Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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##Sociologie #Rhétorique #Poutine #Ukraine

Comment ne pas parler comme une marchandise

Publié le 29 janvier 2023 par

Politique. Relire Pierre Bourdieu et Boris Efimovich Groys.


La Noblesse d’État, Pierre Bourdieu, Minuit, 1987.Sur Ebay.

Qu’on ne puisse plus dire librement dans un dîner avec des amis au courant et influents, (ces gens qui savent sans connaître),  « la Russie est peut-être dans son bon droit » c’est entendu – Pierre de Gaulle peut se le permettre, c’est un prince du sang, diplômé HEC, sans recevoir le knout démocratique infligé à un mugic (orthographe XIXe siècle, chez Custine), et encore avec tant de ronds de plume du Figaro qui, quoi qu’il en est, ne peut ignorer l’incartade d’un dynaste. Noblesse oblige. Mais vous et moi ? Non. J’ai perdu ainsi un ami de cinquante ans, et un autre, nous remontons au lycée, dès qu’il voit se profiler le sujet, m’interrompt avec « je n’entends plus, je n’entends plus, je suis sourd, j’ai perdu mon oreillette », et comme par un coup de baguette magique, la ligne est coupée. Au moins ce dernier est toujours amusant et nous sommes restés intimes. La similarité et la différence entre le premier et le second, entre la rage vitupérant qui saisit celui-là et le ton badin de celui-ci, sont révélatrices. La similarité : tous les deux ont réagi comme on le fait dans les régimes despotiques. « Tais-toi, on nous écoute, et laisse-moi crier fort que je réprouve ce que tu dis, et que je sais, donc, qu’on nous écoute ». Outre le fait que je pense, effectivement, que ce ci-devant ami et cet ami de toujours doivent être très prudents, au point de manquer, dans un cas, au devoir de courtoisie à la française où le badinage et la raillerie sont des marques d’intelligence et de légèreté. Les élites sont effectivement sous écoute.

Je n’aime pas le mot, et l’idée, d’« élite » dans son acception médiatique, avalée  avec hameçon et plomb par la gauche dite insoumise : c’est faire insulte à l’idée originelle d’élite, les « eklektoi » chrétiens,  qui ensemble forment l’ekklesia, l’église – c’est dire le poids très lourd de l’idée, rien à voir avec la carambouille des copains de promo. Notez que celui qui a lancé l’étude du « champ » en question, Bourdieu, employait avec la justesse qui était toujours la sienne (on est normalien, on a fait du grec et du latin, que voulez-vous …), disait « noblesse d’État », pas « élites ». Celle-ci n’est pas définie par une « élection » transcendante fondée sur une croyance en un pouvoir supérieur qui fait que l’homme est à la fois plus et moins que lui-même (l’Incarnation) et pousse ces fidèles à s’assembler (l’ekklesia) par cette reconnaissance spirituelle. Non, les élus en question se coagulent  s’épaulent par un système vulgaire, prosaïque et puissant de relations entre la scolarisation et la fonctionnarisation – puisqu’en France l’Etat, cette entité à la fois, abstraite, immanente et menaçante, c’est tout depuis 1791.

La « noblesse » d’État est un titre extrêmement ironique, sarcastique même, fait pour flatter et ridiculiser ceux qui voudraient s’en parer : Bourdieu savait pertinemment que la noblesse d’Ancien Régime n’était pas d’État, mais de race. Le colbertisme a bien poussé les bourgeois  argentés, et leurs cousins de bourgeois éduqués pompeusement montés dans la magistrature, vers titres et seigneuries, comédie de bourgeois gentilhommes poussée à la puissance mille au XVIIIe siècle, le siècle des « fermiers généraux », ces banquiers du temps. Mais c’était une noblesse fabriquée, méprisée par la noblesse de race, mais enviée par celle-ci car ces « élites » neuves étaient, de facto, aux manettes de l’Etat, avant de devenir l’Etat.  Bourdieu a dû bien rire de voir son analyse être adoptée, et puis, car il ne faut pas choquer les RMIstes, être déclinée en « élites ».

