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Netflix : Le feuilleton culturel et politique de Romain Blondeau

Publié le 9 février 2023 par

L’idée : Dans son essai, Netflix : l’aliénation en série, Romain Blondeau décortique les ressorts d’un succès mondial. Mais également les coulisses politiques de son implantation en France.

Par Maxime Verner pour Les Influences


Romain Blondeau, producteur et essayiste. Linkedin

Romain Blondeau est responsable du développement et producteur associé chez CG Cinéma.L’affaire a fait grand bruit au premier trimestre. Annonçant une perte de 200 000 abonnés, Netflix affirmait étudier sérieusement une ouverture à la publicité comme remède à ce manque à gagner. Les observateurs s’interrogeaient alors sur ces premiers signes de faiblesses donnés par la plateforme, pourtant jugée florissante depuis des années. Était-ce le début de la fin pour Netflix ? L’essai de Romain Blondeau, Netflix : l’aliénation en série (Seuil), vise à remettre en perspective ce succès incontestable et battre en brèche l’idée d’un réel fléchissement. Si Netflix semble atteindre en ce moment un palier de croissance, la plateforme n’en finit plus de tisser sa toile dans l’univers culturel français et mondial, singulièrement au détriment du cinéma. Pour preuve, l’écart de dynamiques entre les chiffres de fréquentation des salles (- 23% par rapport à 2019) et ceux des consommateurs de la plateforme (200 millions de clients, 25 milliards de dollars de revenus en 2020). Cette insolente croissance connue en moins de dix ans ne manque pas d’interroger, tant s’agissant de ses causes que de ses conséquences sur nos modes de consommation culturelle, voire des accointances politiques dont elle semble bénéficier, angle tout à fait original défendu par l’auteur.

Histoire d’une « disruption »

 Comment ce qui n’était à l’origine qu’une plateforme de location et d’achat de DVD, fondée par Marc Randolph et Reed Hastings, a pu bouleverser à ce point le marché cinématographique ? S’il .s’attache avant tout à analyser le cas de la France, l’analyse de Romain Blondeau n’en est pas moins pertinente sur les déterminants de ce succès mondial. Une communication agressive et quelques succès retentissants. Afin de mieux mesurer l’ampleur du phénomène, l’auteur ne manque pas de rappeler les objectifs affichés par la plateforme à son arrivée en France, le 15 septembre 2014, servis par un budget communication de lancement faramineux (10 à 15 millions d’euros) et un prix de lancement fixé à 8 euros mensuel. Netflix avait la volonté de séduire en 5 à 10 ans un tiers des Français. Objectif aussi ambitieux que les premiers résultats sont satisfaisants : la plateforme avait conquis 900 000 abonnés en France dès la première année. La marque pouvait se targuer de quelques signatures prestigieuses, David Fincher, Judd Apatow entre autres. Cette croissance ne s’est pas du tout émoussé, à mesure que Netflix poursuivait son implantation sur le marché français, finissant par atteindre les 3,4 millions d’abonnés en 2017 (117 millions dans le monde). Un véritable tournant est pris, selon Romain Blondeau, avec la série espagnole Casa del papel . Visionnée 17 millions de fois en France, celle-ci permet à Netflix de pénétrer de nouveaux marchés de spectateurs, « plus populaire et moins sériephile » : le public féminin et les 15-24 ans. C’est sur ces bases nouvelles que le studio a conçu et construit ses succès futurs.

Un modèle novateur confirmé au fil des séries

   Surtout, cette époque consacre le succès d’un modèle de diffusion : celle de la « délinéarisation », qui rompt avec les habitudes de consommation de séries télévisées. En effet, là où ces dernières nécessitaient que le spectateur patiente une semaine entre chaque épisode, la mise en ligne de la totalité d’une production ouvre la voie au binge watching. Ce faisant, elle insuffle un sentiment de liberté, d’absence de contrainte imposée par le fournisseur. C’est tout naturellement que cette quête de vitesse effrénée se retrouve dans les formats et le projet esthétique. Blondeau évoque une « forme mutante, qui hybride le cinéma, la télévision, la publicité et les vidéos de flux internet dans un grand continuum d’images planes  ». Le spectateur serait ainsi pris dans un vortex, « un fluide en écoulement perpétuel chassant l’ennui  ». Poussant plus loin l’analyse, notamment via des extraits de discours de Reed Hastings, il place la plateforme dans la droite lignée d’une économie de l’attention (ou capitalisme attentionnel) non dénuée de risques.

