Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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L’invasion des «inqualifiables»

Publié le 17 janvier 2023 par

Ce que signifie la manifestation bolsanariste à l’assaut des lieux du pouvoir brésilien.


La manifestation de masse qui eut lieu le dimanche de l’Epiphanie à Brasilia a été rebaptisée invasão par les médias brésiliens, en imitation de l’ « invasion » (en anglais) du Capitole en janvier de l’an passé. Manipulation rhétorique non sans intérêt : invasão et invasion signifient, au premier chef, l’invasion d’un pays par un autre. La France a été envahie en 1940. Et envahie en 1944 : les anglo-américains appellent notre « débarquement », une « invasion ». C’est dire, mais c’est dans le ton du Far West américain, linguistique ici, qui consiste à renommer tout avec n’importe quoi. Ce qui compte c’est l’impact immédiat, et la manipulation idéologique. Mais c’est de bonne guerre : aux adversaires d’en faire autant. Bref, il peut y avoir une « invasion » intérieure.

De plus, contrairement à ce que, par exemple racontent aussitôt le Figaro ou Mediapart, ce ne sont pas des « centaines » de manifestants mais des dizaines de milliers. Il suffit de regarder les vidéos en particulier des médias brésiliens pour le (sa)voir.

On constate donc l’incohérence : une invasion de « quelques centaines » est au plus une manifestation, ou du vandalisme comme c’est la règle en France en marge des manifestations robotiques du clergé syndical, sûrement pas une « tentative d’insurrection ». Mais si, comme c’est l’évidence, il y avait là des dizaines de milliers de manifestants, alors il faut parler d’insurrection.  Bref, la droite rentière du pouvoir légal n’ose pas dire qu’une masse de gens ont convergé sur Brasilia, tandis que la gauche rentière du pouvoir moral ne peut pas dire qu’il s’agissait d’une masse populaire.

Evidemment le peuple, ça fait peur. Mais dans cette foule on remarque des ménagères, des fashionistas, des gens âgés avec leur canne, des jeunes sportifs en lycra, des noirs, des blancs, des métis, des vieux, des filles et des gars de la rue, pas des illuminés, des, des… Mais des gens en colère qu’en étant la moitié du peuple qui a voté, ils sont considérés comme quantité taillable et corvéable. Ou qualifiés d’inqualifiables : dans une diatribe sentie, dans le grand style léniniste, Lula les a accusés d’être des « stalinistes », et il s’est immédiatement repris, « fascistes ». Lapsus intéressant mais déroutant sauf s’il voulait dire « bolcheviques ». Peu importe, l’insulte servit à la qualifier cette moitié populaire de Brésiliens, des gens souvent humbles et dépossédés, d’être des « inqualifiables ». Si Bolsonaro avait gagné, la chaussure de foot serait sur l’autre pied, et elle y fut par le passé. Il avait même pris un coup de couteau.

Alors quoi ? Ma perspective est rhétorique : la foule qui a fracassé des vitrines et bazardé des fauteuils de bureau style agence bancaire 1970, a opéré une restitution du forum républicain. Je m’explique : si on se promène à Brasilia, et si on ignore la basse ville avec des supermarchés de banlieue pourrie, et des occasions sordides de plaisirs divers, si on reste au-dessus, et si on a le courage de marcher, souvent seul, de longues heures entre la tour de radio, le stade, les musées dont l’envoûtant musée indien, l’immense esplanade, les bâtiments dus à Niemeyer, qui sont là, sans la joliesse lacustre de ceux de Belo Horizonte, gelés dans le béton  chaulé comme des poulpes tétanisés, s’asseoir dans une salle parlementaire, entendre ses pas résonner sur les sols de marbre comme dans un film de science-fiction soviétique, ce qui devrait vraiment intéresser le commentariat c’est le lieu de cette « invasion ».

Envahir, reprenons l’expression au pied de la lettre, c’est occuper un terrain qui ne vous appartient pas. Or, au Capitole en 2021 comme à Brasilia en 2022, le peuple envahit l’espace de la représentation populaire. Il le reprend. Même dans la mythologie illettrée de nos fausses démocraties, la demokratia grecque évoque son agora et la respublica romaine son forum. La démocratie républicaine impose un lieu de réunion du peuple. Et ce lieu est un lieu de parole, un lieu rhétorique. Quiconque a fait ces longues promenades dans la stérile Brasilia, est frappé par le silence funèbre de ces lieux architecturaux, le vaste manque de résonance de ces « lieux du pouvoir » : pas un son, pas un cri, pas une voix. Juste des sirènes ici et là, un bus qui vrombit – sauf, derechef, à descendre dans les entrailles bruyantes et vibrantes, sous les autoroutes qui littéralement barrent le plateau en contre-bas où s’alignent, stupides, c’est à dire frappé de stupeur urbanistique, les muets « lieux du pouvoir ». C’est étrange car les Brésiliens sont loquaces, volubiles, bruyants, paroliers. Niemeyer leur a construit un non-lieu de la parole, en dépit des noms grandiloquents donnés aux bâtiments. Eh bien, le haut bruitage du peuple en marche, la vox populi gargantuesque sont revenus. Fini le silence de ces espaces infinis dus au Grand Architecte.

Evidemment avec la perte de la démocratie directe on a inséré, en Europe, dans le forum et l’agora, des salles d’assemblée, où le peuple primordial qui est le Souverain, est représenté, bref restreint, à la portion congrue, et souvent incongrue, de parlementaires casés dans leurs travées. « Hémicycle » dit-on, en se gargarisant du mot. Certes, la moitié d’un cercle donc. Et quelle moitié manque ? Le peuple, pour affirmer le cercle de la parole. Quant aux Anglais quand ils disent, pompeusement, que leur parlement est « la mère de tous les parlements », c’est faux : leur parlement est le modèle des parlements issus de la féodalité quand les barons assemblés décidaient de tout, y compris de qui devait régner. Rien à voir avec nos parlements à nous, issus de révolutions populaires, de massacres sur la place dote de la Concorde, de marches aux fourches brandies, de salles improvisées tenues par le peuple en armes et en voix – toute cela est devenu une niche creusée qui s’est substituée à l’agora et au forum, une chancre incrusté dans la volonté générale. Ce n’est ni bien, ni mal. C’est.

Alors donc il est curieux de voir comment un peuple, en sa moitié méprisée par l’autre moitié, décide de reprendre possession de l’agora et de restaurer le forum. A Brasilia des dizaines de milliers de Brésiliens « normaux », le peuple simplement, a décidé de restaurer le forum et l’agora. Peu importe que ce soient des bolsanaristes, ils pourraient être des lulaistes.  Qu’en feront-ils ? Rien. Car la niche en demi-cercle est toujours là. Leçon : un président, une assemblée, élus sur le fil du rasoir doivent s’habituer à vivre sur le fil du couteau populaire. Et un peuple qui l’accepte, à se faire tondre régulièrement.

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