Influences (n. fem. pluriel)
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Anne Serre a-t-elle raté le Goncourt pour oser écrire « dame auteur » ?

Publié le 27 octobre 2022 par

Le dernier roman d’Anne Serre est une œuvre de virtuose, un court roman, une novella, où l’horizon des pages qui se rapproche à vue d’œil et de lecture impose une cadence aux événements et une densité narrative dont les gros romans pavés peuvent se dispenser.


Anne Serre © Francesca Manotvani

Les lecteurs d’une novella sont exigeants et avertis. Comment l’éditeur veut-il les appâter ? « Une vieille femme écrivain, donnée pour mourante, laisse un manuscrit inédit et désordonné avec des pages manquantes. Venus pour la filmer, un réalisateur, un cameraman et une scripte vont s’acharner à le reconstituer. Mais la vieille dame auteur… etc. » La quatrième de couverture renchérit : ce récit « aux allures de conte » passera par « plein (sic !) de chausse-trappes ». Bref, côté cadence un scénario de film télé, et côté densité une chasse au trésor, le tout servi comme un conte. C’est exact, mais c’est faux. Car c’est mieux.

D’abord, la densité. Serre écrit pour un lectorat honnête. Deux renvois en particulier jalonnent le récit, deux novellas qu’on n’a pas forcément lues hier ou même avant-hier : Lenz de Georg Büchner (1839), Le Monsieur de San Francisco d’Ivan Boudine (1915). Ces deux nouvelles ont chacune fait date, l’une pour la prose moderne allemande et l’autre dans l’œuvre du prix Nobel russe (1933). La quatrième de couverture, soudain érudite, cite une remarque de l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald sur l’écrivain suisse Robert Walser, l’un et l’autre « excentriques » par rapport au genre du roman. C’est cryptique pour une quatrième sauf dans l’intention de l’auteur : pointer une filiation romanesque intempestive. Mais au-delà de ce signe de reconnaissance, il y va de la densité du récit.

Voici, à titre d’exemple, la mort du gentleman américain chez Boudine : « De sa bouche ouverte sortaient des gargouillis rauques. Ce n’était plus lui qui chuintait – il n’était plus – mais quelqu’un d’autre[1]. » Transposition : dans le récit de Serre, ce n’est pas forcément la vieille dame auteur, moribonde, qui rumine et marmonne depuis son lit bateau, mais quelqu’un d’autre car, comme l’annonce la quatrième de couverture, « elle n’est pas seule » dans la polyphonie des narrateurs et intervenants, qui rythme le roman et lui donne sa densité. Autre exemple de symbiose littéraire : dans le récit de Boudine un marinier qui a assisté, de loin, d’un « air royal », au départ en bateau du mort, arbore un bonnet rouge. Dans le récit de Serre apparaît un certain Holl, qui porte un bonnet rouge, et qu’évoque la vieille dame auteur en mourant dans son… « lit bateau ». Le marin napolitain et Holl sont en miroir – Holl, nautonier de « Hell » (les Enfers) ?

Plus encore : la description du gentleman à l’article de la mort, dans ses habits de soirée souillés, est dédoublée dans la scène finale de Serre, où apparaît un fantôme à la place de la morte qui « n’était plus », bref un revenant, « assis sur le lit bateau… son pantalon de flanelle grise froissé » . Outre le bateau, l’analogie est jusque dans les mots : « il n’était plus », « « celle-ci n’était plus », avec une substitution fantomatique dans les deux épisodes. Les appels et rappels de lecture abondent.

Serre sait qu’elle met en scène le genre littéraire du roman court, qu’elle domine, et la vieille dame auteur n’y va pas de main morte : « Le réalisateur fera un discours magnifique au-dessus de ma tombe, je pense que ce sera son premier très bon texte. J’ai toujours recommandé aux jeunes auteurs l’oraison funèbre comme premier exercice ; on peut y mêler le Grand Siècle, l’élégie, le poème, la lettre. C’est un très grand genre littéraire ». Leçon : la novella est un très grand genre littéraire, et comme il s’agit ici d’une agonie littéraire et de mémoires d’outre-tombe, quoi de plus juste, dans un roman où on fait tant parler, que d’évoquer l’oraison funèbre ? Et si d’après la vieille dame auteur le genre « mêle » éloquence, poésie, art de la lettre, c’est pour nous dire que le « désordonné » du récit et par contrecoup celui de la novella n’est qu’une apparence.

Et la cadence ? Aucun désordre de rythme mais une orchestration prestement réglée de plans successifs et qui n’ont pas à causer d’« acharnement » rédactionnel à l’équipe du film. Au contraire, Serre manie chaque annonce de fragment comme un clap de cinéma, scène après scène. En fait de « chausse-trappes » le récit est un miracle de construction narrative. Oui, c’est vrai, autour du totem « vieille dame auteur », qui est auteur ou narratrice, apparaissent tour à tour, à chaque clap, le Narrateur, l’auteur en vieille dame, et les autres protagonistes. Et Anne Serre qui se glisse sur ses personnages. Mais on peut se laisser porter par la cadence allègre du récit. Si l’équipe du « réalisateur » réalise  (bref rend le manuscrit post-mortem réel) elle n’aura aucun mal à « reconstituer » le récit – et cela, sans « s’acharner ». Il lui suffit de suivre le fil des séquences et de traiter le récit comme un story-board de cinéma.

