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Les Influences

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##Justice #Littérature #Société

La contre-enquête de Philippe Jaenada, pour l’honneur d’Alain Laprie

Publié le 31 octobre 2022 par

L’Info : Sans preuve & sans aveu (Mialet-Barrault) décortique l’affaire Alain Laprie : Un sexagénaire accusé du meurtre de sa tante en 2004, et condamné en 2020, à 15 ans de prison. Quand le travail d’un écrivain révèle de façon magistrale, incohérences et injustice d’une instruction (à moins que l’on ne croie à la téléportation et au maître du feu).


Philippe Jaenada, Bistrot Lafayette, 25 octobre 2022. LCDI

La rencontre se fait, bien entendu, au Bistrot Lafayette, sise 215 rue Lafayette, dixième arrondissement, petite utopie bistrotière, dépeinte avec fidélité dans les livres de Philippe Jaenada. C’est ici, dans ces quelques mètres carré de sociabilité cosaque, qu’entre deux paragraphes, ou deux plongées aux archives, l’ours lettré vient se ressourcer – et un peu s’abreuver. Ce jour-là, nous aurions bien souhaité prendre un verre avec son ami Alain Laprie, mais ce dernier a une excuse, vu qu’il a pris quinze ans en mai 2020 pour le meurtre de sa tante de Pompignac, Marie Cescon, 88 ans, perpétré en 2004. L’enquête policière a été longue. Et chaotique. En 2018 pourtant, un acquittement clair et net semblait avoir sifflé la fin du calvaire pour Alain Laprie. Mais un appel du parquet général et un deuxième procès, sans plus aucune possibilité de recours, lui sont tombés sur la tête. « Ah c’est délicat comme livre. Je l’ai travaillé avec des pincettes », nous expose l’écrivain. La Petite femelle, La Serpe ou encore Au Printemps des monstres traitaient de faits-divers desséchés et de personnages méchamment condamnés mais totalement oubliés, que Jaenada a réveillé avec talent, apaisant les fantômes. Sans preuve & sans aveu, lui, traite d’une histoire de justice d’aujourd’hui. Le détenu Laprie, 66 ans, vit dans une vie parallèle à celle du 215 rue Lafayette. Il n’était pas à notre rendez-vous mais il était partout, dans le livre posé sur la table.

Il ne sait pas si Alain Laprie est absolument innocent, mais on comprend que celui-ci a été absolument fabriqué comme coupable.

Sur l’insistance d’un libraire, il avait rencontré Alain Laprie l’année dernière, la veille de son incarcération. Philippe Jaenada avait pourtant voulu l’éviter ce face à face. Pas question de sombrer dans le pathos, j’ai autre chose à faire, un autre livre par exemple, la justice est farcie de ces injustices, à quoi bon. Mais il n’a pu que s’y résoudre. Pour bâtir son récit, écrit en trois semaines, il s’est muni d’une lampe frontale et a plongé durant huit mois dans le dossier du procès. Dans les galeries, il a trouvé de drôles de trucs, des impasses, et des recoins peu explorés. Et c’est là où Philippe Jaenada est quand même le plus fort. On devrait instituer un métier bien payé, rien que pour lui : relecteur d’enquêtes policières et d’analyses judiciaires pas vraiment faites, et toutes à refaire. Qui lit bien châtie bien. Ce récit est le plus court de sa bibliographie, mais aussi l’un des plus rudes.

Lui qui aime d’ordinaire truffer ses textes, de parenthèses, comme pour contenir une mousse expansée d’espiègleries et de digressions, s’est (un peu) retenu. Là, il innove avec des guillemets invisibles, ceux qu’il nous suggère d’accoler à des termes pour signifier qu’ils ne sont pas du tout dans cette histoire ce qu’ils affirment être, tels « enquête policière », « de bonne foi », « sérénité de la justice » et « professionnalisme ». Car c’est peut-être une histoire de justice, mais ça n’a pas l’air très professionnel. Le métier d’écrivain de Philippe Jaenada lui sert particulièrement pour dresser un état des lieux minutieux et un plaidoyer convaincant. Il ne sait pas si Alain Laprie est absolument innocent, mais on comprend que celui-ci a été absolument fabriqué comme coupable. Dans les mots, les termes, la présentation des faits, et avec le travail pernicieux du temps au fil des enquêtes successives, des manques de moyens, des tempéraments des uns et des autres. La littérature de l’instruction s’est transformée en chausse-trappe textuel pour un accusé particulièrement surchargé.

« Oui, je me suis retenu, c’est une ébauche, et mon rôle n’est pas d’accuser qui que ce soit »

Philippe Jaenada

Pour nous aider à se retrouver dans la mêlée confuse des acteurs et actrices, Jaenada a conçu un petit mémento. Des gendarmes portent les noms d’X et d’Y, et un adjudant, celui de Radis. Les principaux protagonistes sont affublés de noms de mois de l’année comme Georges Novembre, d’autres de la famille et de l’entourage de la victime, de fruits et légumes tels Michel Kiwi ou Anatole Poivron. Mais ce n’est pas le plus surréaliste de cette histoire. On a beau être poli, et comme Philippe Jaenada, prendre garde à son expression, les pandores de Gironde, pardon les gendarmes, en prennent pour leur grade. Ce ne sont pas les seuls. Des juges d’instruction et des présidents de cours sont réduits à des silhouettes pleines de morgue. Les premiers avocats sont inexistants, comme il semble qu’ils le furent durant les procès. Quant à la famille de Marie Cescon, engluée dans des histoires envieuses et intriquées d’argent, elle relève d’une anatomie de la bassesse, de la cupidité, de la jalousie et de la rancœur recuite. L’écrivain documenté en décrit les ressorts. Alors qui, dans ce (vrai) Cluedo ? Anatole Poivron, dans la petite pièce derrière la cuisine, avec une grosse boite d’allumettes et une barre de fer ? « Oui, je me suis retenu, c’est une ébauche, et mon rôle n’est pas d’accuser qui que ce soit », convient Philippe Jaenada. Le lecteur, lui, réalise en effet, les nombreuses portes qui n’ont pas été poussées par les enquêteurs.

Ce qui a conduit à la condamnation définitive d’Alain Laprie, c’est une histoire de feu. Les voisins puis les gendarmes ont retrouvé la vieille dame morte, saignant de la tête, dans sa maison, volontairement incendiée. La première expertise innocentait le neveu, qui certes, et même s’il n’était pas le seul, avait rendu visite à sa tante dans l’après-midi, mais se trouvait chez lui à Bordeaux au moment du déclenchement de l’incendie. Or, au bout de cinq expertises, l’accusation a fini par imposer la thèse d’un feu couvert, se déclenchant des heures après. Le don de téléportation ou un master de maître du feu d’Alain Laprie n’ont toutefois pas été envisagés par les professionnels de la police et de la justice qui savent rester maîtres de leur raison. Mais le livre repassant son faisceau lumineux du sol au plafond, en passant par le flexible de gaz et le mégot dans le cendrier, se constelle de bien d’autres négligences de toutes sortes, d’indices non exploités, et de témoins bien intéressants mais oubliés dans les corners. Pour Alain Laprie, c’est désormais quinze ans à « fermenter » en cellule et y finir sa vie. Le travail du romancier serait-il suffisant pour faire osciller la montagne, conduire à la collecte d’éléments nouveaux, pouvant déboucher sur une révision du dossier ? Le 215 attend de pied ferme.


Sans preuve & sans aveu, Philippe Jaenada, Mialet-Barrault, 256 p., 19 €. Paru : 12 octobre 2022.

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