « féminisme » a été levée, quoi qu’il soit impossible de dire où nous en serons dans dix ans…

Vous l’avez souvent martelé, à votre sens le droit des femmes est « toujours réversible ». L’arrêt du droit fédéral américain à l’avortement en constitue-t-il un exemple ? 

Évidemment ! Et j’insiste sur l’usage du terme « réversibilité » plutôt que «régression », car ce mot dit le retour en arrière, ce qui suppose la notion de « progrès ». Or il n’y a pas un « progrès » ; juste une histoire d’émancipation confrontée à la domination. Une histoire produite par la différence des sexes, ce que j’appelle la sexuation du monde ; par exemple la bombe à retardement placée par Donald Trump entre les murs de la Cour Suprême, en nommant des juges conservateurs lors de son mandat. L’interdiction de l’IVG dans plusieurs États américains constitue un évènement majeur, une véritable rupture historique, car le droit à l’avortement a étroitement partie liée avec l’égalité des sexes dans la mesure où ce dispositif législatif permet aux femmes de faire autre chose que ce qui avait été durant des siècles posé comme leur destinée : reproduire l’espèce. Soyons clairs. La parité, par exemple, est une expression de l’égalité. Tandis que le droit à l’avortement est sa condition sine qua non. Y toucher, c’est toucher au nerf de la guerre, à la dynamique de l’émancipation.

Inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution française, comme l’appelle de ses vœux La France Insoumise, est-elle une réponse adéquate à cette actualité ?

J’irai encore plus loin : c’est une réponse nécessaire. Car cette mesure permettrait de créer le lien avec un des piliers de nos démocraties, l’habeas corpus. Un principe selon lequel le corps appartient au sujet, et à lui seul. Ce droit civil britannique voté en 1679, et donc antérieur aux déclarations des droits de l’homme du XVIIIe siècle, a largement été repris, notamment, par le féminisme des années 70 avec le fameux « our body, ourselves » –  soit l’habeas corpus dans son expression la plus claire. Qu’on se rende compte de la révolution copernicienne que le slogan suppose. Malgré de notables conquêtes, jusqu’au milieu du XXe siècle les femmes n’étaient propriétaires ni de leur salaire, ni de leur compte en banque, ni de leur corps – et par extension, de leur utérus. Dire « ce corps m’appartient » fait basculer les femmes de sujet de reproduction à sujet souverain. Ce séisme commence avec la légalisation de la contraception féminine, puis se poursuit avec la dépénalisation de l’IVG. Il faut continuer sur cette lancée, en sanctifiant si possible ces acquis par leur inscription symbolique. Quant à savoir si la chose est faisable en l’état parlementaire actuel… Je ne suis pas politicienne, il m’est impossible de me prononcer. Mais il paraît certain que nous tous, nous toutes, allons être au balcon de discussions de l’Assemblée Nationale sur le sujet.

L’Égalité femme-homme n’a jamais été une « grande cause » de la Macronie. Tout au plus, quelques annonces de parure entre 2017 et 2022.

Peut-on attendre un mouvement de la majorité présidentielle en faveur du projet d’inscription ? Après tout, l’égalité femme-homme a été, à nouveau, érigée en « grande cause » du quinquennat Macron.

Nous ne devons rien attendre en ce sens pour la simple et bonne raison que cette égalité n’a jamais été une « grande cause » de la Macronie. Et je ne vois pas de raison pour qu’elle le devienne. Entre 2017 et 2022, tout au plus avons-nous observé quelques annonces de parure – mais seulement parce que le féminisme a le vent en poupe, et qu’il convient de donner des gages, des subsides à droite, à gauche…Et qu’on ne se trompe pas sur la poignée d’avancées. Beaucoup d’entre elles relèvent de la transcription des directives européennes, notamment dans le secteur de l’égalité professionnelle, plus que de la volonté du président Macron – lequel a d’ailleurs bien du mal à soutenir la lutte contre les violences sexuelles. Quant aux signaux envoyés par la composition du nouveau gouvernement, là aussi, ne tombons pas dans l’illusion. Certes nous avons une femme première ministre. Mais en observant à la loupe, que voit-on ? Chaque ministère piloté par une femme est un sous-ministère. L’Intérieur, les Armées, l’Économie… Tous sont dirigés par des hommes. Preuve qu’il peut exister une parité sans égalité puisque le pouvoir symbolique demeure, encore, entre leurs mains.

Doit-on en conclure que, de manière globale, la mise en place de systèmes paritaires n’est pas suffisante pour assurer l’égalité ?

Disons que jusqu’aux années 2000, nous étions dans la conquête de « droits de raison » selon l’argument suivant : « l’esprit n’a point de sexe ». En vertu de ce principe, formulé au XVIIème siècle, les femmes ont historiquement exigé l’égalité des droits civils et politiques. « Moi aussi je peux voter. Être officier d’armée, avocate…» etc. L’« égalité de raison » a soutenu les revendications féministes des deux derniers siècles, jusqu’aux débats institutionnels sur la parité durant les années 1990. Mais le formel ne fait pas le réel, les inégalités ont perduré. Que ce soit dans le secteur professionnel, domestique ou politique. C’est dans ce paysage qu’a explosé #Metoo, en orientant la lutte pour l’égalité des sexes sur le plan de la réappropriation du corps dont nous parlions tout à l’heure, plutôt que sur la parité institutionnelle. L’habeas corpus, à nouveau…

L’affirmation de la propriété du corps serait donc le grand défi du féminisme contemporain ?