Mais Anne Serre sait aussi qu’avec cette construction à plans désarticulés, elle joue avec un sujet qui faisait, vers 1980, le miel des théoriciens du récit. Par la bouche de Jacques le réalisateur, elle ironise : « On rate le coche parfois, même en qualité de narrateur omniscient… Mais au-dessus de nous encore, il y a le destin, et avec lui, on ne blague plus… Au-dessus de nous, les narrateurs omniscients, il y a ce supérieur. » Serre s’amuse mais Jacques + destin ne serait-ce pas Jacques le Fataliste ? Le roman est en effet émaillé d’astuces narratives à la Diderot. Serre affirme son autre filiation romanesque, celle des dissidents qui font fi du gros roman bien épais et bien comme il faut. Elle sait que de Diderot les récits « désordonnés » avancent vite, à la cadence d’un cheval au trot : les ruminations de la vieille dame auteur n’empêchent pas le récit d’aller prestement vers sa fin.

Mais, alors que les pages défilent, une sorte d’enchantement onirique prend forme. La quatrième de couverture parle de « conte », mais quel genre de conte ?

Serre pourtant joue franc jeu dès avant la première page puisque le roman s’ouvre sur une citation liminaire (sans référence) de Laurence Sterne, autre romancier intempestif et « désordonné » : « Il y a longtemps que je serais mort si je n’avais pas eu ma libre entrée dans les domaines enchantés de l’imagination… je fais comme le pieux Énée : j’entre de force parmi ces ombres errantes[2]. » Mais Serre en a retranché la suite : « Je l’y vois rencontrer l’ombre de sa Didon délaissée – et je vois son âme blessée détourner la tête, et s’éloigner silencieuse de l’auteur de sa misère[3]. » Oublions, ou n’oublions pas, le récit démembré de Pascal Quignard, Ombres errantes, où le conte a sa place[4]. Laissons cette coïncidence. Mais quand la quatrième de couverture nous annonce un « conte », ce domaine enchanté de l’imagination littéraire célébrée par Sterne, le « conte » en question ne serait-il pas alors une catabase virgilienne, récit de descente aux Enfers, ou une nekuia homérique, invocation des morts ?

Est-ce que ce roman polyphonique ne serait pas le conte d’un amour perdu, et, plus douloureusement, le récit de l’impuissance de l’imagination littéraire à faire revenir l’être perdu qui, telle Didon, se refuse et se détourne ? Mais quelle est la résolution de Notre si chère vieille dame auteur ?

Elle est stupéfiante. À la toute fin du roman, Didon reparaît. Mais sous une autre forme, comme il convient aux fantômes de l’imagination. Elle revient sous la forme d’un homme, dans un autre carambolage du féminin-masculin (le premier est  « dame auteur », le deuxième est « Laurence » Sterne, où le prénom est masculin en anglais, féminin en français). Cette homme-Didon c’est le père, personnage récurrent du récit de la vieille dame, et de l’œuvre de Serre : ici le père prend la place de la morte sur son lit bateau, nef du dernier passage, « d’où il nous regardait rêveusement… Quant au petit cadre de velours vert où il posait à vingt ans avec des yeux de biche, il avait disparu lui aussi ». Dans un de ses premiers textes de fiction, une nouvelle de trois pages, La mort d’un père, Serre tranchait au vif : « Alors je sus que j’étais morte[5]. » Et dans une plaquette de poèmes, d’avant qu’elle ne devînt romancière, l’œuvre intime du deuil paternel était élégiaque : « Près de la morte vie en page te mourir[6]. »

Depuis, Anne Serre imagine le père mort, cet « homme de la Riviera » qui sur la rive du Léthé, le fleuve de l’oubli, dans la mort même se refuse à elle et se détourne d’elle, mais qui se refuse à être oublié. Tout le récit fantastique autour de la « vieille dame auteur » est ce refus de l’oubli du Léthé, une déploration élégiaque qui ne dit pas son nom pour ne pas décourager le chaland qui, retournant le livre pour lire la quatrième, veuille acheter une bonne histoire qui serait un bon film. Serre nous l’avait pourtant bien dit, à sa manière faussement désinvolte et ironique : ce récit désordonné, à chausse-trappes, mené tambour battant, est aussi une élégie, un poème, une oraison funèbre. Bref, un roman magistral d’un « très grand genre ».

Mais voilà, Anne Serre a osé défier deux tabous – ne pas être « inclusive », comme les prix tout inclus de package tourisme solidaire et responsable à Tagalog… – et parler avec un amour tendre et lucide d’un homme qui plus est, son père… sans s’écrier #me too !

Anne Serre, Notre si chère vieille dame auteur, Mercure de France, 2022, 128 p., 14€


[1] Citation adaptée de l’édition anglaise, The Gentleman of San Francisco and Other Stories, Penguin, 1987.

[2] Voyage sentimental en France et en Italie, tel que cité par Serre.

[3] Voyage sentimental en France et en Italie, traduction d’A. Hédouin et A. Tadié, Gallimard, 2022.

[4] Chez Grasset & Fasquelle, 2002. Et Prix Goncourt cette année-là.

[5] Dans la revue L’Alphée, no 7, 1982, pp. 12-15.

[6] Anne Serre, Au bord de toute chose, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1978, p. 30.

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