Influences (n. fem. pluriel)
  1. Fluide provenant des astres et agissant sur la destinée humaine.
  2. Action exercée sur quelqu’un.
  3. Action exercée sur quelque chose.

Les Influences

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#André Ulmann #De Gaulle #François Mitterrand #Pierre Le Moign' #Politique #Résistance

Dans le réseau de résistance d’Edgar Morin

Publié le 19 avril 2023 par

Entretien. « Avec cette histoire, j’ai commencé un puzzle de 10 000 pièces ». Dans Le Réseau (Le Cerf), aidé par la mémoire de son dernier commandant et témoin, l’intellectuel centenaire Edgar Morin, le journaliste Emmanuel Lemieux déroule la saga du « Réseau Charette », au casting impressionnant. Passé sous silence, il représente pourtant un étonnant épisode de la résistance, mais aussi de l’histoire française.


Le « Réseau Charette » est selon votre récit, un réseau de la résistance hors norme, et il a pourtant été sous-étudié, voire passé sous silence. Comment l’expliquez-vous ?

EL : « Moi-même, je ne le connaissais pas du tout. J’ai appris son existence grâce à Edgar Morin, dont je suis le biographe depuis 2009. Il avait occupé à l’âge de 22 ans, de hautes fonctions de commandement pour ce réseau, à Toulouse, Lyon puis à Paris. Mais du fait des consignes de sécurité, des faux papiers et des pseudonymes toujours changeants, Edgar lui-même ignorait beaucoup de choses du réseau, et même des actions de ses plus proches. C’est ainsi que 80 ans plus tard, je lui ai appris que l’un de ses amis lycéens faisait partie du réseau Charette, et qu’il avait été emprisonné, torturé et exterminé au camp de Dora. Dans cette histoire, Edgar Morin a été comme mon rédacteur en chef : il m’a envoyé enquêter dans une nuit, où à 102 ans, il est quasiment le dernier témoin. Et je l’en remercie, les fantômes que j’ai fréquentés sont bouleversants.

   Je vois une raison essentielle à cet oubli : le Réseau Charette ou Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés (MRPGD) a été créé par cinq prisonniers de guerre début 1941 dans un stalag, mais le 12 mars 1944, l’entité a été absorbée par un certain « Morland » alias François Mitterrand qui dirigera le MNPGD, le « N » de national remplaçant le « R » de résistance. Depuis, les témoins et les historiens ont eu tendance à reprendre en boucle l’appellation et la petite légende, mais il y a bien eu un avant-Mitterrand de trois années – et quelles années !

Mais en quoi ce réseau était-il si particulier qu’il justifie en 2023, un récit ?

Il me semble hors norme par bien des points. Ses origines d’abord : En juin 1940, 1 800 000 Français sont capturés, à la grande surprise des Allemands. Compactés dans les stalags ou les oflags, ces prisonniers (PG), épuisés, humiliés, vaincus, étrennent un statut régi par la Convention de Genève – qui n’existait pas en 14-18. Tout le monde va apprécier ce capital humain à disposition : les nazis les emploient pour faire tourner la machine d’économie de guerre, Vichy les cajole tout comme une partie de la résistance qui voient en eux un potentiel politique, incarné par l’ « esprit prisonnier » dont la pureté d’âme fera surgir un esprit nouveau. Ultraminoritaires, trois, puis cinq PG du stalag XI-B de Fallingbostel, où sont entassés 30 000 prisonniers, décident d’organiser la résistance dès 1941. Sous couvert d’un « Club des Tordus », qui propose des conférences, ils vont y parvenir. 3 000 évasions estimées grâce à leur incroyable système de faux papiers et maladies feintes. Ce n’est pas tout, ils décident de faire du renseignement en Allemagne, et se structureront jusqu’à la fin de la guerre, pour alimenter les services français de Londres. Hors norme par sa constitution : le réseau est gaullo-communiste, et il est aussi franco-allemand. Ce dernier point est franchement remarquable : être Allemand et anti-nazi vous conduisait à la déchéance de nationalité depuis 1935. Or des Allemands ont fait partie des cadres du Réseau Charette, y compris en France : je pense à Gerhard Kratzat, le lieutenant d’Edgar, au destin dramatique ou encore à Félix Kreissler. Enfin, il est aussi féminin : Dès 1942, Clara Malraux alors en exode à Toulouse, a été la première cheffe du Réseau dans la région Midi-Pyrénées. Ses amis proches s’appelaient Vladimir Jankélévitch et Georges Friedmann, et c’est elle qui a fait venir l’étudiant Edgar Nahoum, futur Morin, dans le réseau Charette. L’étudiante Violette Chappelleaubeau, l’astucieuse et courageuse agent « Maggy », les rejoindra, formant un binôme avec Edgar, et puis après un couple. Pensées aussi à Mademoiselle H20, à la baronne Cécile Hulot,  ou encore à Raymonde Péjot, la tante du futur Jean-Michel Jarre. Et bien sûr, je n’oublie pas « Tante Agnès », Marie-Agnès, la sœur aînée et confidente du Général de Gaulle, si mal connue malgré, elle aussi, une vie hors norme.