Je le crois. Il faut réaliser d’où l’on vient. Jusqu’en 1980 le viol était considéré comme un délit, et non un crime. Autrement dit, violer était l’équivalent d’un vol à l’étalage. Si le slogan « mon corps m’appartient » a émergé dès les années 70, il a pris une nouvelle ampleur avec #MeToo car beaucoup de femmes ont dit : « moi aussi » ! La conquête politique de droits individuels se transforme en représentation d’une appartenance au corps social. On a assisté, avec la chaîne de témoignages à charge contre Weinstein, à la formation d’un « corps collectif ». Du jamais vu ! Cet élan me pousse à faire la distinction entre propriété et possession. Certes les hommes ne sont plus « propriétaires » du corps de leurs femmes, mais ils peuvent encore en prendre possession sous la forme d’abus, de viols. Ce qui anime les discussions du moment, de l’affaire Poivre d’Arvor à Darmanin, c’est précisément cette question. Preuve qu’il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir.

La réflexion autour du genre est politique, et ce au moins depuis que les penseurs français, au lendemain de la Révolution, ont débattu de la « similitude » des sexes – et se sont effrayés de leur possible confusion.

Si l’habeas corpus est le cheval de bataille du féminisme militant, il semble que la déconstruction du genre soit celui de la réflexion universitaire contre le patriarcat. À raison ?

Le concept de « genre » est une promesse conceptuelle mais il a ses limites. Tout d’abord du point de vue de la réflexion intellectuelle. Il est censé neutraliser la différence, mais fait systématiquement revenir le rapport binaire ; femme ou homme, féminin ou masculin – alors que c’est précisément le schéma qu’on souhaitait évacuer. C’est un cercle vicieux, entre le neutre et le binaire. Autre nœud : on ne créera pas des « hommes de ménage » avec les débats sur l’identité. La réflexion autour du genre est politique, et ce au moins depuis que les penseurs français, au lendemain de la Révolution, ont débattu de la « similitude » des sexes – et se sont effrayés de leur possible confusion. En cela la question du genre est intrinsèque à la démocratie telle qu’elle s’est construite en France, et est donc éminemment politique. Mais s’il est certain que la question de l’identité est subversive, elle ne produit ni émancipation sociale, ni rapport de lutte pour l’égalité des sexes.

L’autre pilier de la pensée féministe contemporaine est la critique de la masculinité. La pensée « anti-mâle » peut-elle réellement faire avancer le féminisme ?

Rappelons que cette piste de réflexion n’est pas tout à fait neuve. Dans les années 1970 déjà, des groupes de discussion critique non-mixtes d’hommes étaient créés en parallèle du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Et depuis #Metoo, j’observe que de plus en plus d’hommes questionnent leurs pratiques, leurs comportements, là où, auparavant, ils se pensaient irréprochables. Ou tout du moins à l’abri de toute punition. Jusqu’alors en effet, certains ne se représentaient pas potentiellement responsables d’abus sexuels, de harcèlements – il régnait un sentiment « d’impunité », à l’état brut. Désormais les hommes sont en transition. Ils se découvrent punissables, justiciables. En cela, plus qu’une « libération de la parole », peut-être assistera-t-on à une « libération de l’écoute ». Des  hommes tendent l’oreille, se remettent en question. Et on attend des politiques, des médecins, des policiers qu’ils soient attentifs aux témoignages des femmes. Leurs souffrances, leurs revendications. Il y a donc bien corrélation entre remise en question de la masculinité, et lutte féministe.

Vers une nouvelle guerre des sexes ? « Difficile à dire. Ce qui est évident, c’est que le féminisme a acquis une légitimité qu’il n’avait pas. Nous sommes dans un inédit historique lié à une mutation de société.»

En parallèle du développement d’une pensée critique de la masculinité on observe plusieurs sursauts masculinistes, précisément. Doit-on craindre le déclenchement d’une « guerre des sexes » ?

Je n’emploierais pas cette expression car elle suggère une situation fixe où deux ennemis se feraient face. Il y a une idée d’immobilisme, alors qu’on assiste plutôt à la friction d’un rapport de force, à un élan d’émancipation face à des dispositifs de dominations. Allons-nous vers une « intensification » de ce conflit, plutôt qu’un « déclenchement » ? Difficile à dire. Ce qui est évident, c’est que le féminisme a acquis une légitimité qu’il n’avait pas. Nous sommes dans un inédit historique lié à une mutation de société. Comparativement au féminisme des années 70, tout est devenu très concret. À l’époque on parlait du clitoris, on écrivait sur le clitoris. Aujourd’hui il débarque dans les manuels, en image et en couleurs. On essaie d’inventer des compléments vestimentaires pour que les femmes puissent continuer la pratique du vélo même durant leurs règles, on prévoit l’installation de robinets dans les WC féminins pour que les jeunes filles puissent nettoyer leurs cups… Grâce à un fourmillement d’initiatives, nous sommes entrés dans une attention concrète au corps des femmes. Le phénomène est aussi passionnant que réjouissant. Jusqu’où ira-t-il ? Nul ne peut le prédire. Mais il y a de quoi avoir hâte de le découvrir. Car c’est par là, aussi, que la lutte pour l’égalité des sexes peut s’inventer.


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