La course à l’attention par le contenu

Si les méfaits d’une sur-sollicitation de l’attention du spectateur sont connus (problèmes de concentration, de sommeil, appauvrissement de la vie sociale, addiction, comportement passif), la thèse Blondeau ne manque pas de souligner que ce système est également perdant pour la plateforme. En effet, il enclenche un engrenage mécanique, contraignant Netflix à proposer sans cesse plus de contenus et à investir en conséquence (8 milliards de dollars en 2018, 14 milliards en 2019, 17 milliards en 2021). Blondeau : « En à peine une décennie, l’entreprise s’est retrouvée dans la même fragilité financière que des studios hollywoodiens quasi-centenaires, elle s’est rendue esclave de la dette et des fluctuations du marché. Résultat : elle n’a pas eu d’autre choix que de repenser sa stratégie de production, pariant sur une meilleure gestion des coûts, et surtout des risques . »

Standardisation et appauvrissement culturel

Cette course à l’attention permanente impacte le modèle de production : celui-ci n’est tenable que par une standardisation extrême des formats. « Les projets s’écrivent et se packagent ainsi à la chaîne, selon des process rationalisés, dans la seule perspective de satisfaire un besoin majoritaire, lequel besoin changera au fil des années  ». La liberté du consommateur d’images n’est pas vraiment celle du sacro-saint auteur : « La plateforme ne croit pas au mythe du studio bienfaiteur, qui laisserait libre cours aux visions d’un auteur. Elle pense au contraire que les séries relèvent d’un ensemble de conventions et de règles qui lui précèdent, et dont chaque écriture doit respecter les codes.  » Poussant cette exigence à l’extrême, Netflix dispose même d’un Creator Workshop EMEA, s’assurant du bon respect des schémas narratifs : « Il est troublant de constater l’automatisation à l’œuvre dans les séries de la plateforme : cette manière, toujours, de faire avancer une intrigue à coups de scènes purement informatives, de rendre visible le moindre de ses enjeux, de faire la chasse à tous les vides, les points aveugles qui menacent ses récits hypertrophiés  ». Dit autrement, le 7e art et l’exigence intellectuelle n’en sortent pas grandis.

La plateforme officielle du wokisme

 Un point de débat récurrent aux États-Unis est l’idéologie dont Netflix serait le porte-voix. Comme l’écrit l’auteur : « Pour la droite conservatrice, la plateforme serait l’agent combatif du « wokisme », un média à la pointe de l’« hystérie » militante contemporaine, tandis que la gauche radicale y voit parfois un studio réactionnaire, à la traîne des nouveaux enjeux d’égalité  ». La plateforme s’est positionnée très tôt comme un lieu de visibilité pour les minorités, faisant d’elle un allié objectif des nouvelles luttes égalitaires. Il est d’ailleurs intéressant de noter que certaines catégories du catalogue les mentionnent explicitement (LGBTQ+, par exemple). Il serait, pour autant, présomptueux d’affirmer l’adhésion de Netflix à un discours politique plus qu’à un autre. Selon Romain Blondeau, le studio ne pense rien, de peur que ses parts de marché en pâtissent : « Il est le média symptôme d’une époque qui a stigmatisé les clivages politiques et fait du commerce sa seule boussole.  »

Nos complicités

 Dans la dernière partie de son court essai, Blondeau interroge nos consciences : la plateforme n’a que le pouvoir que nous avons bien voulu lui donner en la laissant s’immiscer dans nos « vies digitales», notre quotidien liquide d’individuel libéral métropolitain, à l’instar de Deliveroo, Cajoo, Shein, Kliner ou encore Tinder.

Parallèlement, les professionnels du cinéma n’ont pas opposé une grande résistance, cédant à l’appât du gain et aux financements faciles (les salaires pratiqués par Netflix seraient deux à trois fois supérieurs à ceux du cinéma). Il en résulte que le public s’est détourné des salles obscures, provoquant une onde de choc profonde en matière d’affection des revenus culturels, mal anticipée par l’État : ce n’est qu’au terme de cinq années d’âpres négociations que l’accord récent conclu avec la plateforme est parvenu à obliger Netflix à consacrer 20% de son chiffre d’affaires à la création française. Il n’est toutefois pas trop tard, selon Romain Blondeau, pour inverser la tendance et réinvestir les salles, objectif salutaire sur le plan culturel. Si ce réveil ne peut s’envisager sans l’engagement total des pouvoirs publics, notamment en matière de financement, il est avant tout du ressort de chacun. Concluant par une ode à la salle de cinéma, sa capacité à transporter, à rendre le monde plus vivable pour l’habiter mieux, l’essayiste nous rappelle que nous avons tous été, adolescents, des spectateurs emplis d’idéaux.