Mes amis de la noblesse d’Etat étaient-ils donc sous écoute ? Il ne s’agit pas ici, au niveau d’un diagnostic général, d’espionite ciblée par des services chargés de traquer des réfractaires intellectuels aux mots d’ordre d’un gouvernement (encore que des révélations récentes, en Angleterre, pays de la soi-disant, et prétendue, Mère des Parlements, ont montré que l’armée, oui, l’armée, elle-même espionnait des intellectuels suspects de ne pas vouloir entonner le grand air du Virus). Il s’agit d’une mise sous écoute par, et c’est le concept clef, de « Versprachlichung ».

Le terme, et l’idée, vient du philosophe russo-allemand Boris Efimovich Groys. On peut traduire par « langagification », c’est laid, mais c’est l’idée qui compte. Dans un court ouvrage sur la rhétorique du communisme soviétique (Das kommunistische Postskriptum, Suhrkamp Verlag, 2006. En version française : Le Post-scriptum communiste, Maren Sell Éditeurs, 2008), il suggère que, si l’URSS avait transformé le langage en un rituel dialectique, le capitalisme  au contraire transforme les mots non pas en mode de pensée mais en marchandise. Je m’explique : pour le marxisme la logique, qui permet de faire des phrases et de communiquer,  est une logique dialectique, par quoi un objet A suscite ( « pousse vers le haut ») sa contradiction B (qui n’est pas l’inverse, -A, mais la mise en présence de ce qui, dans et par A, déstabilise A), qui est résolue ( « relevée « ) dans C. Mais C n’est pas un compromis, un « échange », une « conversation » (alignez ici tous les clichés managériaux) et le processus n’est pas un cas de « dialogue social », je vous remercie et à la prochaine fois. Dans la logique de parole marxiste C, c’est du tout neuf, un état inattendu qui « relève » A et B. La logique capitaliste, et tout son discours, de la publicité à la communication stratégique, est une logique de la marchandise : tout s’échange et tout a son prix, et les mots sont là pour assurer les flux.

A partir de Groys : du point de vue du langage social le résultat est différent car dans une perspective marxiste-dialectique, les phases successives du soviétisme, de la révolution de 1917 à la dissolution volontaire de la Fédération par décision de la république russe, au sommet de celle-ci, de ne pas faire obstacle à la sécession (permise par la constitution de l’URSS) de la Biélorussie et de l’Ukraine, ont été des phases dialectiques. Par là on entend le processus selon lequel un état de choses A suscitait une contradiction inrerme B, qui produisait un nouvel état de choses, C, du soviétisme. Or chaque mouvement dialectique s’accompagnait d’un changement de vocabulaire. Des mots marquaient chaque relève :  1917 « dictature du prolétariat », 1929 « culte de la personnalité »,  1954 « dégel », 1971 « socialisme réel » (appelé « stagnation » par Gorbatchev), 1985 « reconstruction » (perestroika) et 1986 « transparence » (glasnost). Et chaque relève était un mot. « Etait », non pas « était dit par ».

Car cette lignée rhétorique, c’en est une, ne signifiait pas une défaite de la phase précédente, mais son absorption, et sa relève dans une autre phase. Du coup le langage d’État soviétique était à la fois étonnamment non-rhétorique et fondamentalement rhétorique.