Début 1941, Stalag XI-B, Fallingbostel : Michel Cailliau, André Ulmann, Charles Bonnet, Pierre Le Moign’ et Philippe Dechartre créent « le club des Tordus », embryon d’un réseau de résistance hors norme.

Vous réhabilitez la figure de Michel Cailliau dans votre enquête ?

Pas réhabiliter, mais l’arracher de l’oubli, cent fois oui ! Tout comme les extraordinaires André Ulmann ou Pierre Le Moign’. Il est un neveu du général de Gaulle, fils de Marie-Agnès. Ce n’est pas du tout un politique, c’est un scout dans l’âme et il a parfois, souvent, des jugements à l’emporte-pièce. Je l’appelle « Chevalier Cailliau » dans le récit. Edgar Morin loue sa vaillance, son courage et son anti-pétainisme absolu, ceux d’un jeune homme de 27 ans qui aura fait toute l’architecture d’un beau réseau, pourchassé sans répit par la Gestapo, la police de Vichy et la Milice. En 1942, il a quitté le stalag lui aussi avec de faux papiers parfaits, et organisé à partir de Lyon, son réseau.

C’est un personnage très secret, aucune photo de lui durant cette période ni après, si ce n’est une ombre chinoise dans une photo de groupe en 1943. Il n’a jamais demandé à son oncle, une récompense, une médaille ou une inscription comme Compagnon de la Libération. Edgar le soupçonne d’avoir été un peu espion après-guerre – un autre livre peut-être… Sa famille est également très discrète, c’est ce qui m’a donné le plus de fil à retordre durant des mois : parvenir à entrer en contact avec les petits-enfants de cette famille. Pourtant, Michel Cailliau et ses parents, Alfred et Marie-Agnès qui ont fait partie du réseau, et payé assez cher pour ça, méritent le détour.

Sans se forcer, et même s’il faut se méfier des analogies, mille questions relatives à la guerre nous traversent, comme elles ont tenaillé les générations des années 1930-40 : l’engagement, la vérité sur soi-même, le rapport à la mort, la sienne comme celles des autres, le prix de la liberté…

Reste-t-il encore des secrets du réseau Charette ?

Bien sûr ! Je ne suis pas du tout un historien : Je n’ai fait que commencer un puzzle à dix mille pièces, et pu en dessiner les contours à travers la mémoire vivante d’Edgar, mais aussi les archives, des documents personnels, des biographies familiales, des confrontations de témoignages, et des éclairages d’historiens. J’ai mis aussi à jour les querelles internes, les batailles d’idées et les luttes d’influence, ou même des sujets plus graves comme ce projet d’exécuter deux membres du réseau, soupçonnés de nonchalance voire de trahison. Si Edgar ne l’avait pas évoqué, personne n’en aurait jamais rien su.

Dans les environs de Gap en 1942, le secret Michel Cailliau et l’énigmatique François Mitterrand, deux rivaux pour le contrôle du plus important réseau de résistance constitué de prisonniers de guerre. © « Le Réseau », Éditions du Cerf.

Quelles leçons peuvent tirer de cette lecture, les jeunes générations, ou plus largement celles qui n’ont jamais connu l’expérience de la guerre dans notre pays ?

L’écriture du livre a commencé en février, alors que Poutine lâchait ses missiles et ses armées sur l’Ukraine. Ce conflit est la grande réplique sur le sol européen, de la question des prisonniers de guerre. Sans se forcer, et même s’il faut se méfier des analogies, mille questions relatives à la guerre nous traversent, comme elles ont tenaillé les générations des années 1930-40 : l’engagement, la vérité sur soi-même, le rapport à la mort, la sienne comme celles des autres, le prix de la liberté, le courage, la brutalisation, la propagande et les fake news, les certitudes et les faux-semblants, les dilemmes moraux…

   Quant à la notion de résistance, Edgar Morin l’explique dans sa postface, il ne se voit pas maintenant centenaire, redevenir le commandant Morin et prendre le maquis ! Mais la résistance peut être une vigilance et une attitude, luttant contre toutes les régressions et barbaries qui nous menacent. Avec la résistance, on va plus loin que l’indignation minimale dont on fait les belles âmes : on se bat, on énonce dans la réflexion et l’action, ce que l’on veut et ce à quoi l’on croit. »

Publié dans la newsletter des éditions du Cerf

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