Macron, le président Netflixisé

 Conspirationnisme lourdingue ou analogie subtile ? Au détour des chapitres, le livre recèle une charge acide contre le Président de la République, sur laquelle il convient de s’arrêter. Romain Blondeau pose à plusieurs reprises que Reed Hastings et Emmanuel Macron s’inscrivent dans un schéma de pensée commun. Ainsi : « L’apparition quasi simultanée de ces deux adeptes de la culture start-up n’est pas qu’un accident du calendrier, mais l’expression d’un nouveau monde qui vient. Entre le patron de Netflix et le futur candidat à la présidentielle, un même profil se dessine en effet : ce sont deux libéraux modernistes, qui n’aiment rien tant que l’innovation et l’entrepreneuriat ; deux disciples de l’économie numérique et du concept de « destruction créatrice », selon lequel un nouveau secteur d’activité vaudra toujours mieux que l’ancien  ». Toujours selon Blondeau, le socle idéologique commun aux deux hommes, et aux modèles qu’ils ont érigés, relève d’une époque confusionniste, confusion méthodique « qui est la grande victoire idéologique des néo-libéraux, et dont les effets s’observent bien au-delà des seules entreprises privées de la Silicon Valley  ». Il poursuit : « Voyez les macronistes : ils peuvent bien faire réélire leur leader en avril à la faveur d’un front républicain tout en ouvrant les législatives à l’extrême droite en juin ; faire applaudir le personnel soignant et supprimer 5 700 lits d’hôpitaux en pleine crise sanitaire ; pleurer le désastre écologique et ratifier le traité de libre-échange CETA avec le Canada, qui aura pour conséquence d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre ; chanter le progrès social et conditionner le RSA à un minimum d’activité. Leur logiciel est déréglé. Les idées n’y ont aucune matérialité ni conséquence. Elles flottent dans l’air, s’additionnent, se soustraient, s’annulent. Peu importe où ça pense, tant que ça fait recette.  »

Didier Casas, secrétaire général du groupe TF1 depuis 2020, et selon Romain Blondeau, influenceur macroniste de l’implantation de Netflix en France. Source : Groupe TF1.

 En conséquence de cette proximité de pensée, Blondeau veut voir dans l’attitude du ministre de l’Économie sous François Hollande, puis du Président de la République, une bienveillance coupable à l’égard de la plateforme de diffusion, flirtant avec le favoritisme. Difficile ici de ne pas dresser de parallèle avec les UberFiles, dévoilée par Le Monde à l’été 2022. Favoritisme ? À l’appui de cette thèse, l’auteur avance que les deux décideurs ont un ami commun : Didier Casas, ancien élève de l’ENA, ancien banquier et directeur général adjoint de Bouygues Telecom au moment des faits relatés. En 2014, lorsque Netflix tente de s’installer sur le marché français, il se heurte à un obstacle qu’il n’avait pas anticipé : aucun opérateur ne souhaite s’y associer, et la plateforme américaine se retrouve sans canal de distribution. Free et Orange sont vent debout contre ce nouvel entrant, qui va menacer leurs propres offres de vidéos à la demande, et surtout ponctionner le réseau Internet français. Ils veulent négocier, et durement, des conditions de partenariats équitables avec la plateforme, qui va consommer une quantité considérable de bande passante. La situation semble bloquée, mais un opérateur finira par céder à Netflix et lui ouvrir les portes de la France, Bouygues Telecom, par l’intermédiaire de Didier Casas. Trois ans plus tard, celui-ci suspendra ses activités chez Bouygues pour rejoindre le mouvement En Marche. Si les faits reprochés n’ont rien d’illégal, ils viendraient accréditer selon Blondeau, les accointances du Président de la République avec les nouveaux acteurs de l’économie numérique, le rendant complice de leurs méfaits sociaux. La théorie, pour le moins polémique, ne manquera pas de retenir une précieuse… attention. M.V

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