Non-rhétorique : les maîtres du Kremlin n’étaient pas de « grands orateurs », comme on aime dire à l’Ouest, mais des opérateurs porte-paroles impavides de la dialectique, du discours soviétique. On est bien en peine de dénicher  ces « grands discours qui ont fait l’URSS » ( y compris le bien nommé « discours secret » de Khrouchtchev), comme, à l’Ouest, on fabrique des livres de salon sur ces fameux grands discours (souvent frelatés) qui sont censés avoir « fait le monde ». L’éloquence était inutile aux impavides personae de la parole dialectique. Pourquoi ? Parce que le langage soviétique était, à sa manière, foncièrement voulu comme éloquent, mais d’une éloquence ancrée sur des termes clef normant la parole publique, et privée. C’est à dire que les mots n’étaient pas des ersatz, des façons de parler, des commodités de langage, bref des modes, des trucs faits pour épater, mais étaient la face visible, sur les affiches et journaux, aurale, sur les ondes, orale, par les déclarations, de la dialectique en action.

Par contraste, les mots du politique, dans les démocraties occidentales, sont des marchandises : les mots y ont une valeur fixée par le retour sur investissement  espéré, ou connu, que procure tel vocable pour tel acte marchand. Dans la sphère politique et sociale les mots sont à la norme AFNOR de l’Etat qui décide que tel mot est écoutable et tel mot de l’est pas. Les agences de qualification sont connues : les organismes d’État, les entreprises, les ONGs, même l’armée, la pauvre, les agences sportives, bref tous les appareils idéologiques et de contrôle. Le langage devient une « commodity », terme anglais pour notre joviale « marchandise » qui a le bénéfice de dire plus que marchandise, à savoir l’abdication devant ce qui est déjà mis à disposition par « commodité ». La publicité fonctionne sur ce principe, voyez la mode : faute de pouvoir acheter un tricot de haute couture on achète un tricot avec le nom de la maison imprimé dessus. On achète une marchandise par le mot. C’est commode. La réalité (la marque hors de portée) est remplacée par un mot.

En politique ce processus est autrement plus grave car le remplacement, et donc l’inabordable, est normé d’emblée : vous pourrez savoir, à force de recherches, ce qui se passe dans le Donbass, mais vous n’êtes pas autorisés à le dire, plus exactement : à le dire selon vos propres mots (si vous en avez encore la possibilité  d’accès et d’usage, ce qui devient rare). Bref, « Ukraine » est devenue une marchandise, avec un  label, et un seul, pour assurer à ceux du pouvoir un revenu optimum sur la commodity Ukraine. On cherche pas tous les moyens à ne pas vous donner accès aux mots pour le dire autrement, car vous casseriez la concurrence. Vous subissez l’empire des mots. Il n’ y a aucune visée morale, éthique, politique, humaine dans ce système : la seule visée est le rendement  maximal sur la marchandise « Ukraine » fixée par les « élites ». Que veux-je dire par visée ? J’entends que le processus dialectique esquissé plus haut n’existe pas  car il n’existe aucune pensée logique de la parole politique, aucun processus idéologique fondamental, aucune réflexion en soi sur la nature humaine (La loquacité politico-médiatique a réussi à rattacher « humanité », « humanisme », « droits humains » à des marchandises répertoriées. Je suggère de lire, pour ouvrir l’écoute : Pavel  Semyonovich  Gurevich, Humanism : Traditions and Paradoxes, Moscou, Novosti, 1989], et son rapport au monde que les produits du mercantilisme.

A ce titre, la droite rentière en tout genre qui hurle dans ses médias au « woke ! woke ! woke », à tout ce qui déplaît à ses préjugés, labellisés « valeurs », ferait mieux de réfléchir sur le fait qu’elle-même est woke, mais à sa façon, en refusant de voir qu’elle parle un langage qui la possède, et qu’elle ne possède pas. Avant de hurler sur « la retraite », comprenez donc plutôt qu’il s’agit d’une marchandise. Et tirez en les conclusions nécessaires. Ne vous laissez pas piéger par la commodité du mot. Ne soyez pas sous écoute.

Notre langage social, y compris le langage privé qui est une pièce du langage social, et qui pour la plupart des gens n’est en outre que le double appauvri du langage du dehors, est un langage de marchandise, et un langage sous écoute, qui asservit le public au bavardage stéréotypé, à la récrimination vantarde, bref à la revendication verbeuse du serf au seigneur.


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